(C) Pennie Smith

A 715 kilomètres de Paris, un duo d’irréductibles Gaulois imprime depuis 30 ans des voyelles et des consonnes dans une chapelle légère comme une feuille. Son nom : Tristram. Et tout en haut du clocher, un best-seller nommé Lester Bangs, édité en français pour la première fois en 1996 et réédité ces jours-ci pour le plus grand plaisir des amateurs de carburateurs flingués. Pour l’occasion, on a passé un coup de fil à Auch, là sont installés Jean-Hubert Gailliot et Sylvie Martigny, fondateurs de la maison Tristram, histoire de revenir sur la genèse de cette histoire d’amour avec un Américain à l’écriture aussi fulgurante que cette vie passée à gratter des centaines de pages pour l’amour du disque.

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Crédit : Richard Dumas

Quiconque a déjà lu Lester Bangs doit non seulement une fière chandelle à Tristram, mais sait aussi qu’une fois refermés les trois livres édités par la maison d’édition installée dans le Sud-Ouest de la France, il sera impossible de rouvrir les livres si tant est qu’on ait un jour l’espoir d’écrire sur la musique et, à minima, le rock. Existe-t-il un avant et un après Psychotic Reactions & autres carburateurs flingués, initialement publié en France en 1996 ? C’est pire que ça. On serait tenté de dire qu’il n’existe pas de monde après la lecture des papiers phosphorescents de Bangs sur Lou Reed ou les Troggs, et que la sortie de l’ouvrage quasi biblique est l’équivalent de l’an 1 après Jésus Christ. Quarante ans à pasticher son style (ou son identité, présentement) ou à tenter d’arriver à la cheville de celui qui avait le poignet en feu, l’équivalent de deux siècles à pécher dans un désert sans station essence et délesté de ses icônes (Bowie, Reed en tête).

Aussi, savoir que Tristram, à qui l’on doit également des ouvrages phares de Ballard, Charles Dickens, Patti Smith ou Kenneth Anger (40 000 ventes françaises pour Hollywood Babylone), ressort le premier volume de Bangs, épuisé malgré plusieurs tirages successifs depuis presque 30 ans, est une nouvelle assez importante pour qu’on ait envie de comprendre comment cet attelage débuta à la fin des années 80 entre le mégatonnique rock critic et ce couple de vingtenaires assez fous pour lancer une maison d’édition.

Convaincus que Lester Bangs reste malgré le temps écoulé « l’auteur le plus important de leur catalogue », Jean-Hubert Gailliot et Sylvie Martigny continuent depuis de se battre pour faire exister cette pierre de rosette sans laquelle, peut-être, d’autres noms comme ceux de Peter Guralnick ou Nick Tosches n’auraient pas émergé dans cette France des années 90 paumée entre Balladur, Charly & Lulu et autres Zebda.

« La littérature, c’est ce qui change la littérature » disent-ils. Voyons comment celle de Bangs changea la vie de ces deux fous de lettres, au point de réussir à publier deux anthologies et une biographie du rock critic décédé à l’âge du Christ, justement, en 1982.

Lester Bangs à New York, en 1981. (Photo : Michael Mayhan – reproduite dans le livre de Jim DeRogatis : Lester Bangs, mégatonnique rock critic, Tristram, 2006).

Comment a débuté votre relation posthume avec Lester Bangs ?

Jean-Hubert Gailliot : Commençons par reprendre les choses dans l’ordre : Tristram a été lancé en 1987 ; Sylvie et moi nous avions 25 ans au lancement de la maison d’édition. Mais bien avant ça, à l’époque où nous lisions la presse rock dans les années 70, le nom de Bangs revenait souvent, notamment dans Rock & Folk. A l’époque, il possédait déjà une réputation considérable aux États-Unis, et les rock critics français s’en faisaient l’écho régulièrement, comme d’une espèce de truc américain mythique qui aurait été l’équivalent pour le journalisme des disques de Bowie ou Iggy Pop. Pour nous qui étions à la fois fans de rock et de littérature, l’idée qu’il puisse y avoir quelque part aux USA quelqu’un qui écrive sur le rock et soit doté d’une écriture aussi puissante que celles des disques qu’on écoutait, évidemment c’était une très grosse machine à fantasmes.

Lester Bangs à Birmingham, Michigan, où étaient les bureaux du magazine Creem, en 1975. (Photo : Charles Auringer – reproduite dans le livre de Jim DeRogatis : Lester Bangs, mégatonnique rock critic, Tristram, 2006).

Faut-il comprendre que contrairement aux idées reçues, le nom de Bangs circulait déjà massivement dans la presse française de l’époque ?

Jean-Hubert Gailliot : Non, attention, ce n’était pas ça qui faisait la Une des journaux, réservé aux machins merdiques. Avec Sylvie, on s’intéressait déjà à ce qui était dans les coins, dans la marge, et à ce qui revenait avec une certaine insistance dans les interviews, dans les allusions, etc. Donc si on savait faire bon usage de la rock critic française, qu’on arrivait à comprendre le lien entre Bowie, Iggy et Lou Reed, et derrière eux les Stooges et le Velvet, une porte s’ouvrait. Si on prend l’exemple des Garçons Sauvages de Burroughs ou Crash de Ballard, on n’en a pas trouvé la trace dans les revues littéraires. Idem pour Bangs : il ne faisait jamais l’objet d’un article à part entière. C’est donc en creux que cette mythologie s’est progressivement installée.

« Nous n’étions pas simplement en face du meilleur rock critic de tous les temps, mais d’un écrivain de la trempe de Mark Twain, Kerouac ou Hunter S. Thompson ».

Vous rappelez-vous du premier papier de Bangs que vous ayez lu ?

Jean-Hubert Gailliot : Disons que dans cette période pré-Tristram, c’est-à-dire avant 1987, ces textes-là on ne pouvait tout simplement pas les lire. Enfin, si : on aurait pu, mais à condition de les commander à Creem, au Village Voice, etc. Donc là encore, on est obligé d’imaginer à partir de ce que les journalistes français en ont raconté, Philippe Garnier et Philippe Manœuvre notamment. Avec l’impression que c’était Manœuvre lui-même, mais à la puissance 1000. Et donc tout cela nous ramène à un événement en 1987 : Bangs est mort cinq ans plus tôt et les éditions Knopf, à New-York, annoncent la parution d’un premier volume anthologique de Bangs, Psychotic Reactions and Carburetor Dung. C’est Greil Marcus qui non seulement préface le volume mais choisit les textes. Manœuvre y consacrera 1 ou 2 pages dans Libération ; un article sensationnel et très excitant qu’on a publié d’ailleurs dans Association de malfaiteurs, voilà 5 ans, pour les 30 ans de Tristram.
Bref, à cette époque en 1987, Tristram n’a que quelques mois d’existence et se lance dans un truc qui nous est alors totalement inconnu : l’adaptation de droits littéraires. De fil en aiguille, on finit par trouver le bon contact pour acheter les droits de Psychotic Reactions, et ça nous aura pris au final 2 ou 3 ans. Vu le temps écoulé, on pensait se faire doubler par une autre maison d’édition, mais ce ne fut pas le cas. Ce qui est l’occasion de rappeler à nos confrères éditeurs qui ont répété ça et là qu’ils étaient partants pour l’adaptation française de Bangs mais que c’était impossible que c’était absolument faux…

Lester Bangs, Psychotic Reactions & Carburetor Dung, 1ST, HB, in DJ- Rock -1/3 ! | eBay

Après l’achat des droits, vient l’étape a priori impossible à franchir : la traduction de Bangs en français.

Jean-Hubert Gailliot : Même pour des anglophiles pour nous, Bangs reste effectivement difficile à traduire. C’est saturé de références, de jeux de mots… parfois ses textes originaux, il faut bien dire qu’on se contente de les regarder, sans tout comprendre. Donc oui, on découvre rapidement que c’était très au-delà de ce qu’on imaginait à l’époque où on ne pouvait pas encore lire Bangs. Nous n’étions pas simplement en face du meilleur rock critic de tous les temps, mais d’un écrivain de la trempe de Mark Twain, Kerouac ou Hunter S. Thompson. Donc oui, en constatant l’intensité des textes, nous avons compris que la traduction allait être un chemin de croix : pendant 3 ans, toutes les personnes sollicitées ont décliné la proposition, à commencer par Philippe Garnier, qui nous semblait pourtant le plus qualifié pour l’exercice. Il a d’abord hésité, puis après quelques semaines de réflexion, il nous a envoyé une carte postale de Sicile pour expliquer que la tâche était trop immense et chronophage.

« Il faut bien reconnaitre que les vrais fous capables de se tuer à la tâche, ce sont les traducteurs. »

En 1991, nous en sommes là quand un miracle se produit quand nous faisons la connaissance de Jean-Paul Mourlon, un homme extrêmement étrange et sympathique qu’on aurait pu confondre avec un clochard dans la rue et qui en réalité était un érudit de première, un collectionneur et un passionné, spécialiste des projets très difficiles. Le genre de personne qui pouvait, à ses heures perdues, corriger les fautes dans les retranscriptions des séminaires de Jacques Lacan. Autant dire qu’on l’a tout de suite adoré. A l’époque, il était en train de traduire une énorme biographie d’Ezra Pound, un auteur qui fut l’une des raisons de la création de Tristram. C’est en discutant à bâtons rompus autour d’une table, notamment de rock, qu’on a découvert que Mourlon, avant d’être traducteur, avait été disquaire à Nancy. On lui parle donc de notre problème de traduction pour Bangs, qu’il adorait comme nous, au point qu’il s’était abonné à toutes les revues où Bangs avait signé ses papiers, de son vivant. Donc il connaissait son sujet. Et c’est comme ça qu’il nous a proposé ses services pour une traduction test. Le résultat fut faramineux, c’était clairement l’homme de la situation. Au final, il a dû passer 3 à 4 ans sur la traduction du premier volume, en travaillant d’arrache-pied. Le tout interrompu tout de même par deux dépressions nerveuses. Avec le recul, il faut bien reconnaitre que les vrais fous capables de se tuer à la tâche, ce sont les traducteurs. En comparaison, les écrivains sont des gens très organisés et soucieux de leurs intérêts.

Au regard de la somme de boulot abattue, Jean-Paul Mourlon n’est-il pas finalement le co-auteur de votre édition française du premier volume de Bangs ?

Jean-Hubert Gailliot : On peut le dire de tous les grands traducteurs ! Sauf qu’eux (et elles, car il y a également d’excellentes traductrices) n’auraient jamais la prétention de se prendre pour les auteurs qu’ils et elles traduisent. La vérité, c’est que plus un texte est fort, plus il est dur à traduire. Dans le cas de Bangs, la complexité de traduction est évidente, mais ce qui est fort avec Mourlon, c’est que dès le premier essai il a trouvé le truc, en trouvant une espèce de langue, de rythme, une effervescence, qui tenait le coup si on la plaçait en face du texte américain.
Courant 1995, Mourlon est finalement arrivé au bout de sa traduction ; et c’est là que nous avons demandé à Manœuvre – avec l’accord de Mourlon – de jeter un deuxième regard sur les textes traduits de Bangs, pour d’éventuelles corrections sur certaines références qui auraient pu nous échapper. Jusqu’au bout, il a refusé toute rémunération pour ce travail en expliquant que ce serait sa contribution au grand œuvre bangsien. Ils s’étaient d’ailleurs croisés en 1977, au CBGB à New-York. Manœuvre avait enregistré la discussion puis l’avait publié dans Rock & Folk en 1996, quand notre ouvrage a finalement été publié.

Lester bangs/Psychotic Reactions & Autres Carburateurs - Etsy Canada

Quel impact a la sortie du livre en France, en avril 1996 ? On est alors en pleine époque Charly & Lulu sur M6, à l’apogée du rock de Noir Désir et au début de la French Touch. Pas vraiment un moment bangsien, en résumé.

Jean-Hubert Gailliot : Important. Psychotic reactions & autres carburateurs flingués devient dès sa sortie le premier succès de notre maison d’édition, pourtant fondée 9 ans plus tôt. Avec le recul, c’est quasi inexplicable mais ce succès peut se comprendre par le fait que le nom de Bangs était devenu mythique depuis 1973, soit un quart de siècle. On pourrait comparer la situation à celle de Jean-Jacques Schul, que tout le monde croyait mort quand il revient en 2000 avec Ingrid Caven. Sauf que les 400 ou 500 lecteurs de son Rose poussière (1972), aux premiers tirages jamais épuisés d’ailleurs, étaient tous devenus journalistes, critiques, programmateurs, etc, donc en position de médiatiser son come-back qui, on le sait, lui a permis d’obtenir un Goncourt avec Ingrid Caven. Pour Bangs, c’est idem : les gens éclairés connaissaient. Donc nous avons eu des papiers partout, des Inrocks à Libération en passant par France Inter, avec un enthousiasme délirant et cette idée que personne n’avait vu un livre comme ça en France. Faut tout de même se rappeler que jusque-là, en France, si on voulait lire un truc en français sur le rock, il n’y avait que des livres sur les Doors ou Hendrix, du genre pas très épais et qui laissaient le lecteur sur sa faim. En bref : des livres sans écriture. On aurait pu d’ailleurs, dans la foulée de Psychotic reactions & autres carburateurs flingués, développer une collection sur le rock comme Allia – qui le fait remarquablement. Sauf que Bangs nous intéressait comme écrivain, et comme héritier de Twain et de Kerouac.

Vous avez donc, sans le savoir, ouvert la voie pour d’autres éditeurs comme Le Mot et le Reste, Denoël ou encore Rivages.

Jean-Hubert Gailliot : C’est un fait, et les dates le montrent. Cela dit, le Lipstick Traces de Greil Marcus, qui fut aussi un succès, a été publié en 1998 chez Allia. Donc à mon avis, Gérard Berréby avait peut-être déjà ce projet dans les cartons. Mais oui historiquement, nous avons tiré les premiers. Et ce qui a inévitablement encourage la concurrence, c’est le succès de Psychotic reactions & autres carburateurs flingués. Outre la couverture médiatique, les 7000 premiers exemplaires se sont rapidement vendus, le tout suivi par un nouveau tirage de 5000 aussi écoulé. Avant Bangs, les meilleurs scores de Tristram ne dépassaient pas les 2000 exemplaires, donc c’est vraiment le bouche-à-oreille et les médias qui nous ont permis de crever le plafond.

Qu’est-ce qui vous a motivé à represser Psychotic reactions & autres carburateurs flingués en 2023 ?

Jean-Hubert Gailliot : Le titre était à nouveau épuisé ! Nous l’avions déjà réimprimé en 2005 en grand format, au moment de la publication de Fêtes sanglantes et mauvais goût, suivi par la bio de Jim DeRogatis, Lester Bangs mégatonnique rock critic. A cette occasion, on avait d’ailleurs réussi à faire commercialiser un coffret 3 Cds format long-box chez Sony, et qui était sorti en accompagnement de la biographie. C’était pensé comme la bande-son idéale de Bangs, et c’est un miracle que cet objet ait vu le jour. Nous avions réalisé le tracklisting, la maquette et les notes du livret ; Sony le clearing des droits et la fabrication. Le plus drôle dans cette histoire, c’est que Lou Reed, dont les relations avec Bangs étaient pour le moins compliquées, avait immédiatement donné son accord pour les 3 titres demandés. Le long-box ne fut vendu que dans les Fnac, donc le succès ne fut pas démentiel dans mon souvenir. Mais ce fut un superbe outil promotionnel pour les livres chez Tristram !

Lester Bangs, backstage, au Cobo Hall à Détroit, en 1975. (Photo : Charles Auringer – reproduite dans le livre de Maud Berthomier : Encore plus de bruit : L’Âge d’or du journalisme rock en Amérique, par ceux qui l’ont inventé, Tristram, 2019).

Aujourd’hui, Lester Bangs aurait 75 ans. A votre avis, que foutrait-il aujourd’hui ?

Jean-Hubert Gailliot : Quand on voit la poussée extrême droite chez certains de nos rock critics, on pourrait déjà dire qu’il ne serait pas devenu trumpiste ! Un texte que j’ai toujours plaisir à relire est un texte de la fin de Bangs, publié dans le Village Voice en 1979, intitulé Les suprémacistes du bruit blanc, où Bangs n’y pas avec le dos de la cuillère sur cette tendance xénophobe qu’il voit s’exprimer dans le rock qu’il aime. Et comme dans d’autres textes de cette période, on le voit faire son examen de conscience vis-à-vis des femmes, des gays, des Afro-américains, et de tout ce qu’il a pu être dans les années précédentes.

Il opère donc de son vivant ce qu’on appellera plus une « déconstruction ».   

Jean-Hubert Gailliot : C’était un Américain qui, inconsciemment, était aussi un puritain. Tous les lecteurs de Bangs le savent : il était pathologiquement sincère et on le voit à chaque fois qu’il aura côtoyé la mort via des personnages comme Sid Vicious. Au fond, c’était un moraliste dans le meilleur sens du terme. Il nous parait donc évident qu’il aurait fini par devenir l’écrivain qu’il rêvait d’être. Il y avait d’ailleurs ce fameux projet d’écriture Tous mes amis sont des ermites, dont on ne connait que quelques fragments. Aurait-il été un grand écrivain ? Impossible à savoir.

En tout cas, il aurait été signé chez Tristram.

Jean-Hubert Gailliot : Sans aucun doute. Avec Sylvie, nous sommes convaincus qu’il aurait été tout à fait capable d’écrire du niveau de Las Vegas Parano ou du Marathon d’Honolulu, pour citer les deux romans d’Hunter S. Thompson.

Lester Bangs, Psychotic Reactions & autres carburateurs flingués, réédité chez Tristram et disponible dans toutes les bonnes librairies.

Lester Bangs, de l'art de la critique rock – Libération

8 commentaires

  1. Salut, je crois qu’il a une coquille au niveau des dates ( juste avant la photo du livre)  »Ils s’étaient d’ailleurs croisés en 1997, au CBGB à New-York. Manœuvre avait enregistré la discussion puis l’avait publié dans Rock & Folk en 1996, quand notre ouvrage a finalement été publié. »

  2. desolé les disquaires de perpygnyan vont fermer boutique, pas assez de chalant ni e choix ni de dedicasses, le peueblo va a la frabchise grandes enseignes.

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