Le 10 novembre, David Fincher sortira The Killer, adaptation de la bande dessinée française de Matz et Luc Jacamon. Cocorico donc, même après la défaite des bleus face à l’Afrique du Sud. Comme quoi, chacun connait les lendemains difficiles, que l’on soit rugbyman ou réalisateur. Car si le retour d’un metteur en scène culte est d’office une bonne nouvelle, l’amertume demeure lorsqu’on se souvient qu’il s’agit de sa cinquième collaboration avec Netflix, séries et films confondus. Nous posons donc la question chez Gonzaï : avec The Killer, Fincher consolide-t-il sa prison dorée ?
Difficile parfois d’être un cinéaste respecté. Du haut de ses quarante années de carrière, David Fincher jouit pourtant d’un engouement non démenti comme en témoigne sa rétrospective à la Cinémathèque française cet automne. Preuve de son influence et de sa place iconique au sein de la pop culture. Un homme qui a marqué une génération, touchant le zeitgeist une fois sur deux dans des oeuvres charnières de leur période de sortie.
Combien de thrillers poisseux taylorisés nous sommes-nous tapés après Seven ? Combien d’Andrew Tate et d’edgelords se réclament encore de Tyler Durden ? Combien d’Oscar bait et autres biopics de nerds prodiges avons-nous bouffé après The Social Network ? Combien d’adaptations de romans de gare pourris émoustillants notre tante divorcée pompèrent la recette Gone Girl ? Tant de copycats, un seul Fincher. Pour ça qu’on l’aime et qu’on l’a toujours aimé. Choyant une place particulière dans le cœur des puceaux millennials qu’on était. En ferait presque oublier les gnons que le réalisateur de Zodiac s’est pris la décennie passée.
Six ans séparaient Gone Girl de Mank. Étonnant lorsqu’on se souvient à quel point l’adaptation de Gillian Flynn avait marqué les esprits et le box-office. Ce qui aurait dû signer la deuxième partie de carrière d’un des réalisateurs actuels les plus talentueux se transforma en bourbier. Annonciatrice, l’adaptation avortée de 20 000 lieux sous les mers chez Disney planta dès 2012 les graines de son évolution douce-amère, parsemée de projets annulés ou arrêtés. De World War Z 2 et ses retrouvailles avec Brad Pitt au remake d’Utopia chez HBO, les faux départs s’accumulèrent. À croire que Fincher n’arrivait pas à imposer ses idées malgré son statut. Un enchainement de portes claquées qui a dû échauder ses relations avec les gros studios classiques.
Quand on y réfléchit bien, Netflix lui doit une fière chandelle. House of cards fut un produit d’appel assez solide pour lancer tout un élan créatif sur la plateforme dès 2013. Chamboulant le mode de consommation des séries où une saison entière sortait d’un coup et était dévorée en un week-end dans les foyers. Fincher donna encore le « la » et l’industrie copia. Hollywood et sa compétition carnassière lui firent payer son audace de diverses manières sadiques. Tout le monde se souvient où il était lorsque L’Étrange histoire de Benjamin Button perdit l’Oscar du meilleur film face à Slumdog millionaire en 2009. Ou pire, lorsque Le Discours d’un roi (minable) coiffa au poteau The Social Network en 2011. Comment prendre cette cérémonie au sérieux une année de plus ?
« Je préfère consacrer un an à un projet plus modeste, avoir le luxe de passer six mois en pré-production pour créer deux heures de contenu plutôt que 10… »
Pas surprenant de le voir tourner le dos à ces bouffonneries et privilégier son deal d’exclusivité avec Netflix. Lui assurant un contrôle créatif total, sans interférence d’exécutifs, et en confiance mutuelle comme en témoignaient les deux saisons dantesques de Mindhunter. Le revers de la médaille : la fatigue. « Écoutez, je ne me vois pas partir pour une troisième saison avant deux ans », disait-il en 2020 chez Premiere avant l’annulation officielle du show. « Je préfère consacrer un an à un projet plus modeste, avoir le luxe de passer six mois en pré-production pour créer deux heures de contenu plutôt que 10… » Une citation éclairant sur sa philosophie nouvelle à l’orée de la soixantaine.
C’est dans ce contexte que sort The Killer dont le récit tient du pur exercice de style. Un tueur à gages fan des Smiths interprété par Michael Fassbender est sur le point d’exécuter une cible à Paris. Connu pour sa rigueur, l’assassin rate pourtant son tir. Ses employeurs cherchent alors à l’atteindre en s’en prenant à sa femme. Elle en sort grièvement blessée. De là s’enclenche une vengeance méthodique, traqué aux quatre coins du monde, remontant cadavre après cadavre la chaine alimentaire.
Et c’est tout. Pas plus. Pas moins. Il serait pourtant plat de juger le scénario à l’aune de son déroulé attendu et frugal. Écrit par le fidèle comparse Andrew Kevin Walker, le film traduit un besoin maladif de sécurité chez Fincher. Les habituels Trent Reznor et Atticus Ross à la BO appuient un peu plus ce cocon familial. Ajoutons par-dessus la thématique du tueur, déjà exploitée cent fois par le cinéaste et l’on pourrait croire à une redite bête et méchante. Sauf si l’on se souvient de l’identité du précédent scénariste de Mank : Jack Fincher, le père de David. Ce dernier est mort en 2003 et en dépit du caractère mineur du film dans le corpus de Fincher, il formulait une lettre d’amour larvée à son paternel. Mankiewicz y devenait l’allégorie de Jack. Vœu touchant certes mais uniquement si vous êtes son fils. Pour le public, ce fut plutôt un pétard mouillé. Surtout pour un retour au long-métrage après un hiatus interminable. Et c’est précisément en cela que The Killer prend tout son sens.
2023, l’odyssée de Fincher
Nous ne sommes clairement pas dans une période où les films de Fincher tapent dans le grandiose. Jusqu’à présent, et à raison, il était décrit en tant qu’héritier parfait de Stanley Kubrick. Deux maniaques du détail, deux cinéastes adaptant des histoires pulp pour en élever le matériau d’origine, deux expérimentateurs célébrés pour repousser les limites techniques et narratives du cinéma commercial, deux créateurs soutenus par un studio fidèle (Warner Bros. pour Stanley, Netflix pour David), deux hommes toisant dans les yeux le pire de la conscience humaine (la violence extrême dans Orange Mécanique et Fight Club, les affres du couple dans Eyes Wide Shut et Gone Girl), deux artistes dont l’absence entre les films laissait un vide. Expédions cela d’entrée : la comparaison ne tient plus.
Jusqu’à son dernier souffle, Kubrick cherchait à étendre son cinéma et refusait de se sentir ghettoïsé ou prévisible dans ses thèmes et ses cibles. A contrario, Fincher ne combat plus l’establishment. Il est au-delà de ça et accepte le statu quo. À l’image de sa position convenue sur la grève des scénaristes à la conférence de presse de Venise début septembre : « Je suis très triste, évidemment. Je suis assis au milieu des deux partis. (…) L’idée que cela continue, surtout maintenant… me rend particulièrement triste. Je peux comprendre les deux côtés, et tout ce que nous pouvons faire, c’est de les encourager à parler. » Là où le pessimisme chez Kubrick forgeait sa créativité, celle de Fincher le pousse au repli. Un peintre qui ne change plus la taille de son tableau, utilisant les mêmes pinceaux, lui donnant un écrin intimiste pour ne pas dire minimaliste. Avec Mank et The Killer, nous assistons au cycle le plus personnel de son auteur dont l’apparente honnêteté d’exécution le dispute in fine à une frustration qualitative.
Respecte le plan. Anticipe. N’improvise pas.
D’habitude lorsqu’un maître du cinéma jette un œil dans le rétro, l’introspection se matérialise par un récit initiatique. Elle se situe en enfance, théâtre de l’éveil et de l’innocence. Au hasard : Fanny et Alexandre de Bergman, Amarcord de Fellini, Mes petites amoureuses d’Eustache ou les 400 coups de Truffaut. De là, le spectateur en déduit la part de bonne foi et de fantasme du réalisateur. Sa perception de lui-même et ses illusions. Le vernis du souvenir mis en doute. Le rôle du critique ? Différencier ce que le metteur en scène est de ce qu’il pense être. Mais parfois se trouvent des exceptions qui confirment la règle avec un autoportrait maquillé. The Killer répond parfaitement à cette description.
« Tu dépenses 250 000 dollars sur un plateau de tournage […] et tu vas faire venir une équipe technique à 150 000 dollars. Tu vas ensuite solliciter des acteurs du monde entier, les loger dans des hôtels, les amener sur place et tu devrais les relâcher aussi vite que possible ? Qui veut vivre comme ça ?
Le film s’ouvre sur Fassbender observant sa future victime depuis un appartement vide. Dans le noir, il repère ses proies grâce à des jumelles ou le viseur de son sniper. Nous n’avons pas affaire à un tueur mais à un voyeur et plus exactement, un esthète. Sélectionnant les éléments de son scénario et structurant le film qu’il se décrit en voix-off. Fincher n’a jamais autant interpellé frontalement le spectre de De Palma que dans cette séquence qui nous rappelle ici les meilleures minutes méta de Mission Impossible 1. Depuis Peeping Tom de Michael Powell, nous connaissons cette double lecture de la caméra meurtrière. Relevons tant qu’à faire que le terme « shoot » en anglais désigne autant « tirer sur quelqu’un » que « filmer autrui ». Et il est impossible dans le cas de Fincher de ne pas penser à lui lorsqu’il nous présente ce Marie Kondō du meurtre. Ces instants où il pratique ses étirements, régule sa respiration et son rythme cardiaque, toujours aux aguets, toujours sur ses gardes. Célèbre control freak, le réalisateur a la réputation de dépasser les cent prises pour une seule scène. De quoi épuiser ses acteurs, ses techniciens et lui même.
Au BAFTA en 2014, il justifiait sa philosophie de travail ainsi : « Tu dépenses 250 000 dollars sur un plateau de tournage, tu as un studio son qui te coûte par jour 5000 dollars, tu vas mettre 8000 dollars dans le budget lumières et tu vas faire venir une équipe technique à 150 000 dollars. Tu vas ensuite solliciter des acteurs du monde entier, les loger dans des hôtels, les amener sur place et tu devrais les relâcher aussi vite que possible ? Qui veut vivre comme ça ? Si je te fais voyager en Islande le temps d’une journée, je veux être sûr qu’on le ressente. »
« Are we cool ? »
Ode à la discipline, The Killer présente une succession d’assassinats millimétrés, vérolés de l’intérieur par les imprévus. « J’aime l’idée de ce code, » explique Fincher. « Ce mur mental qu’il (le tueur, ndlr) s’est construit et dont les briques se démantèlent, selon ses besoins et ses nécessités. Tout d’abord, comme il le dit, avoir un plan, ne jamais l’abandonner et pourtant nous le voyons improviser tout au long du processus. »
Notons à ce titre une scène de baston pivot qui renvoie en dix minutes le découpage de John Wick 3 au bac à sable. Brutale, sauvage, douloureuse, la violence réelle surgit et submerge. Inattendue. Une mélasse dont on ne peut s’extirper en dépit de toutes les méthodes. Elle coupe la voix-off net, la décrédibilisant un peu plus. De son aveu, Fincher voulait aussi maltraiter la convention établie du narrateur garant de vérité. Perturber le modus operandi d’un protagoniste qui ne se voit pas en serial-killer.
En prolongeant la comparaison, Fincher ferait-il à travers ce tueur la critique de son propre style ? Jamais mieux servi que par soi même, répondant par la démonstration à ses détracteurs. Comme s’il essayait de sortir de sa maitrise. Pour preuve, l’anecdote qu’il racontait en masterclass :
« On m’a envoyé un scénario et c’était Seven. J’ai lu jusqu’à ce que John Doe arrive au poste de police pour se rendre. Je tenais le manuscrit, comptais le nombre de pages restantes et me disais ‘Ça ne se fait pas ! Ça va à l’encontre des règles !’ J’ai lu jusqu’au bout et j’ai trouvé ça fou. J’ai appelé mon agent en lui disant ‘Cette fin avec la tête dans la boîte est incroyable.’ Il me répondit qu’il m’avait envoyé la mauvaise version : c’était la première ! Il en avait onze autres et j’ai pris celle-là. »
Par cette révélation, nous apprenons que ce qui fait la singularité de Seven ne tient qu’à un accident. Un miracle probablement balayé par les multiples réécritures, si Fincher les avait suivi.
Ironique quand le même scénariste signe The Killer qui présente un être prisonnier de ses habitudes, de sa routine et de ses certitudes. Mode de vie conférant au cynisme, enchainant les contrats quel que soit l’idéologie ou le pays du moment que l’argent coule à flots, seul liant régissant ses rapports sociaux et sa cavale mondiale. Fincher aimerait se voir aussi calculateur, passant froidement de film en film. Punk pénétrant au sommet de la tour gardée d’un boss de major. En toute impunité, juste pour lui demander « are we cool ? » dans le dernier acte. Tour de force d’écriture d’assumer une fin plate, faisant ressortir au passage l’aspect vain et factice de la vengeance brandie en étendard.
L’avis de Fincher sur la grève le rend pourtant cruellement centriste. Au final, The Killer ressemble à ce croquis qu’un gosse dessine en se rêvant cool avec des super pouvoirs, des flammes, un skate et des lunettes de soleil. Autant de profondeur et de portée que ça. On peut en rire mais on peut aussi s’en émouvoir, seule réponse fantasmée face au monde qui écrase et dévalorise. Ou comme l’extériorisait Morrissey, « il y a une lumière qui ne s’éteint jamais. »
The Killer de Fincher, sortie sur Netflix le 10 novembre.
2 commentaires
Centrism is the curse of wisdom
a projeter a l’assemblée