A la croisée des divagations New Age les plus risibles et de la pensée contemporaine la plus respectée, on trouve Une nouvelle conscience pour un monde en crise, le dernier essai de Jeremy Rifkin. Cet économiste et prédicateur américain est à l’origine, depuis le milieu des années 90, de nombreux pavés – dans la mare – traitant aussi bien de la remise en cause de la valeur travail que de biotechnologies. Quoique régulièrement critiqué pour ses penchants catastrophistes, Rifkin jouit d’une crédibilité significative à l’échelle mondiale, tant dans les lieux de pouvoir – il conseille de nombreux chefs d’Etat et décideurs politiques de tous bords – que dans l’opinion publique qui se délecte de ses discours iconoclastes.
Ce dernier essai est l’occasion pour l’intellectuel américain de développer sa thèse longuement murie selon laquelle l’empathie est un mouvement naturel chez l’être humain – et chez tout être vivant disposant de neurones miroirs-, qui s’est développé par cycle au fil de l’histoire de l’humanité, en parallèle du développement de la conscience de soi. Après l’ère de la conscience psychologique au XXème siècle ayant permis aux populations de commencer à exprimer leurs états d’âmes urbi et orbi, Rifkin appelle de ses vœux l’avènement de la conscience biosphérique supposée remettre profondément en question l’idéal de croissance et de consommation promu jusque-là, pour introduire une civilisation de l’empathie, porteuse de nouveaux modes de vie plus respectueux de la biosphère.
Extrêmement bien documenté et reposant sur une foule d’études tirant la larme à l’œil – oui, les bébés et les animaux sont bienveillants par nature –, ce fourre-tout idéaliste est présenté par son auteur comme une interprétation nouvelle de l’histoire de la civilisation. Et s’il invite à l’occasion à sauter quelques pages quand sont évoquées les lois de la thermodynamique ou certains passages dignes d’un best-seller du rayon développement personnel de la FNAC, l’essai reste élégant et parvient sur plus de 600 pages à se maintenir en équilibre entre utopisme et catastrophisme, sans jamais réellement égratigner la crédibilité de son auteur.
A l’adresse de la Génération du Millénaire déchirée entre le narcissisme et l’empathie, voici quelques unes des idées maîtresses du dernier pavé dont il faut causer dans les diners et en ville.
- L’être humain n’est pas gouverné par sa libido et par ses tendances à l’agression mais par une disposition naturelle à la sociabilité lui permettant de développer sa sensibilité et son intelligence.
La déconstruction minutieuse des théories de Freud est l’une des premières tâches que s’impose l’essayiste. Pour ce faire, il convoque une armada de chercheurs dont les travaux sur les liens entre la mère et l’enfant discréditent point par point les théories de celui qu’il désigne comme le dernier grand utilitariste. Rifkin démontre que la tendance à l’agression chez l’homme ne résulterait que de la frustration du nourrisson face au rejet de sa mère et que la non-réciprocité des attentions et l’isolement engendreraient chez l’enfant le risque de développer des psychopathologies tout en nuisant au développement de son intelligence. Par extension, l’incapacité de ressentir des émotions, notamment chez des patients victimes de séquelles neurologiques, empêcherait d’avoir un raisonnement cohérent et une appréhension juste des choses.
« Puisque les compétences empathiques privilégient le regard non jugeant et la tolérance des autres points de vue, elles habituent le jeune à penser en terme de strates de complexité et les obligent à vivre dans un contexte de réalité ambigües, où il n’y a pas de recettes ou de réponse simple mais une recherche permanente de sens partagé et d’interprétations communes. »
- « Pour qu’il y ait société, il faut être sociable et pour être sociable, il faut être empathique.»
Avec comme base le principe holistique qui veut que le tout est supérieur à la somme de ses parties, ce sont, selon Rifkin, les relations entre individus qui créent la valeur ajoutée de toute structure sociale. La rétroaction empathique – faisant que toute action est motivée par une identification empathique face à l’autre – serait donc le ciment de nos sociétés, rendue possible aujourd’hui par une évolution des pratiques religieuses des populations. [Les nouvelles générations tendraient à évoluer vers une quête spirituelle individuelle, indépendante de tout dogme contraignant, comblant ainsi l’écart entre l’être et le devoir être imposé par les religions. Par extension, la bienveillance à l’égard de l’autre deviendrait une fin en soi et non un moyen d’obtenir une quelconque gratification lors du jugement dernier.
« Des millions d’individus en quête du sens de la vie sont beaucoup moins portés à se laisser entraver par les préjugés et les réflexes d’exclusion religieux traditionnels, et bien plus enclins à ressentir de l’empathie pour les quêtes existentielles que mènent les autres afin de trouver un but à la vie. »
- L’avenir se trouve dans une société de réseaux tendant à la fois vers une quête de l’intimité universelle et un fonctionnement énergétique à petite échelle.
31 août 1997 : mort de Diana Spencer et première manifestation d’empathie à l’échelle mondiale, plus de deux milliards de personnes dans 190 pays suivent les funérailles de la princesse. A partir de cet évènement qui pourrait paraître anodin, Rifkin évoque l’essor d’une interconnexion globale de l’humanité et une quête de l’intimité universelle qui se manifeste aujourd’hui au travers des blogs et des réseaux sociaux. En parallèle, et parce que le retour à l’échelle locale réduirait la facture énergétique de nos sociétés, il appelle de ses vœux la troisième révolution industrielle qui aurait comme objectif la mise en place d’un capitalisme distribué, à savoir : la refonte totale de nos systèmes de production énergétique, basée sur la production d’énergie renouvelable à petite échelle et sur le partage de celle-ci en peer to peer.
« Les grands bouleversements économiques de l’histoire se produisent quand des révolutions de communications convergent avec de nouveaux régimes énergétiques pour créer des cadres de vie entièrement neufs. »
« Parviendrons-nous à la conscience biosphérique et à l’empathie mondiale à temps pour éviter l’effondrement de la planète ? » se demande Rifkin en conclusion de son livre. Peut-être est-il temps d’avouer que, du peu de crédit que j’accorde aux théories findumondistes, cette question emphatique me fait sourire. Malgré cela, et aussi prophétique qu’elle puisse parfois sonner, cette nouvelle conscience pour un monde en crise déroule pas à pas un raisonnement auquel il est impossible de rester sourd. Born to be mild, le nouvel âge est à ta porte.
Jeremy Rifkin // Une nouvelle conscience pour un monde en crise, vers une civilisation de l’empathie // Les liens qui libèrent, 656 p., 29 euros
1 commentaire
Très beau résumé. Et très intéressant.
Le bouquin, lui m’inquièterait plutôt.
Ce thème de l’empathie me semble recouvrer une morale d’autant plus dangereuse qu’elle ne dit pas son nom.
Quand au rêve fusionnel qui a tôt fait d’accoucher du totalitaire, ça n’est pas neuf, mais pas rassurant non plus.