C’est l’histoire d’un Anglais, d’un Français et d’un Belge coincé depuis 40 ans dans les couloirs d’une industrie musicale tellement bordélique que plus personne n’arrive à trouver la sortie. Tout le monde se fout de la gueule du Belge sauf qu’à la fin, c’est lui qui gagne.
La première fois que j’ai rencontré Marc Hollander, c’était il y a 4 ans. C’était dans le cadre d’une soirée organisée au Divan du Monde, à Paris, en l’honneur de son retour avec le projet Askak Maboul ; un truc tellement culte que personne ne semblait connaître – enfin, surtout pas moi. Dans mon souvenir j’avais été exécrable et méprisant pendant toute la table ronde organisée par un.e journaliste (souvenir flou) à peine plus compétent.e qu’un débutant à Stagiaire magazine ; et le seul truc que j’étais alors capable de raccrocher à Crammed, c’était Konono Nº1, un groupe d’afro-pop signé sur son label et venu du Congo – pays que je vous mets au défi de placer sur la carte. Bref, après que le mec aux cheveux blancs qui me faisait face ait parlé de dizaines de disques que je ne connaissais pas, j’en étais rapidement arrivé à la conclusion que Crammed Discs était un label de World Music géré par des babtous socialos écoutant des compilations de congas dans des fauteuils clubs à motifs chopés dans une brocante.
Après ça, j’étais rentré chez moi sûr de mon fait et de ma culture de petit Français blanc ayant plus de 500 vinyles dans sa discothèque.
Et puis du temps a passé. J’ai découvert sur le tard le « Half Mute » de Tuxedomoon, disque de jazz expérimental tutoyant le rock et faisant le même effet qu’une porte battante dans la gueule, mais aussi une partie des disques solos de chacun des membres (feu Peter Principle, Blaine Reininger, etc), les délires médiévalo-synthétiques de Daniel Schell ou encore « Onze danses pour combattre la migraine » d’Askak Maboul, premier album de techno-baroque si pété que même quarante ans après, son écoute s’avère d’une modernité tonitruante. Les sorties Crammed, de fait, sont un vortex : rien ne se ressemble et c’est ce qui en fait l’unité. On y plonge à chaque fois avec impression d’être transporté dans un pays qui n’existe pas et qui, pourtant, porte un nom : la Belgique. C’est là qu’est basé Crammed, ce qui explique qu’il soit autant central que difficile à placer sur une carte. Et à bien y réfléchir, son existence est intimement liée à sa géographie. C’est dans cette « ville-stétoscope » comme la surnomme Judah Warsky, que Marc Hollander fait chaque année sortir des Ovnis de son moule à gaufres qu’on croirait tous sortis des enceintes d’un café local où les pépés seconds rôles de C’est arrivé près de chez vous taperaient le carton sur un air de jazz dodécacophonique.
350 disques plus tard, et porté par un nouveau vent soufflant de travers (cf les récentes signatures d’Acid Arab, Aquaserge ou plus récemment Nova Materia), la maison discrète conçue par Hollander continue de tenir bon. Contre la crise du disque, puisque c’est l’aspect le plus visible et vulgaire, mais surtout contre les préjugés ; les miens tout d’abord, et puis ceux consistant à croire qu’une maison ne saurait avoir qu’une seule porte d’entrée. Impossible de dire si j’ai trouvé la bonne, mais c’est là, une après-midi d’octobre 2017, que j’ai finalement revu Marc Hollander pour discuter de cet immense bazar où l’on trouve aussi bien de l’avant-garde qui scotche (la mythique collection Made to Measure), des sonorités africaines venues du futur (ex : le disque « Noir et blanc » de Zazou Bikaye, 1983) qu’un disque de Lio en portugais (la dernière sortie en date). Plus belge la vie. Celle-ci semble impossible ailleurs.
Marc, comme l’indique le préambule de cette interview, je te découvre. Comment fais-tu toi, après 38 ans, pour être encore surpris musicalement ?
Au départ je suis fan de musique, primo, et musicien, secundo. Si tout cela m’emmerdait, je n’arriverais plus à faire ça aussi bien, je pense. Voilà. Au fil des ans, on a été mis dans des boites parce que les gens… aiment bien les boites ! Sauf que si on regarde Aksak Maboul, dès le départ avec « Onze danses pour combattre la migraine », la vulgate disait avant même que l’histoire n’ait commencé que le disque ressemblerait à une feuille de route pour le label. Et c’était vrai. C’est rien de plus que l’univers d’un fan de musique qui a grandi à Bruxelles dans les années 60, dans un endroit où il n’y avait aucune musique dominante. C’était un pays ouvert à tous les vents, qui plus est coupé en deux par la langue, et l’endroit où fatalement tu devais atterrir, c’était la discothèque royale de Belgique. J’y ai pioché plein de trucs et en ai retenu l’envie de m’inspirer des choses que j’avais entendu, mais un peu mal. Aksak Maboul c’était un peu ça : de l’électronique, de la pré-techno, du faux Steve Reich improvisé, du prog…
En réécoutant « Onze danses pour préparer cette rencontre, j’ai vraiment eu l’impression d’un disque belge, comme on fantasme la musique belge quand on vient d’ailleurs. Comme une somme de territoires et d’influences, disons.
C’est possible. Rien ne vient d’ici ! On a de la fausse musique arabe, balkanique, africaine… Forcément quand je me suis retrouvé à faire un label, j’ai creusé cette même direction. Toutes les signatures sont un peu liées à mon « ADN », comme on dit ces jours-ci.
« Un groupe Crammed c’était trois personnes venant de trois pays différents et qui vivent dans un quatrième pays en croyant faire la musique d’un cinquième. »
C’est quoi l’identité de la musique belge aujourd’hui ?
On sent des choses qui se passent, il se passe plus de choses du moins. Moi au départ, j’ai fait le premier disque d’Aksak Maboul presque comme un disque de commande pour (Telex) qui avait un petit label qui s’appelait Kamikaze – et qui portait bien son nom puisqu’il s’est suicidé le jour de sa naissance, 4 sorties et c’était fini. De fil en aiguille j’ai commencé à distribuer d’autres disques, j’ai sorti mon deuxième album et peu à peu c’est devenu un label, sans jamais que je pense « Belgique ». Déjà dans les trois premières sorties y’avait Minimal Compact qui était israélo-irako-hollandais, puis Bande à Part, entre Paris et New York. Typiquement à l’époque, et c’est encore le cas, un groupe Crammed c’était trois personnes venant de trois pays différents et qui vivent dans un quatrième pays en croyant faire la musique d’un cinquième ; et puis moralité ils font la musique d’un pays qui n’existe pas, aha.
Crammed semble actuellement être le label belge le plus vieux encore en activité, et pourtant je ne sens pas l’impression de nanti baron toisant le monde depuis son château fort.
Ouais. C’est d’abord une question de tempérament, on n’a jamais fait de branding du label ; et puis on est finalement plus connu dans certains coins de Londres, Paris ou New York qu’à Bruxelles. On va dire qu’on nous connaît pas plus ici qu’ailleurs ; notamment parce qu’on n’a pas signé beaucoup d’artistes belges : quand on a commencé on a signé Tuxedomoon, Colin Newman (Wire), John Lurie pour les B.O. des films de Jim Jarmusch (Stranger Than Paradise et Down By Law, Ndr), ça nous a donné une image arty, post new-wave. Pourtant dans le même temps on expérimentait déjà avec Zazou Bikaye ou Sussan Dehym, un projet iranien très dans l’avant-garde new-yorkaise… 88-89 arrive alors la House, et directement j’y ai reconnu des choses que j’aimais bien ; un mélange de funk et de Kraftwerk qui préfigurait des riffs de techno de Kevin Saunderson. On a voulu plonger dedans, mais comme personne ne comprenait rien à Crammed, on a commencé par créer la collection Made to Measure pour mettre un peu d’ordre et y ranger tout ce qui était instrumental ou expérimental.
Cette collection a commencé en 1984, et c’est difficile de ne pas penser à ce qu’avait initié Brian Eno sur le même modèle avec son label Obsure où il publiait du Gavin Bryars, du Penguin Café Orchestra ou encore Michael Nyman.
Evidemment c’était une référence. L’idée était vraiment de créer un sous-label, de la même manière qu’on a lancé SSR – pour Sampleurs et Sans Reproche, oui le jeu de mots je sais… – pour publier des maxis que des journalistes français comparaient à de la grosse merde. Dans les années 90, Crammed est ensuite devenu complètement schizo ; certains pensaient qu’on était un label électro, d’autres qu’on faisait de la musique world ; les deux vérités étaient vraies, c’était juste les mêmes personnes derrière. Mais l’un des premiers vrais cartons, c’est vrai, est venu de Zap Mama, un groupe de quatre filles africaines vivant à Bruxelles et chantant a cappella. Les deux premiers albums ont très bien marché. Le troisième a été publié chez Luaka Bop, le label de David Byrne.
La mention n’est pas forcément innocente, il y a l’éclectisme de Byrne en toi. C’est compliqué d’être à la fois un musicien ET un patron de label ?
Pendant 20 ans j’ai cessé de l’être, musicien [Askak Maboul s’est remis en selle depuis 2014, Ndr]. C’était un choix, presque un soulagement de ne pas avoir à faire un album qui aurait ressemblé au précédent. Et puis pendant les premières années d’existence de Crammed, j’étais aussi pas mal impliqué dans la production pour les autres artistes, notamment Les Tueurs de la Lune de Miel, l’un des rares groupes belges qu’on ait signé.
La schizophrénie artistique dont tu parlais, ça va mieux aujourd’hui, t’es guéris ?
Logiquement quand tu fais un « label indépendant », tu prends un genre de musique et tu t’y tiens. Pendant très longtemps, nous on a dissimulé cet éclectisme comme une maladie honteuse, notamment grâce aux sous-labels. Mais même là c’était le bordel, aha !
« A chaque fois qu’on voulu tenter un « coup », on s’est planté ».
Pour faire des parallèles, ta carrière fait aussi penser à celle de Daniel Miller, fondateur de Mute et toujours aux manettes. As-tu senti, à un moment, l’envie de confier le volant de Crammed à quelqu’un d’autre ?
Tant que ce label survit, que je m’amuse et que cela rencontre un écho suffisant, y’a pas de raison de se poser la question. Forcément si on m’obligeait à signer un gros groupe de rap français, je serais plus inapte… et même sans parler de ça, à chaque fois qu’on voulu tenter un « coup », on s’est planté.
Est-ce à comprendre que dès qu’on veut vendre plus, on vend moins ?
Oui, dès que tu sors de ton champ de compétences. Il faut d’autres moyens, un nez qu’on n’a pas, et même choisir la personne qui serait chargée de trouver les bons trucs, je pense que je me planterais ! Là, on est 4 et demi au label, mais on a été jusqu’à 10 dans ce label. Le down sizing, comme tu t’en doutes, est venu de la baisse des ventes. On a préféré anticiper.
C’est venu quand ?
Il y a une dizaine d’années, à cause de la « révolution » digitale, mais on doit avoir une bonne étoile : on a frôlé le gouffre plein de fois. Il y a moins de collectionneurs qu’avant, ou disons qu’ils ont changé, et que le coté fétichiste à la recherche de collector en édition auto-limitée me fatigue un peu. Mais si je reprends l’historique, au milieu des années 2000 et alors que personne ne savait vraiment ce qu’on faisait, on est parti sur le Brésil avec un énième sous-label ; on a sorti 32 albums d’artistes brésiliens en moins de 7 ans. Y’a pas de plan, y’a jamais de plan, une vague arrive, tu surfes dessus. C’est comme ça que le premier album de Bebel Gilberto est devenu le plus gros succès du label. C’est quand même étrange qu’une artiste brésilienne, fille de João Gilberto, nièce de Chico Buarque, ait besoin d’un petit label belge pour un deal mondial, non ? On en a vendu 1 million d’exemplaires.
Paradoxalement quand on pense à Crammed, on pense plus à Tuxedomoon qu’à Gilberto, alors que les premiers n’ont pas du vendre 1% des ventes de la seconde.
Certes ! Mais ça a renforcé l’étiquette World du label, suivi après par Staff Benda Bilili. C’est là qu’on est revenu à quelque chose d’un peu plus rock, plus indie, et cela m’a reconnecté à des artistes actuels disons « post-genres » comme Matias Aguayo ou Aquaserge, avec qui j’ai senti une filiation musicale évidente. En gardant toute la modestie nécessaire hein, avec Aksak Maboul j’ai rien fait pendant 30 ans. Quand tu regardes la « carrière » de ce projet, y’a un premier album, un deuxième avec Fred Frith [du groupe expérimental Henry Cow, Ndr], plus difficile et plus Free, et puis « Ex Futur Album » qui est encore complètement autre chose.
Tu parles de Fred Frith, je pense à Nurse With Wound. Comme tu le sais, en 1979 le groupe publie sa « Nurse With Wound List [1] » où ils répertorient tous les groupes qui les ont influencé et qui continue, 40 ans après, d’être une référence pour tous les diggers éclairés. Comment toi, à la même époque, parviens-tu à voir l’avenir de Crammed et à dresser cette feuille de route dont tu parlais initialement ?
Quand tu es dans ton époque, les choses viennent naturellement. Fred Frith, à l’époque, remplissait déjà les salles, y compris à Bruxelles. La différence, c’est qu’à l’époque on pouvait publier des albums qu’on trouvait exceptionnels sans qu’il n’y ait besoin d’une activité exceptionnelle autour – c’était même l’objectif de la collection Made to Measure. Aujourd’hui vendre des disques ne suffit plus, il faut des revenus sur les concerts, etc.
Et pour boucler sur les Made to Measure, la majorité de vos sorties (Harold Budd, Peter Principle de Tuxedomoon, Hector Zazou, etc) restent encore aujourd’hui, même pour le mélomane averti, extrêmement « pointues ». Le public de l’époque était-il plus éveillé ?
Non : acheter un disque était simplement plus répandu, aha ! Paradoxalement plus de gens apprécient cette musique aujourd’hui, mais moins l’achètent physiquement. Note que la collection continue, elle n’est pas figée.
C’est quoi la pire insulte pour toi, quand on parle de Crammed ?
« Un label de World Music » ! On englobe là dedans tout et n’importe quoi.
« Musique des mondes » semblerait plus adapté.
Certainement. On est bien ici, je ne pense pas qu’on n’aurait pu faire cette musique ailleurs. L’un des avantages à être à Bruxelles, c’est que c’est une ville sans égo, avec une modestie qui fait que tu peux regarder le monde sans filtres, plus librement, que des Français ou des Allemands par exemple. Ce qui explique que beaucoup de gens aient un vision partielle de Crammed.
Rééditions récentes : « Un peu de l’âme des bandits » d’Aksak Maboul (1980), « Music For Commercials » de Yasuaki Shimizu (1987).
Marc Hollander propose aussi une initiation à ses mondes depuis décembre dernier grâce à des mixes pour The Word Radio. Ca s’écoute ici.
[1] On vous conseille vraiment d’y jeter un œil et les deux oreilles, c’est une BIBLE.
9 commentaires
les banlieux « bleues » brûlent ?
t’as oublié de ‘signer’ jule henri malaki!
seul le rire au bord du precipice m’empechera de sauter.
RECORD LABEL OF MY LIFE VOL 4 : Crammed Discs : MY TOP 20 in the disorder et avec sans doute beaucoup d’oublies (independent belgian record label founded by Marc Hollander in 1981) Pourquoi que je vis ? pour l’amour de la musique et pour transmettre cette passion ,POUR MOI Seule la musique et les disques importent, pour le plaisir et l’émotion qu’ils me procurent (Crammed Discs c’est deja presque 4 décennies ,une tentative impossible de résumé en 20 disques un label qui existe depuis 37 ans)
https://perseverancevinylique.wordpress.com/2018/04/02/record-label-of-my-life-vol-4-crammed-discs-my-top-20-in-the-disorder-independent-belgian-record-label-founded-by-marc-hollander-in-1981/
quatre fils africains vivant????
m’enfin : les Zap Mama sont
4 femmes d’origine africaine
Tu Grève, tu grève pas ? tu te crève quand même
y’a pas les pretentieux péteux du 66 sur son label…