La scène rock française des année 70, 80 et 90 fût aussi vivace que tragique et rigolarde, reine de la débrouille avec son lot d’embrouilles. Le journaliste Christophe Goffette propose justement la recension de cinquante groupes de rock qui n’ont pas obtenus le succès qu’ils méritaient. Son petit livre est subjectif, vite lu, vite aimé. Ze Beautiful Louzeurs regorge d’anecdotes et d’informations pour qui voudrait entreprendre la scène musicale indépendante par la petite histoire.

C’est quoi, un perdant magnifique ? Un exemple : le marquis de Sade. En voilà un gars qu’a pas eu la baraka. Il a passé un quart de sa vie embastillé dans un cul de basse fosse plutôt de régner dans le confort humide de ses chambres sécrètes à faire des dégueulasses galipettes. Il a paumé quasi tous ses manuscrits et c’était un grand bourgeois. Mais il fut beautiful, car il avait ses laudateurs sidérés, ses laudatrices sidérantes promptes à graver son exégèse et qui se bouchaient les oreilles quand on le dépeignait comme le riche sadique réactionnaire qu’il était et… Attendez, je réalise que vendre les 50 perdants magnifiques avec  une telle entame… Alors qu’avec Lenny Bruce… Jobriath… trop tard, pas envie de tout réécrire.

Gardez juste l’idée. Perdant, certes, magnifique, surtout :  imprimez la légende.

Un petit livre sur les groupes qui n’ont pas marché, donc. L’histoire est connue. 70’s, 80’s… Ils sont quatre cinq gonzes, assez rarement des filles. Ils ont grandi ensemble, zoné dans les mêmes rades, claqué les mêmes flippers, claqué les mêmes fayots après les cours et les voilà qui s’achètent, avec quelques louches deniers, une guitare. Et, à leur échelle, leur règne arrive.

Ils sont les exceptionnels Coronados, Les diaboliques Rats, le dandy Johan Asherton, les fantastiques Shifters… Vous avez noté les adjectifs ? Ils sont de l’auteur de ces lignes, qui les a accrochés de façon mécanique, lui qui les a tant vu sur scène dans ses années Biactol. Et c’est le moins pour tous les artistes présents dans ce petit livre de Christophe Goffette. Ces cinquante groupes furent beautiful, bioutifoule, oui, car le journaliste situe l’action de son bestiaire dans l’Hexagone. Ces gens-là ont offert autre chose que la musique de grande consommation de l’époque, où les caisses claires de la musique commerciales « décornaient les bœufs », comme l’écrivait Vincent Palmer, de Bijou. Ces gamins furent même différents des grosses stars du rock de l’époque.

Si vous êtes venu ici pour quelque chose qui sort de l’ordinaire, c’est bon.

Un monde des vendredi et des samedi soir

Ils étaient des groupes de rock. De quel rock cause-t-on ? Les gus de ce bouquin ont pratiqué les deux genres musicaux essentiels dans les années 80, le rock’n’roll et le punk. Dès le début des seventies, la France fut la seconde terre d’Iggy Pop, Lou Reed et de Johnny Thunders, sans oublier le garage américain et scène high britannique – Pretty Things, Small Faces, Move, Yardbirds. Les gamins ont suivi, tout ceci est normal. On parle de musique nerveuse, de chansons courtes, de refrains vengeurs, de petites perles jouées sur des Gibson, Fender, Gretsch premier prix dans les années 60, des guitares avec un micro simple bobinage qui délivre une attaque vicelarde plutôt que les grosses LesPaul, celles de Jimmy Page, avec deux micros double bobinages qui donne « le gros son » pépère. Ces gars-la, n’avaient pas « Le Gros Son ». Et bordel de merde, « Le Gros Son », ils n’en voulaient pas. « Le Gros Son », c’était l’accroche des magasins de musique de Pigalle qui tartinaient ça dans leur pubs diffusées dans Best et Rock & Folk afin de te fourguer un équipement surdimensionné pour la mansarde qui te servait d’appartement. Non, le son de ces groupes était affuté et futé : du rock, à l’os, dépouillé du gras, comme dans les sixties, classe. La chose changera quelque peu vers 1987 quand la scène rock découvrira sur samedi soir, à la télé française, sur Antenne 2 deux obscures formations nommées Red Hot Chili Peppers et Fishbone et se mettra en tête, pour notre grand malheur, de tenter le même rap-fusion . C’est une autre histoire et pas envie de la raconter, ça non.

BEST N°139 février 1980

Incroyables donc, ces cinquante combos, comme on disait alors, sur les charbons ardents, comme on disait toujours alors, qui ont sans repos traversé le pays dans d’antédiluviens camions pour lâcher quelques compositions incisives sur des scènes où les attendaient de pied ferme des gamin.es aussi barré.es qu’eux. C’était une communauté d’après les cours, un monde des vendredi et des samedi soir, avec ses codes, ses lieux et sa littérature-fanzines. Et pourtant, ça n’a pas marché. Pas marché ? Ils n’ont jamais pu vivre de leur musique et beaucoup ont achevé leur carrière comme on éteint la lumière en sortant, machinalement et sans gloire.

Usés, désabusé, et pourquoi ?

Ces gens-là avaient la classe

Qu’est ce qui n’a pas marché ? Ils jouaient une musique parfaite. Parfaite, à savoir :

– ce n’était pas du ska festif ni ces improbabilités qui mixaient accordéon et gratte saturée comme Joseph et son orchestre ou autres même blazes à la con;

– ce n’était pas non plus de la musique triste.

Et là, losers extravaganza, si vous êtes encore ici, c’est que vous avez pensé à Beck.
Erreur.

N’escomptez pas que les losers-baby de ce fascicule vous demandent de leur coller un pruneau dans la calebasse. Ces cinquante clients ne se voyaient pas comme des vaincus, pas davantage qu’ils pondaient de la musique dépressive. Loin s’en faut. Foin de Dinosaur Jr ou Cat Power, ici-bas, on parle de vista, de rock’n’roll, de vitesse, de poses héroïques, de foulard à poix délicieusement placé sous un cuir, de gonzes qui ne regardent pas le public de biais ou, blasphème, qui mataient le sol. Le public, ils le regardaient dans les yeux ! Kid Pharaon & The Lonely Ones, Shaggy Dogs, Shredded Ermine n’ont jamais fait du mal-être une licence poétique. Ils n’ont pas joué cette musique aux enluminures délavées d’où émerge difficilement la complainte de l’andouille qui fait office de vocaliste. Ah oui tiens, parlons-en de ce scandale : Les Bioutifoule Louzeurs n’étaient pas – surtout pas – du genre à sous-mixer les voix dans leurs disques comme 99,9% des combos indie-lo-fi l’ont osé dans les années 90, un scandale, hein ! Jamais dénoncé ! Les rockeurs de ce bouquin, au contraire, respiraient le franc bonheur – ou la complète tristesse – le 300 à l’heure, la Rickenbacker 360 ras des genoux ! (un repère utile : groupe laborieux, guitare au-dessus du nombril  ; groupe essentiel, guitare au-dessous du nombril, c’est carré.)

Non, vraiment, Ces gens avaient la classe. Mais ils n’ont pas décroché la timbale. Pourquoi ? Trop de classe, justement ? Trop de classe pour le voisinage ? Les Dogs s’étaient penchés sur le sujet, d’ailleurs.

« C’est le fait que tous ces groupes se soient battus ou se battent en vain contre des moulins à vent qui rend leurs parcours et trajectoire remarquables ».

Le talent, le look, les compositions

Christophe Goffette ne prétend pas apporter une réponse définitive pour tous. Goffette, en bon éditeur indépendant à l’impressionnant CV, fâché avec le prêt-à-écrire, est un facétieux. « J’écris et avance avec le ventre, explique-t-il, plus qu’avec la tête. Il se trouve simplement que j’aime les oxymores dans les noms de groupes —Died Pretty, Violent Femmes— et, de manière générale, j’aime jouer avec les mots. J’avais sans doute cette idée de livre qui me tournait autour depuis un moment ; et un matin, ce titre m’est apparu, Ze Bioutifoule Louzeurs, cette manière-là, à la « française », on va dire, et le livre était né. » Bref, il avoue souvent ne rien y comprendre, alors qu’il y avait tout, tout, pour réussir : le talent, le look, les compositions. Goffette préfère parler de la beauté du geste.  « Si mon objectif était de mettre en exergue et — je l’espère — en lumière, une cinquantaine de groupes gaulois que je considère comme injustement méconnus et qui auraient tous mérité de plus et mieux réussir, ne nous voilons pas la face : c’est bel et bien le fait qu’ils se sont tous battus ou se battent, pour les contemporains, en vain, contre des moulins à vent, qui rend leurs parcours et trajectoire remarquables. »

(C) Olivier RODRIGUEZ

Faut-il voir un lien avec la barrière de la langue, car tout ce beau monde chantait en anglais ? « De manière générale, le Français est plutôt complexé de nature, tente l’ancien rédacteur en chef de Brazil, Best, Fluide Glacial, Crossroads (et j’en passe des dizaines d’autres : ce gars est le John Dwyer de l’édition). Je ne sais pas trop à quoi c’est dû. Je n’ai pas spécialement envie de faire de la psychologie de bazar, alors peu importe. » Avant de concéder : « Mais oui, rien que la langue… On est quand même le pays où l’on parle le moins bien anglais au monde ! » Pour Johan Asherton, songwriter deuxième de la liste et toujours en activé, le pourquoi est abscons, Beautiful loser n’est qu’une formule à laquelle il n’attache pas d’importance. « Depuis toujours, je me bats pour faire ce que je fais. Je ne suis pas différent de la grande majorité des gens, quoi qu’ils fassent. Depuis l’âge de 12, 13 ans, je voulais faire des disques. De ce côté-là, j’ai été servi. Sans succès commercial, d’accord, mais c’est le prix d’une certaine liberté. »

Les Coronados : Rencontre avec Yves Calvez - Buzz On Web

The Brigades, nos héros

Ce livre touffu, gorgé d’informations sur l’époque, dit une chose : la fin n’importe pas, ce qui compte, c’est le pendant. Et, pendant le temps de leur existence, ces cinquante groupes furent les rois, et nous, le public, fûmes sujets… à une vénération certaine. Un exemple ? Dans la liste, figurent The Brigades, qui illustrent parfaitement le propos.

The Brigades étaient un groupe des années 80 basé à Paris, composé dans sa seconde formation d’un chanteur écossais, Vladimir Marcus, blouson de cuir noir, rivé sur son pied de micro, envoyant comme à la parade des textes politiques très écris, un guitariste, Franck Cleaz Savoyen, aussi fin et méticuleux en arrangements que Mick Jones, un bassiste, Xavier Giacometti, avec qui l’instrument était une autoroute pour dérouler un toucher reggae hallucinant et, enfin, Miguel Saboga, dont le jeu élastique très personnel ira plus tard servir le groupe Dirty District. Des local heroes. Ces quatre-là possédaient sur scène une classe folle : bien sapés, col relevé, jambes en V, regards noirs sans jamais jouer aux rockers maudits.

(C) Olivier RODRIGUEZ

The Brigades étaient proches du public, possédaient leur label, ne courraient pas après le fric, même si, comme tous, ils en manquaient terriblement. Ils chantaient en anglais. Leurs compositions possédaient une identité propre. On peut les ranger à côté de celle des Ruts question qualité. « L’idée de départ, se souvient Marcus, était de réemprunter sur un plan musical le boulevard punk ouvert par The Clash en 1977, de ne pas ‘évoluer’ vers la world music genre Rock the Casbah / Magnificent 7, mais d’enrichir encore la ‘base punk reggae’. Sur le plan de la démarche, on s’est toujours considéré comme un groupe working class et comme notre propre organisation musicale et politique… D’où l’importance accordée autant au choix des lieux de concert (squats, lieux alternatifs) qu’aux prix d’entrée pratiqués ».

Un petit monde dans le grand Monde

The Brigades étaient des rois dans notre royaume de gosses punks de banlieue. Souverains avec OTH, Les Sheriff, Haine Brigade, Parabellum et tant d’autres, petit monde dans le Grand Monde (on appelait aussi ça du rock alternatif). Le quatuor a suscité des admirations, des amitiés, une adhésion parfois envahissante, comme quand l’auteur de ses lignes montait régulièrement sur scène pour reprendre les refrains au micro et se faisait régulièrement sortir par un chanteur sympa, mais chafouin à force.

The Brigades transformaient une MJC en Brixton Academy. Les murs s’écartaient, la scène s’agrandissait. Quand, entre deux titres punk, ils osaient une rythmique dub, c’était accompagné d’une section de cuivres qui filait dans les étoiles. Dieu que ça avait du chien ! « Même si ça vous bouffait l’énergie par les deux côtés. Être un Brigade n’était pas dur mais passionnant, affirme Vladimir. Pour ma part, cela m’a conduit à choisir de travailler à temps partiel, donc de gagner moins pour pouvoir jouer plus !  » Une équation pas jojo : «  Dans la seconde formation, on avait tous un emploi, sauf notre batteur, poursuit-il. La difficulté était donc de trouver suffisamment de temps libre pour faire des concerts ou de prendre sur nos congés pour faire des tournées d’une semaine en Allemagne, en Grande Bretagne, en Pologne ou en France. »

Voilà un groupe pour lequel on pouvait embarquer avec eux de Paris pour une date unique à Toulouse (1400 bornes en deux jours, hein) à cinq dans un Trafic, 90 km/h vent de face, mais une couchette maison qui permettaient de vrais pion-pion. Un samedi qui ne se passait pas bien, car une bande de skinheads cerna la salle toute la soirée. Une galère de plus. Plus… problème pour être payé… De telles mésaventures, récurrentes, donnent forcément envie d’abdiquer. Ce que les Brigades firent en 1989. Mais encore une fois, ce n’est pas la fin qui compte.

Les Brigades ont été, nous les avons aimés. Nous nous sommes sentis vivre. Et après, « ça a foiré ». Foiré, vraiment ? Marcus : «  Non, je n’ai pas le sentiment d’avoir été a magnificent loser. Perdants non, déçus par l’absence de reconnaissance en France uniquement et parfois seulement aussi… Avant de conclure : « Sur un plan personnel, cela été une des périodes les plus intenses de ma vie musicalement comme sentimentalement. »

« L’histoire ne finira jamais. »

Ze Bioutifoule Louzeurs fait ressurgir cette scène française bouillonnante où les moments intenses furent légion. Asherton : « Beaucoup de beaux souvenirs. Des rencontres, avec Rory Gallagher, Arno, Bert Jansch, Townes Van Zandt… (…)   Des voyages aux Etats-Unis. » Le livre est très documenté et gentiment fouillis. Ce qui peut être un reproche ou souligner que ce petit fascicule plein de débrouille est dans le ton de ce qu’il raconte. Goffette, lui, assume tout : « Ces groupes partagent tous une forme d’altruisme envers les musiques rock que nous chérissons et je ne fais que répercuter cet état d’esprit dans mes textes. Je ne suis que le passeur, pas même le messager. » Et le maverick de l’édition d’enfoncer le clou : « Je reste persuadé  que mes Bioutifoule Louzeurs brillent de mille feux, incomparables et inextinguibles…  ». Pas à dire, c’est bien vendu.

Que vous ayez vécu cette époque ou que vous soyez jeunes amoureux de la musique, lire ce bouquin le doigt sur le clavier d’Internet pour découvrir ces groupes après les mots qui les racontent devrait être un bon moment. Et il y a la suite. « Je suis en train de finir un nouvel album, confie Johan Asherton. Et je donne encore des concerts de temps en temps. L’histoire ne finira jamais, même quand je ne serai plus là. Les disques, les chansons resteront dans le cœur des gens qui voudront les écouter. »

Olivier Rodriguez

Ze Beautifoule Louzeurs, Livre français de Christophe Goffette. 116 pages tout couleurs, éditions Goof Prod. Vente uniquement ici.

Liste exhaustive des seigneurs narrés dans ce petit livre
: Les Ambulances • Johan Asherton • Backsliders • Black Maria • The Boy-Scouts • The Brigades • Terry Brisack • Thomas Brun • The Buckaroos • Café Bertrand • The Chameleon’s Day • Chapel Hill • Chihuahua • Les Coronados • The Daniels • Dickybird • Dominic Sonic • For Heaven’s Sake • Guttercats • Holy Curse • Hooka Hey • Indian Ghost • Jack Art • Jellyfuzz • Jesus Volt • JFG And The Regulars • Jose & The Wastemen • Kid Pharaon & The Lonely Ones • Killdozer • King Size • Last Bärons • Lion Says • Loudzo • Married Monk • The Needs • Open Road • Les Rats • Red • The Reverend • Shaggy Dogs • Sheeloves • The Shifters • Shredded Ermines • Stepping Stones • Sweet Gum Tree • Gilles Tandy • Turtle Ramblers • Les Valentino • Voodoo Skank • Whodunit.

L’auteur de cette chronique a fourni une photo pour la réalisation du livre « Ze Beautiful Louzeurs». Il n’a en revanche pas participé à son écriture, qu’il a découvert à la sortie du livre.

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