Aujourd'hui : 19 janvier 2025
16 juillet 2024

Les sombres desseins de Dionysiaque

Photo : Nyxlys

Lors du concert du 19 janvier 2024 au Passagers Du Zinc à Besançon, j’avais fait la connaissance du guitariste-chanteur de Supertzar Bruno « Penz » Penserini. Cependant, il ne se produisait pas avec son trio de doom-metal, mais avec une formation nommée Dionysiaque. Le quintette vient de publier son premier album, « Diogonos », et offre un visage beaucoup plus malsain à ce genre sous influences Black Sabbathiennes.

Alors que l’autoroute serpente entre de grands bassins de rétention et de vastes étendues d’entrepôts, des cheminées d’usines crachent à l’horizon une fumée malsaine qui ne fait que contribuer à appesantir encore l’impression menaçante du ciel se chargeant de nuages aux teintes gris bleues métalliques. La pluie menace. Elle s’effondrera en longues averses apocalyptiques, avant que, passée Mulhouse, le paysage se montre plus charmeur mais pas forcément moins inquiétant. Les collines des Vosges dominent la plaine d’Alsace parsemée de petits villages pittoresques entourés de vignes. Les usines ont laissé la place aux vastes cultures de céréales destinées pour l’essentiel à l’agro-industrie. Le poison chimique des pesticides et des engrais s’ajoute à celui des vestiges métalliques des deux guerres mondiales, et de leurs cortèges d’occupations sanguinaires.

Photo : Nyxlys

Un groupe à la richesse intellectuelle rare

C’est de là que provient Dionysiaque, l’un des groupes les plus conséquents de la scène rock française. On aurait pu penser que la douceur de vivre à l’alsacienne, sa bonne chair, ne pouvait qu’apporter une certaine bonhomie générale. Certes, l’Alsacien est travailleur, mais il sait aussi vivre. Ce n’est pourtant pas la première terre joviale à faire naître de bien curieux équipages musicaux. Ainsi, Florence, en Toscane, va offrir les démons doom-metal pionniers Death SS et Paul Chain Violet Theatre, et ce dès la fin des années 1970. Dionysiaque ne renie d’ailleurs pas une certaine filiation avec ces derniers, que ce soit dans l’univers de films d’horreur vintage, une radicalité sonore certaine, et des références à la couleur pourpre chère au sombre génie Paul Chain.
Tous les musiciens ont un passé plus ou moins conséquent en matière de groupes. Le bassiste Lethal Von Lethal est sans doute le plus actif, ayant même officié comme batteur au sein du Triumph Of Death de Tom Fischer. Il joue également derrière les caisses de Sacrifizer, entre-autres. Bruno « Penz » Penserini est au sein de Supertzar. Le chanteur Nathaniel Colas et le guitariste LB, tous deux fondateurs de Dyonisiaque, ne comptent également plus les formations et même les fanzines Metal pour le premier. Quant à Thomas Hagmann, le bisontin de l’affaire, il est aussi batteur et chanteur au sein de Proudhon, formation de death grind brutal.
Venu soutenir son guitariste Penz lors du passage de Supertzar à Guebwiller aux Riffs de la Crypte, Nathaniel Colas est présent. Dionysiaque vient d’assurer une série de dates avec Barabbas, et Bruno Penserini est donc en train d’enchaîner avec Supertzar une seconde série de sets. Nathaniel et moi-même nous isolerons en fin de soirée avec Penz pour discuter de Dionysiaque, et du concept qui entoure le groupe. Il remonte à une dizaine d’années, lorsque lui et LB décidèrent de construire une formation à l’âme forte. Il va m’exposer les fondements mythologiques liés à la divinité de la Grèce Antique Dionysos. Ils vont en extirper la dualité entre le mythe de la vigne, de la fertilité et de l’allégresse, et celui de sa double naissance de la cuisse de Jupiter, Dieu des Dieux, d’abord, puis de celle grâce à Athéna après avoir été déchiré en morceaux par les Titans à la demande d’Héra. Derrière ce récit mythologique se cache la volonté de la dualité entre la jouissance et la renaissance du fond des abîmes.

Photo : Nyxlys

Une construction méthodique

Dionysiaque se veut aussi intense musicalement que métalliquement jouissif, et cela va prendre du temps pour assembler la petite équipe de virtuoses qui va construire le son définitif du groupe. Car derrière leurs faux airs de branleurs heavy-metal se cachent des musiciens appliqués, érudits et exigeants. Ainsi, après le set du 19 janvier 2024 aux Passagers du Zinc de Besançon, LB, Nathaniel et Lethal me confient, dépités autour d’une bière, qu’ils ont joué de manière médiocre. Ils venaient de donner une correction aux deux autres formations à l’affiche, malgré quelques imperfections liées à l’absence de répétitions pendant presque trois mois. Au-delà de la rigueur instrumentale, Dionysiaque avait écrasé la concurrence grâce à une personnalité sonore intense, transpirant dans leur jeu de scène intense, d’un niveau à des galaxies au-dessus de la moyenne de la scène punk-metal habituelle.

photo : Nyxlys
Nathaniel Colas est le plus âgé de l’équipe, la petite quarantaine. Curieux, érudit, il travaille depuis plusieurs années dans les médiathèques de l’Est de la France, à Belfort puis maintenant à Strasbourg. Il est un homme d’écriture, et nous avons fait connaissance autour de mon livre sur les Variations, formation qu’il admire. Gentil géant aux cheveux longs de jais noir, sa voix est le fruit de multiples influences qui peuvent perturber, entre un côté théâtral, une approche heavy-metal plus classique, et des envolées extrêmes liées à son amour pour le thrash-metal et le death-metal.
Je ferai connaissance avec LB le soir de janvier à Besançon, et nous avons partagé notre passion pour Pentagram et Witchfinder General. Penz se montrera plus discret, mais sera curieux qu’un type de Besançon s’intéresse à son autre groupe, Supertzar. Quant à Lethal, je le connais depuis ma chronique sur sa formation black-metal Au-Delà, assurément une des meilleures d’Europe. Il y a toujours ce côté initiés entre personnages qui se reconnaissent, mettant à la marge les candides. Mais un fluide passe entre nous, car nous savons.

photo : Nyxlys

Diogonos, un album d’une autre dimension

J’ai suivi soniquement parlant les étapes de l’album « Diogonos », qui va subir les dernières mouchetures de la crise COVID et la précarité des structures indépendantes européennes. Colas est un garçon entreprenant. C’est lui qui trouve les dates, c’est aussi lui qui va réussir à mettre le pied dans la porte de Voidhanger Records pour que « Diogonos » existe en vinyle puis en cds. Dans le doom-metal, comme dans le Metal en général, le support physique reste important. Il permet aussi des rentrées d’argent intéressante avec le merchandising lors des concerts.
Contrairement à Supertzar, qui va cependant accomplir un exploit avec peu de moyens, Dionysiaque va réussir à enregistrer et à mixer son premier album dans de vrais studios, le Heldscalla Studio et le Drudenhaus Studio. J’aurai le privilège d’entendre les mixages intermédiaires, et il est rapidement évident que Dionysiaque a de la substance. Il oblige ses musiciens, tous solides, à se dépasser.
« Diogonos » propose huit compositions originales, ou plus précisément six, Blossom et Requiem étant des petits intermèdes instrumentaux. By The Styx débute par un riff heavy chaloupant au gré du ressac, avec une basse jouée au médiator et cravachant dans l’arrière du mix. Le riff implacable a des ancrages évidents dans le son des années 1970-1980, jamais surjoué et sur-boosté, toujours teinté de couleurs psychédéliques. Nathaniel Colas vocifère comme un prêtre maléfique, avant de se lancer dans un chant heavy extrême féroce. Il balance entre les deux univers avec talent. La basse de Lethal Von Lethal grogne sur le mix, les coups de médiators rappelant le jeu de Steve Harris sur les deux premiers albums d’Iron Maiden avec Paul DiAnno au chant. Les duettistes LB et Penz se confrontent en des solis chevaleresques, gorgés de ce côté épique inspiré de Led Zeppelin, Free et Michael Schenker. Colas vocalise comme un démon, les guitaristes accompagnent comme des anges déchus. La solidité musicale résonne aussi dans la section rythmique assurée par Hagmann et Lethal. C’est incontestablement le pivot redoutable de cette musique démoniaque.

Photo : Nyxlys

Violet Theatre

Pour le morceau Violet Venom, je ne douterais pas d’une référence à Paul Chain et son Violet Theatre. Comme je l’ai évoqué plus haut, ce dernier est le guitariste fondateur d’un groupe italien mythique de doom-metal nommé Death SS. Séparé une première fois en 1984 avec le départ de la quasi-totalité du groupe derrière Paul Chain, il se reformera sous le seul patronage du chanteur Steve Sylvester (le SS de Death SS, qui signifie In Death Of Steve Sylvester), et avec un son de moins en moins doom et plus thrash-speed-metal. L’homme du doom-metal, c’est Chain, qui forme le Violet Theatre. Vous l’aurez compris, il s’agit d’une référence pointue mais majeure de l’univers de Dionysiaque, surtout si l’on souhaite donner une dimension horrifique et théâtrale à sa musique. Le riff est absolument dantesque, lourd, menaçant, inquiétant, dans la grande lignée d’un Black Sabbath/Pentagram. La rythmique apporte une touche black-metal à l’ensemble. Colas chante de manière emphatique, comme un sorcier maudit au fond de son temple. Les soli de guitares sont merveilleusement complémentaires, s’intriquant l’un dans l’autre comme une sorte de frénésie bestiale.

Photo : Nyxlys
Blossom apporte une pause folk médiéval à la Black Sabbath/Black Widow merveilleusement maîtrisée. Ad Nauseam débute de manière plus atmosphérique, avec des riffs en arpèges sur une rythmique black-metal trépidante et obsédante. C’est là tout le talent de Dionysiaque, à savoir d’y injecter des éléments métalliques d’horizons plus larges tout en conservant une sonorité et une identité musicale parfaitement constante. Penz est reconnaissable dans son utilisation de la pédale wah-wah, apportant une touche de heavy-blues-rock. Comme une toile de Hieronymus Bosch, les détails géniaux fourmillent. LB apporte lui une touche metal plus classique, inspirée du thrash et du power-metal. Mais ce n’est ni l’un ni l’autre qui signe le solo, mais Ogma, le guitariste de Manzer, qui s’en est chargé. Colas déroule également toute sa palette vocale, entre chant black et death-thrash. La confrontation finale des deux guitares est absolument fantastique, digne des tous meilleurs groupes de heavy-metal de l’histoire.
Vineyard And Ivy est la seconde pièce à flirter avec les dix minutes. Là encore, plusieurs univers métalliques se rencontrent, entre doom-metal inspiré de Reverend Bizarre et de Candlemass, black-metal à la Darkthrone, et touches thrashy. Ces garçons ont décidément le chic pour trouver le riff qui fait mouche, sans pour autant emprunter trop largement dans la palette Black Sabbath. C’est en cela un vrai renouveau pour le doom-metal, qui garde sa dimension et sa dynamique historique, mais s’enrichit de nouveaux univers sans basculer dans les mondes de l’extrême comme le funeral doom ou le death doom. Tout reste accessible et compréhensible par un auditeur pas forcément rompu à un exercice musical aussi pointu. Il y a toujours du groove et de la mélodie. Si l’approche vocale de prêtre malsain de Nathaniel Colas peut surprendre au premier abord, on se prend vite au jeu. Et dans le cas de Vineyard And Ivy, cela marche génialement. Le morceau fait certes presque dix minutes, mais comme tous les autres, il est construit comme une épopée. Et l’on est happé par la succession de tableaux musicaux, entre souffle épique et incantation menaçante. Une fois encore, Bailly et Penz se surpassent en chorus épiques, créant un véritable pinacle sonore à ce morceau dantesque.

Photo : Nyxlys

De la trompette

Requiem permet d’offrir une petite pause… à la trompette, sorte de solo de jazz mélancolique à la Chet Baker signé Von Lethal, sorte de John Entwistle métallique, avant le redémarrage heavy-doom de Evohe. A ce stade, il convient de préciser qu’il n’y a aucune redite entre les deux premières démos et cet album, entièrement constitué de morceaux nouveaux. Evohe débute sur une base doom-metal plutôt classique, mais d’une grande efficacité. LB apporte une touche gargouillante de wah-wah rappelant Pentagram. Le coeur de ce titre est son splendide solo signé Penz, Led Zeppelinien en diable, lente montée épique qui offre un fantastique rayon de lumière dans la noirceur générale du morceau, parfaitement soutenu par les arpèges de LB.
Sparagmos, qui signifie un acte de démembrement rituel dans la Grèce Antique, débute encore comme un doom-metal de facture plutôt classique. Mais ce n’est qu’un leurre, car en sa partie centrale, il se transforme en proto-black-metal teigneux et infernal. Toutes les forces du groupe sont mises à contribution : le jeu protéiforme de Hagmann, la basse vengeresse de Von Lethal, les guitares soudées de Bailly et Penz, la gorge de Colas. Le rythme se ralentit ensuite pour une nouvelle phase épique et malfaisante à base de doom-metal presque dissonant. LB apporte en phase finale un somptueux solo psychédélique entre Paul Kossoff et Duane Allman.

Saisi sur le vif

On pourrait se dire que toute cette musique a nécessité pas mal de travail, dont la complexité a forcément obligé à agencer de multiples prises. Mais c’est là que réside le vrai talent : tout a été capté live en studio. Et c’est ce qui fait la grande force de ce disque : on sent la dynamique en direct. Et lorsque l’on voit Dionysiaque sur scène, il n’y aucun doute sur leur maîtrise instrumentale et musicale.
La scène doom-metal française propose de nombreux groupes de très haut niveau : Supertzar, Barabbas, Conviction, Nornes… Dionysiaque vient non seulement s’ajouter à cette liste flatteuse, mais il semble qu’ils soient aussi fait d’une alchimie comme on en trouve rarement en France comme dans le monde. Les alliages improbables de personnalités fortes et souvent bien différentes ont donné les Who, les Beatles, Led Zeppelin, et en France, les Variations, Trust et Téléphone. Avec « Diogonos », Dionysiaque offre un concept abouti dès le premier album, constitué d’une musique impressionnante dans sa personnalité et son achèvement technique. Chaque prestation scénique, comme lors du Court Of Chaos Festival du 17 et 18 mai 2024, assied à chaque fois un peu plus leur réputation de bête scénique.
Rampant dans l’ombre, ils sont de ceux qui font de l’underground rock la vraie source de réjouissance musicale du vingt-et-unième siècle. Dionysiaque fait aussi partie de la bande-son du cataclysme à venir, s’inscrivant parfaitement dans son époque, loin, très loin d’être un groupe nostalgique et passéiste. Il voit juste avec des lunettes pas si déformantes que cela un avenir dans lequel la civilisation se sera jetée contre le mur, et où les instincts les plus bas sont à l’oeuvre.
L’avenir de notre société française est hélas bien incertain. La réputation de « Diogonos » a cependant fait tâche d’huile en Europe. Sa qualité ne pouvait échapper aux amateurs de doom-metal en manque d’un vrai grand groupe nouveau pour emmener les troupes vers une nouvelle vague créatrice comme le furent Pentagram, St Vitus, Candlemass ou Reverend Bizarre. Dionysiaque est de ce niveau, et son concept, parfaitement solide et abouti, ne peut mener que vers plusieurs albums fédérateurs.

Remerciements à Nathaniel Colas, Bruno « Penz » Penserini et Nyxlys pour ses photos du Court Of Chaos Festival 2024

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