Depuis la sortie de ce septième album, au moment même où la disco était sensée faire oublier à tout le monde la deuxième crise pétrolière, on pourrait presque écrire sans trembler que la planète pop culture s’est arrêtée de tourner avec ce climax kraftwerkien qu’est alors « The Man Machine », condensé synthétique d’une ère pas encore post-industrielle où pointeuse, blouse de travail et ancêtres du MacIntosh font encore bon ménage.
J’en vois qui protestent au dernier rang, pourtant avec « The Man Machine » tout est dit et tout ce qui suivra ne sera dès lors que babillages et bis repetita. La synergie visionnaire entre homme et machine, la prophétie d’un monde digital trente ans avant le Matrix des Wachowski, l’interaction des claviers-maîtres et des boîtes à rythme, la désincarnation de la pop – déjà – lessivée comme un caniche shampouiné trois fois de trop, le « clin d’œil » graphique aux codes nazis – dix ans avant Laibach – comme au mouvement moderniste des années 30 [2], tout est là. Déjà. Porté par des clips d’über avant-garde, comme celui de The Robots, où les Allemands ne s’embarrassent même plus de leurs égos d’humains contrariés, le disque est une rupture – même pour le groupe – qui définira précisément l’esthétique « novö » telle qu’elle est alors décrite avec brio par Yves Adrien dans Novövision. Bienvenue dans un monde, euh, nouveau.
« Centrale électrique »
Avant ce chant des travailleurs post-modernes et ce soutien aux nouvelles masses exploitées tel qu’on l’entend sur Metropolis, il y a « Radio-Activity », album studio sorti en 1975, à une époque où tout le monde se contrefout encore de l’écologie, de Giorgio Moroder et des rayons cosmiques émis par les pulsars. Dix ans avant Tchernobyl, Kraftwerk s’avère une fois de plus visionnaire. Faut dire qu’avec leur physique de soldats SS rasés de très près, Ralf und Florian n’avaient pas trop le choix. D’un côté le rock américain jugé trop mercantile, de l’autre les compatriotes teutons comme Neu! ou Can, trop freaks et pas assez disciplinés – entendre : pas rasés d’assez près – pour plaire à ces gendres pas vraiment idéaux. La solution semble, comme sur la pochette d’« Autobahn », toute tracée. À vouloir dépasser le statut d’homme-orchestre tel qu’il a été défini dans les 60’s par le folk, les Allemands finissent par tutoyer Dieu grâce à la religieuse utilisation du vocoder et d’instruments électroniques comme le minimoog ou l’ARP Odyssey. Tout cela se passe, faut-il le rappeler, trente ans avant le sacre de Daft Punk.
De la part d’un groupe dont le nom signifie « centrale électrique » dans la langue d’Angela Merkel, le clin d’œil à la radioactivité est, somme toute, plutôt logique. Sauf qu’à l’inverse des groupes dits « engagés » pour qui la contestation passe avant tout par un Marcel tout dégueu – coucou Bernard Lavilliers – et des chansons con-con sur la dictature maoïste, Kraftwerk s’avère avant tout apolitique. Ou politiquement dégagé, comme aurait dit Desproges. Des morceaux de la période 1975-1981, se dégage alors un parfum de révolution neutre, aseptisée et pour ainsi dire complètement vaine. Comme si, comme si… les robots avaient déjà pris le pouvoir.
More machine than man
Où l’on revient à « The Man-Machine », monolithe en plastique d’usine qui définit pour de nombreuses décennies la condition humaine telle qu’elle est décrite, non par Malraux, mais par Houellebecq. Forcément, quand un illuminé complètement toqué rencontre des teutons qui fonctionnent à l’ampoule électrique, ça donne une étonnante rencontre, l’année de la sortie du disque, entre Yves Adrien et Kraftwerk.
Le tout est alors publié dans un Rock & Folk de 1978 et, à relire l’échange quasi télépathique entre tout ces gens synchronisés en pré-Wifi, on se demande comment les lecteurs de l’époque ont pu comprendre quelque chose à la grande prophétie digitale : « [Entre l’homme et la machine] il y a interaction. Extension réciproque », dit alors Florian Schneider. « La machine aide l’homme, et l’homme admire la machine. Voilà le prolongement de ton cerveau. Il t’aide à ne pas oublier. C’est le troisième homme à cette table. Nous, nous aimons nos machines. Nous entretenons une relation érotique avec elles… » Plus loin, son collègue Ralf surenchérit : « Dans la Bible, le langage est considéré comme l’art le plus haut : ‘Au début était le verbe.’ Mais pour nous, la Bible c’est fini. Il y a des choses tellement plus rapides, des choses électriques. Dans notre musique, les mots ne sont que des prétextes. Nous ne nous exprimons pas par eux. » Puis Florian de conclure le ping-pong robotique : « [Les mots] ce sont justes des panneaux de signalisation : à droite, à gauche (…) L’homme-machine a un supra-ego ». Délesté des mots et porté par le choc des photos, Kraftwerk invente donc son propre langage, à la fois visuel et connoté, grâce à une série de vidéos où les quatre garçons dans le ventilo se font remplacer sur scène par des mannequins articulés. C’est la quintessence de la modernité, le foutage de gueule ultime aux quinze minutes de gloire warholienne. Yves Adrien, pas bête, en tirera un enseignement : « Être novö c’est être dissident de tout, et surtout de soi-même. »
Le paradoxe de ce pas d’avance sur l’époque, c’est qu’au moment même où Bill Gates et Steve Jobs lancent la commercialisation des premiers ordinateurs personnels, Kraftwerk a déjà composé Computer Love. Après ça, plus aucun disque potable. La machine allemande s’est comme qui dirait enrayée, et les teutons désormais tâtonnent. Reste un single à venir qui chante la beauté du Tour de France. Et puis… et puis l’histoire déraille. « En 1983, on avait une vision générale : les Alpes, les Pyrénées, les Champs-Élysées, le sprint à l’arrivée ». Insaisissable Kraftwerk…
Human, after all
Que reste-il donc de cette grande épopée kraftwerkienne, faite de sprints et d’échappées, trente ans après la mort cérébrale du groupe original [3] ? Une esthétique intemporelle, tout d’abord. Telle qu’elle a été récemment consacrée au Musée d’art moderne (MOMA) de New York lors d’une rétro toute en image où le travail graphique de Emil Schult – artiste lui aussi sorti des Beaux-Arts de Düsseldorf – a été remis à l’honneur. Peintre et graphiste, Emil fait presque partie du club très select de Kraftwerk. Collaborateur régulier du groupe à partir de 1973, il est ce grand architecte qui a permis au groupe de trouver son indépendance sur les pochettes les plus célèbres, de « Ralf und Florian » à « Autobahn » en passant par « Radio-Activity » et « Computer World ». Musicien à ses heures perdues, il prendra d’ailleurs la guitare l’espace d’une tournée, et signera plusieurs des textes hantés de Kraftwerk. Faits annexes mis à part, Ralf et Florian doivent autant à leur génie égocentrique qu’au travail de composition de Schult, cousin germain des punks de Bazooka dans leurs travaux pour ces « jeunes gens mödernes » nommés Jacno ou James Chance. Sans esthétique, pas de synthétique.
Pas plus que de descendance, du reste. Car, comme avec Attila, là où Kraftwerk passe, l’herbe, fatalement, ne repousse plus. Orchestral Manœuvres in the Dark, Depeche Mode, Taxi Girl, la synth-pop des eighties, George Michael, l’eurodance, la techno pop, la musique classique contemporaine [4] la numérisation sociale offerte par Internet, le rap [5], le revival synth-pop des années 2010 et même La Possibilité d’une Île de Michel Houellebecq ; tous ont une dette envers le groupe allemand, qui question triple AAA n’est toujours pas inquiété par les spéculations sur le cours du cool. Samplés en vrac par Busy P, Mr Oizo, Black Eyed Peas, Coldplay ou Birdy Nam Nam – oui j’avoue, la liste est pas reluisante –, les pères de la pop moderne ont nourri les pilleurs sous haute influence, jusqu’à continuer d’influencer chaque musicien au physique ingrat à qui la vision d’un batteur humain donne la nausée et l’envie de tuer des chatons.
Bien que réduit à un seul de ses membres originaux – et pas le plus sympathique de tous –, la machine Kraftwerk continue à faire parler d’elle. Quitte à parfois tolérer l’existence de faux originaux – un fake a circulé cette année sous le nom de Musique Electronique, certainement composé par un Tanguy nerd –, quitte à promettre un prochain album pour bientôt, comme ce fut le cas lors de l’expo du MOMA où Ralf lâcha un « nous ne nous sommes pas endormis, les 168 heures hebdomadaires continuent, depuis 1970 » aussi pompeux qu’un discours du Général De Gaulle à Synthé-Tienne. La vérité, c’est que tout le monde se fout d’un improbable nouvel album de Kraftwerk. La vraie vérité est ailleurs, quelque part dans l’ancien siècle, à cette époque où le groupe définissait les contours d’un futur qui n’existait pas. Hasard des calendriers, le brillant économiste Jeremy Rifkin s’est vu confier cette semaine par la région du Nord-Pas-de-Calais une mission visant à engager la région dans « une troisième révolution industrielle ». À défaut d’avoir trouvé le groupe étendard de cette nouvelle ère, il est tentant de se demander quel titre de Kraftwerk l’Américain pourra bien écouter pour réinventer ce futur oxydé.
À lire : Kraftwerk : Man, Machine and Music par Pascal Bussy
[1] Ralf Hütter est un mordu de cyclisme qui, cardiogramme à l’appui, se farcit régulièrement le Mont Ventoux en danseuse.
[2] Et plus particulièrement au peintre russe d’avant-garde El Lissitzky, dont on retrouve encore l’influence sur la pop dans ce nouveau siècle, notamment dans la pochette du « You Could Have it so Much Better » des Franz Ferdinand.
[3] Étant entendu que cette mort est tout à fait subjective, le groupe ayant publié depuis trois autres albums, et Florian Schneider ayant finalement claqué la porte en 2008.
[4] Le Balanescu Quartet a tout de même fait sa carrière grâce à son disque de reprises de Kraftwerk, « Possessed » (1992)
[5] Qui, comme le précisera le NY Times dans un récent papier consacré au groupe, a fortement influencé le Planet Rock d’Afrika Bambaataa, où l’on retrouve un bout de sample du Trans Europe Express de qui vous savez.
9 commentaires
Probablement un des groupes les plus fascinants ayant jamais tricoté des machines. Tout y était, le fond, la posture, l’esthétique, les harmonies, l’artisanat de l’électronique au début des années 70…
Une jolie définition d’une pop plus qu’élégante, mais jamais chiante.
Question : faut il rencontrer ses idoles ? Concernant les deux cyclistes, la question est d’autant plus dangereuse.
Codes nazis ? constructivistes, oui, communistes, oui, des références à Metropolis, forcément, mais nazis, nan, je ne vois pas ?
C’est une question de point de vue, cher Ah Bon.
On peut ne peut être d’accord – la pochette de « Man Machine », bon… – mais une fois n’est pas coutume je me lancerai pas dans la bataille de la rhétorique parce que je sais que c’est un avis discutable.
« Man-Machine » me fait vraiment penser, dans ses codes couleurs et ses raies plaquées, à l’Allemagne de 1938. Encore une fois, bon, peut-être que je m’enduis d’erreurs, hein.
Non, pas d’erreurs, il me semble : j’avais vu un documentaire sur Kraftwerk qui soulignait que le groupe utilisait pas mal de références issues de l’Allemagne des années 30 : les autoroutes, le poste de radio (et sa propagande) et surtout les codes couleurs noir/rouge/blanc pour l’album de 1978. La pochette de Man Machine combine tout cela et l’Homme machine, l’esclave-robot, c’est un des pilier la logique totalitaire. C’est l’un des coups de génie de Kraftwerk : des visuels rétros pour une musique novatrice.
Bester, ils portent des chemises rouges, pas noires.
Et Electric Cafe alors ?
Pour info la pochette, les polices de caractère, formes et codes couleurs sont inspirés de manière assumée des travaux et oeuvres de Lazar Lissitzky contrairement à ce qui est écrit par Nico. Même si pour le reste ‘ de leur inspiration) Nico a raison. Bel article au passage.