Il était une fois Aquaserge, un groupe à géométrie variable fondé en 2004 à Toulouse après que les musiciens, déjà pas vraiment tous seuls dans leurs têtes, aient eu pendant une séance d’aquaplaning la vision d’un sous-marin en forme de Serge Gainsbourg délivrant des intermittents qui pressaient des disques au fond des mers. Cette première information, si elle éclaire partiellement la question posée dans le titre de cet article, n’explique pas complètement la suite de l’histoire ; et notamment comment des musiciens de Conservatoire ont réussi, treize ans plus tard, à conquérir le monde. Un monde parallèle du moins, et où se croisent Pink Floyd, Soft Machine, Thelonious Monk, Bertrand Burgalat et Tame Impala, pour ne citer que quelques uns de ces fantômes aquatiques qu’on entend frapper à la porte du hublot. Le Commandant Cousteau aurait été free jazz, qu’il aurait certainement su à quoi servait encore Aquaserge, en 2016.
Pour nous, simples mortels, c’est un peu plus le bordel. La logique aurait voulu qu’après le dernier album (enfin) consacré par la critique, le bien nommé « A l’amitié » (2014), le groupe de Tarnac [1] décide de se poser un peu pour capitaliser sur ce frétillement de reconnaissance nationale. Evidemment ce fut tout l’inverse, au point que même les fans les plus hardcore finissent par ne plus avoir assez de place pour tous les produits dérivés.
Résumons : l’excellent EP « Moonshine » chez Born Bad en avril dernier, où l’on peut entendre Julien Gasc fricoter avec Chassol et Forever Pavot, le projet éphémère Aquagascallo où les trois membres fondateurs (Gasc, Barbagallo et Glibert) reprennent du Aquaserge [2], le projet Aquaserge Orchestra avec plus de dix musiciens sur scène, un nouvel EP (« Guerre ») pour Aquaserge paru récemment chez Almost Musique, et maintenant que vous avez déjà perdu le fil du début de cette phrase, le clou du marteau (sic) avec l’annonce de la sortie du deuxième album solo de Julien Barbagallo (« Grand Chien », chez Sony) ainsi que du « Kiss Me You Fool » de Gasc (chez Born Bad). Vous n’y comprenez rien ? C’est normal. C’est à la fois une solution, et un problème. Le signe d’une liberté totale, comme l’enfermement dans une folie à la fois créatrice et destructrice, selon qu’on aura le temps de tout écouter ou même pas l’énergie pour s’y noyer.
Et pourtant. A force d’avoir explosé l’étoile Aquaserge, ces fougueux sont parvenus à transformer ce qui aurait dû être un trou noir en autant de petits satellites qui tous brillent indépendamment. Pour le dire clair, et après dix ans de lutte, il se pourrait bien que ses membres aient finalement gagné la partie en s’imposant dans chaque interstice de la pop française monocorde. « Peut-être, oui… confirme Barbagallo, batteur du groupe ayant récemment quitté l’aventure Aquaserge pour rejoindre Tame Impala à presque temps plein. Peut-être aussi parce que des gars comme Benjamin Caschera et Laurent Bajon [responsables de La Souterraine, NDR] ou même vous [Gonzaï] ont contribué à populariser notre démarche. C’est peut-être aussi le fait d’un changement d’attitude à notre égard… Mais le chemin fut long ».
Cinquième roue du carrosse
Dans le cas de Barbagallo, la composition débute loin en arrière, au milieu des années 90, alors qu’il se passionne pour la Britpop, Super Furry Animals et Teenage Fanclub. Vingt ans plus tard, ça n’a évidemment plus rien à voir et « Grand Chien », le nouvel album, confirme que si Aquaserge est une autoroute à quatre voies où chacun des membres fait un peu ce qu’il veut ; Julien Gasc du Robert Wyatt surréaliste, et Barbagallo, désormais, du Julien Baer sous peyotl avec un soupçon de Polnareff des premières années. « On s’étonne souvent dans monde de la pop qu’un batteur puisse prendre le micro s’étonne-t-il, c’est beaucoup moins rare ou surprenant dans le jazz. Moi j’ai toujours eu l’impression qu’écrire des chansons était déjà un besoin profond, en parallèle de ma carrière de batteur […] mais c’est vrai que le poste de batteur, c’est un peu le grand soldat oublié ». Amicale des fans de Phil Collins, restez avec nous, vous tenez peut-être l’occasion rêvée d’en finir avec la pop Europe 2 avec laquelle vous avez peut-être grandi.
Ecrit dans la continuité du formidable et surréaliste « Amor de Lonh » (2014), « Grand Chien » est une suite à la fois logique et chaotique ; logique car composé sans calcul ni douleur, chaotique surtout, parce qu’il secoue – comme d’autres disques avant lui – le bocal à formol dans lequel trempait la musique française jusque là. Celle des Toulousains, tordue et plus vicieuse qu’elle n’en a l’air, devient presque à force une normalité ; plus fort encore, elle renvoie celle plus commerciale dans les cordes et lui tabasse la gueule à grands coups de bizarreries du quotidien chantées de travers. Et soudain, le douloureux souvenir des années normales, de Noir Désir à Eiffel en passant par Calogero ou Vianney, s’estompe.
Mungibeddu et son riff d’intro à la Bob Marley, Pas Grand Monde et ses sonorités Maison du café péruvienne, Longue La Nuit et ses faux airs de tube à la Tame Impala ; chaque chanson évoque un ailleurs ; quelque chose comme une île française jamais vraiment placée sur la carte, et où l’on porterait des bonnets péruviens avec une chemise en flanelle et un livre d’André Breton coincé dans la poche arrière du jean. Spoiler : cet endroit n’existe pas. Enfin, dans la tête de Barbagallo, si. « C’est la magie qui m’intéresse, la magie du langage, inviter l’auditeur à s’oublier pour rentrer dans sa quatrième dimension ».
Quant à la vie avec Aquaserge, même si pour Barbagallo elle est derrière, les choses ne seront jamais terminées. « Chacun fait sa route confie le sosie de Vincent Gallo. On fera toujours de la musique ensemble ». Quitte à ce que le grand public ne sachent plus vraiment qui fait quoi, ni qui baise avec qui. « Ce côté bordélique est inhérent à la vie d’Aquaserge depuis le début, tant mieux si les gens s’en rendent compte seulement aujourd’hui. C’est peut-être le signe qu’on est plus exposés, mais depuis nos débuts, c’est un immeuble qui se construit petit à petit ». Un village plutôt. Porte d’en face, le voisin se nomme Julien Gasc.
Le sens de la communauté
L’une des grandes forces d’Aquaserge, l’une de ses grandes vérités, c’est précisément cette capacité à rester unis dans la dissonance. Les membres ont longtemps vécu ensemble. A commencer par Barbagallo et Benjamin Glibert, en colocation à l’époque du deuxième album « Tahiti Coco ». « C’était presque naturel de faire de la musique ensemble » rajoute Barbagallo, derrière la batterie pour la dernière fois sur le dernier album d’Aquaserge, « A l’Amitié », qui lui est dédié. « Le nom de cet album, c’était une manière de lui dire qu’il serait toujours le bienvenu explique Julien Gasc, il a dû rejoindre Tame Impala assez rapidement à l’époque durant l’enregistrement du disque ». Et surprise : personne ne semble en éprouver la moindre amertume. Ca nous change des égos de diva de la taille d’une porte cochère, et cela prémunit, paradoxalement, contre les divorces mal digérés (voir le chapitre Wall of Death).
Parmi les valeurs communes de cette communauté plus freak qu’il n’y paraît, un mentor revient en sourdine pour chacun des disques, collectifs ou en solo, des membres d’Aquaserge : Bertrand Burgalat. Moins cité ces derniers temps, maintenant que le groupe vole de ces propres ailes, le patron de Tricatel continue pourtant de flotter partout. Dans un son de synthé, dans les tics de production, dans un roulement de batterie ou une suite d’accords. Logique, quand on sait que le groupe a fait ses débuts à ses côtés. Mais tellement influent qu’un parano pourrait l’entendre partout, jusque dans le dernier EP du groupe (« Guerre EP ») où l’on croit deviner une références aux « pics de pollution » de Michel Houellebecq dans Les vacances. « Bertrand est une figure de proue depuis nos débuts dit Barbagallo, il a montré la voie dès la fin des années 90, on assume cette influence, complètement ». Comme lui, Aquaserge continue son chemin sans regarder qui est derrière. Et c’est ainsi qu’on en arrive à « Kiss Me You Fool », le grand disque de la fin d’année.
« Kiss me you fool », le grand disque de la fin d’année.
L’album en question paraitra le 11 novembre chez Born Bad. N’allez pas croire qu’on ait des actions chez le label de Jean-Baptiste Guillot – la preuve étant que le premier essai de Gasc « Cerf biche et faon » n’avait pas trouvé preneur ici – mais « Kiss me you fool » fait instantanément le même effet que si Robert Wyatt s’était miraculeusement remis à marcher pour arpenter simultanément les rues de Aubervilliers, Mulhouse et Dunkerque à la recherche d’une pop psychédélique qui n’existe pas. Enfin si, qui existe maintenant que « Kiss me you fool » existe. Ce disque est une immense beigne.
Pas de bol, de l’aveu de Julien Gasc il s’agit d’un « album de vignettes avec des scènes qui se passeraient à Londres et ailleurs ». Un album de fictions surréalistes – encore un – entamé à l’époque de « A L’amitié » avec deux chutes de studio, enregistrées à Londres en mars 2015. « C’était dans le quartier de Primrose Hill à Londres, dans un studio qui sonnait super bien. Je me suis dit qu’il fallait absolument que j’y retourne avec Syd Kemp pour finir ce nouvel album. Et c’est ce qu’on a fait. Aujourd’hui le studio a été racheté et détruit. Les promoteurs immobiliers ont construit des toilettes à la place ». Un disque de fictions, donc, avec une pochette elle-même inspirée par le papier peint des toilettes pour dame du pub à côté du studio d’enregistrement. Ce qui permet de mieux comprendre pourquoi « Kiss Me You Fool » semble si irréel. Si fort, si prenant.
Si les comparaisons avec Wyatt sont évidemment tellement tentantes qu’on pourrait s’arrêter là (tant un titre comme Pas évoque le divin Oh Caroline de Matching Mole), il y a également l’ambition de monter une marche plus haut que « Cerf biche et faon ». La production, modèle du genre, s’avère plus ronde, bien plus profonde. Les chansons, une à une, égrène un délire rock à base de guitares, de pedal steel (grande surprise) ; pour peu qu’on soit d’une extrême mauvaise foi pour forcer le choc de simplification, on pourrait tantôt évoquer Vincent Delerm croisant la route de Syd Barett (Les pages anonymes), tantôt Houellebecq jammant avec Tony Allen (La Cure). Et tout est à l’avenant.
Un immense disque « envahi d’amour ». Naïf, pur et léger. Qui, encore une fois, contredit l’adage selon lequel la force est dans l’addition des unités. Ce genre de vérités mathématiques n’a pas lieu chez Aquaserge ; chacun trouvant dans le collectif les avantages du mariage, et dans les disques solos un prétexte à l’escapade. Gasc : « La manière dont travaille Aquaserge est que nous écrivons, nous composons ensemble, c’est une utopie qui fonctionne depuis plus de dix ans. Ce groupe c’est notre vie ». Ce qui n’empêche pas de composer des chefs d’œuvre en solitaire. Puis d’annoncer un nouvel album pour Aquaserge fin janvier 2017, là encore où on ne les attendait pas, chez Crammed Discs (pour le monde) et chez Almost Musique (pour la France). Le sous-marin a donc encore de beaux contrejours devant lui.
Aquaserge // Guerre EP // Almost Musique
Julien Barbagallo // Grand Chien // Sony
Julien Gasc // Kiss Me You Fool // Born Bad (sortie le 11 novembre)
[1] Voir le papier de L’Obs à leur sujet.
[2] En s’invitant au passage au très chic Liverpool Psych Fest 2016.
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