(C) François Grivelet

Expert en bandes dessinées et affaires déviantes en tous genres, premier éditeur francophone de Charles Bukowski, Hubert Selby Jr. et Hunter S. Thompson, grand manitou de Métal Hurlant – meilleur journal français du monde dans les années 1970-80 -, enfant du rock et père de Sex Machine… Jean-Pierre Dionnet a tout fait dans les très grandes largeurs, quitte à déborder sur la marge. À l’heure de la réédition de Mes moires, un pont sur les étoiles qui balaye 50 ans de pop culture, il se confie à Gonzaï sur son incroyable parcours, la censure, Dune, l’IA et la renaissance de Métal Hurlant.

Image de la première de couverture

En 2019, Christophe Quillien, votre co-auteur, m’avait confié que la première édition de vos mémoires avait nécessité trente-cinq rendez-vous, une centaine d’heures d’entretien, 1 500 000 signes à retranscrire… et qu’il envisageait de prendre une année sabbatique ! Pourquoi cette réédition aujourd’hui ? Avez-vous eu le sentiment de ne pas avoir tout dit ?

Cette première édition est effectivement parue en 2019 aux éditions Hors Collection qui faisait partie d’un grand groupe (Les Presses de la Cité)… et tout a été très compliqué : l’éditrice que j’aimais bien a été remplacée, j’ai été obligé d’effectuer des coupes franches au dernier moment… Bref, je me sens maintenant très bien au Diable Vauvert, dans une structure beaucoup plus petite mais qui publie tout de même Irwin Welsh, Thomas Gunzig et Octavia Butler, ce qui n’est pas rien. J’ai complété et réactualisé quelques éléments car j’avais commis des oublis, dont certains ont pu m’être reproché. Ainsi Boris Bergman, mon vieux compagnon de route, etc. Aujourd’hui, je pense que l’essentiel a été dit… mais il y a certains faits que nous n’avons pas intégrés, personnels ou anecdotiques. Comme la fois où j’ai attrapé la fièvre typhoïde et la salmonellose à Cuba. Raul Castro m’avait offert une villa en échange de mon action pour sauver de vieux films cubains… Mais bon, je ne me souvenais plus de l’année. J’ai ressorti ma vie bout par bout. Heureusement que Christophe était là, car seul je n’aurais pas pu tout balancer. Au final, grâce à ce livre, je constate maintenant que j’ai toujours été au bon endroit, au bon moment.

Comme par exemple d’être embauché chez Pilote en 1971 où vous côtoyez Philippe Druillet et Moebius.

Oui, j’avais de la peine pour Goscinny car il a toujours été très gentil avec moi. Pilote avait plus besoin de Goscinny que Goscinny de Pilote, il nous a ouvert la porte et je pense qu’il a très mal vécu ce 68 affreux. Sans Pilote, pas d’Écho des Savanes, pas de Fluide Glacial, pas de Métal Hurlant… Au départ, avec Druillet et Moebius, nous lançons Métal contre Pilote et Goscinny. De toutes les manières, je n’aurais pas été un bon élément pour ce journal. J’en avais un peu marre d’Astérix, j’adorais par exemple Oumpah-Pah et Iznogoud qui n’ont pas marché du tout.

Comment expliquez-vous aujourd’hui l’influence de Métal Hurlant et le mythe toujours vivace qui l’entoure ?

Métal Hurlant, cela tient de l’extraordinaire, nous l’aurions publié cinq avant ou cinq ans après, cela n’aurait pas marché. Nous avons modifié l’esprit de la science-fiction avec un monde du futur un peu brinquebalant, des HLM de l’espace, des machines bidouillées qui ne fonctionnent pas. Nous avons brisé toute cette iconographie blanche, ces représentations d’autoroutes spatiaux trop clean pour être honnêtes… Nous avons eu raison en ce qui concerne la fin de millénaire. Mais quand j’entends que la réalité contemporaine a dépassé la science-fiction, je ne suis pas d’accord. Non, la science-fiction, c’est ce qui se passera dans 500 millions d’années. Notre petit canard français a envoyé une vague de fond dans la bande dessinée mondiale qui resurgira ensuite dans le cinéma.

À ce propos, quelle attitude adoptez-vous face aux réalisateurs qui ont « pillé » Métal Hurlant ?

Cela dépend. Je me souviens de l’un de mes fous du lundi, c’est-à-dire des hurluberlus qui venaient à la rédaction pour t’apporter des planches ou te proposer des projets aberrants. Un lundi donc, je rencontre un Australien habillé comme Crocodile Dundee qui m’annonce représenter un cinéaste de son pays. Ce dernier, fan du journal, souhaite intituler son futur premier long-métrage Métal Hurlant. Je n’y ai pas cru une seule seconde et je l’ai reconduit poliment à la porte. Un an après, le film sortait en salles, se nommait Mad Max et était réalisé par George Miller ! Cela ne me gêne pas, dans chacun des trois Mad Max, Miller ne vole pas Métal, il rend hommage, de manière totalement assumée, à l’œuvre de Moebius. En revanche, Ridley Scott pille littéralement Moebius dans Blade Runner, c’en est tellement évident que c’en est une honte. Je me suis brouillé avec Ridley Scott alors que nous étions assez copains, j’ai lâché Manoeuvre sur le sujet qui a descendu le film, même si nous trouvions la prestation de Rutger Hauer prodigieuse. Encore aujourd’hui, je vois plein de pellicules à la Métal, trop, à tel point que j’en ai marre : il faut arrêter maintenant avec les fusées rouillées, c’était très bien dans Outland (1981) mais c’est désormais devenu une imagerie traditionnelle. Le film Oblivion (2013) proposait une vision post-Métal intéressante, avec des vaisseaux très simples, très épurés. J’apprécie beaucoup par ailleurs Battlestar Galactica, qui est en quelque sorte du Shakespeare dans l’espace.

Que pensez-vous du Dune réalisé par Denis Villeneuve ? Les deux films s’inscrivent-ils dans la mouvance Métal ?

Complètement ! Lors de la projection, j’ai même vu Denis Villeneuve, grand fan de Métal Hurlant, montrer à Druillet tout ce qu’il lui avait emprunté, notamment une espèce de coléoptère géant qui prenait son envol. Il faudrait que je revisionne les deux films car durant l’avant-première, j’ai surtout observé Villeneuve, son épouse et l’acteur Gérard Butler qui observaient, eux, les réactions du public français. Il peut y avoir autant de versions de Dune que de réalisateurs, la sienne est tout à fait estimable. De toutes les façons, comme me le faisait justement remarquer Villeneuve : « Plus personne ne fera Lawrence d’Arabie ! »

Métal Hurlant, un melting pot d'innovations artistiques

Métal Hurlant a également fait l’objet de censure et de la vigilance excessive de la fameuse Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence…

Oui, nous étions constamment dans leur collimateur. Il faut préciser que Métal était à ma connaissance le seul magazine au monde qui employait un dessinateur mineur en la personne de Serge Clerc, tout en étant une publication interdite aux moins de 18 ans ! Je me souviens d’une scène ahurissante qui s’est déroulée à la première convention de la bande dessinée à la Mutualité en 1973, où je me trouvais avec Druillet et Moebius. Nous avons failli en venir aux mains avec un belge hystérique du magazine Spirou qui n’arrêtait pas de gueuler que nous étions en train de détruire les fondements de la BD. La vague de puritanisme actuelle n’est pas née d’hier : il y a 30 ans, je choisissais de programmer dans un festival, Café Flesh de Stephen Sayadian, un film de science-fiction pornographique remarquablement réalisé et éclairé. A la sortie, Claude Chabrol m’avait dit : « Pas mal, mais tu m’avais laissé espérer mieux et plus salé ». OK, bien reçu. Quand je l’ai rediffusé au Silencio il y a 10 ans, les spectateurs ont quitté la salle, les femmes tout d’abord, qui ont ensuite entrainé leurs maris qui n’en demandaient peut-être pas tant. En 2024, on ne peut tout simplement pas le mettre à l’affiche !

L’esprit Métal a également essaimé dans la littérature grâce à la célèbre collection Speed 17. Qui en a eu l’idée ?

Franchement, Philippe Garnier, qui initialement souhaitait traduire Bukowski dans la langue de Molière, est responsable à 90 % de la collection Speed 17. Mais nous avions chacun nos motivations, je voulais publier Hubert Selby Jr. et Manoeuvre, lui, louchait vers Hunter S. Thompson… Nous avons d’ailleurs failli avoir de sérieux problèmes avec son livre Hell’s Angels au dos duquel Étienne Robial avait placé le logo des Hell’s Angels de Paris. Les mecs débarquent un jour dans les bureaux de Métal, furax : « Vous utilisez notre logo, vous n’avez pas le droit, certains ne peuvent plus marcher pour moins que ça, pas de procès, on va régler ça entre nous, rendez-vous ce soir dans notre club à Crimée… » Manoeuvre était plutôt chaud, moi beaucoup moins ! Finalement, nous y allons, le bar, le frigo et les filles sont au rez-de-chaussée, les Hell’s, froids et impassibles, nous reçoivent à la cave. Cela dure deux-trois heures, on leur dit que nous publions également un magazine de bande dessinée qui s’appelle Métal Hurlant… et là, l’un des Hell’s ouvre sa chemise : il avait le vaisseau étoilé de Druillet tatoué sur tout le torse ! C’était réglé ! Je les aimais bien car ils respectaient un code d’honneur, une sorte de morale et de pureté bien à eux. Quelques années plus tard, j’ai croisé Sonny Barger [célèbre membre fondateur du chapitre d’Oakland, présent à Altamont, NDLR] qui m’a fait part de sa théorie concernant Hunter S. Thompson : ce dernier aurait tout fait pour que les Hell’s lui pètent la gueule afin de conclure son bouquin en beauté et assurer la promo qui va bien.

Une rivalité m’a frappé à la lecture de votre livre, qui m’avait également interpellé dans celui de Philippe Druillet : vos relations compliquées avec Jean-François Bizot. Vous aviez pourtant tout pour vous entendre ?

Jean-François était très cool et c’était très stimulant d’avoir un concurrent qui partage à 80 % le même territoire… mais il voulait nous récupérer et nous contrôler. Venant d’une grande famille, il n’avait pas les mêmes problèmes financiers que moi. Ensuite, il a sorti son magazine de BD, Zoulou, qui m’a un peu cassé, cela a été ma goscinnery à moi. Un jour, Alain de Greef nous convie tous les deux à dîner et nous demande à peu près la même chose que toi : « Je ne comprends pas, vous avez tout pour vous entendre ? » Je réponds : « Tout, oui, sauf l’irresponsabilité de Jean-François quand il incite des gamins de 15 ans à partir sur les chemins de Katmandou. » Ce à quoi Bizot me rétorqua : « Et toi, tu as bien publié les Jalons qui sont quand même très à droite »… Il était mon meilleur ennemi, il ne pouvait y avoir deux coqs dans le même poulailler.

Vous devenez ensuite un enfant du rock et rencontrez le succès populaire grâce à l’émission Sex Machine, co-présentée avec Philippe Manoeuvre. Qu’est-ce que cela a changé ?

Nous ne nous sommes pas enrichis malgré l’audience monstrueuse car nous étions salariés. En revanche, nous sommes effectivement devenus célèbres, et ça c’était nouveau, pas forcément évident, même s’il convient de toujours relativiser. Je me rappelle la réflexion d’un chauffeur de taxi, un vrai à l’ancienne avec la gitane maïs clouée au bec : « C’est vous qui faites l’émission Sex truc, là ? Vos gags ne me font pas vraiment rire, la musique ne me plaît pas du tout, mais les nanas à poil sont vachement bien ! » Nous fonctionnions comme une famille avec Lescure, De Greef, De Caunes, Manoeuvre, Jacky, Burosse qui réalisait Haute Tension, l’émission la plus ambitieuse du programme selon moi… Seul Bernard Lenoir était un peu à part, solitaire, il trafiquait son truc dans son coin. Une grande partie de tout ce beau monde a ensuite contribué aux belles heures de CANAL+. Je me souviens d’une émission spéciale intitulée « Embûches de Noël », tournée à la SFP, avec une rue pavée reconstituée, des maisons construites en dur spécialement pour nous… Les techniciens nous ont avoué qu’ils n’avaient pas vu une telle débauche de moyens depuis Monsieur Marcel Carné. On pouvait voir les Rita Mitsouko dans un cirque, Lio en cendrillon entourée des Téléphone, Siouxsie qui interprétait en français « Il est né le divin enfant » accompagné par Robert Smith aux cymbales, et puis Bashung, en veste lamée dorée, qui se fendit d’un « Stille Nacht » saisissant… On s’amusait bien, c’était un peu notre Rock and Roll Circus à nous. C’est dommage, cette émission ne figure pas dans le coffret DVD Les Enfants du rock de l’INA… Bon, en même temps, il a été retiré très rapidement de la circulation, donc personne ou presque ne l’a… sauf moi !

(C) Jean-Marie Marion

 

J’ai également la chance d’en posséder un exemplaire. Cette affaire est toujours restée nébuleuse, que s’est-il passé exactement ?

En 2013, je me suis rendu au cocktail de lancement en compagnie de Jacky. Là, je félicite le responsable du projet, notamment pour avoir réussi à faire figurer dans le boxset du Bashung période Bergman et un extrait de concert des Rolling Stones, cela a dû être dur d’obtenir les droits, etc. Je sens alors un ange passer, une de ses collègues lui confirme que tout va bien, que les aspects juridiques ont été réglés. Résultat, deux jours plus tard, le matin même de sa mise en vente, le coffret est saisi partout. Personne n’avait demandé d’autorisations à personne. Même Étienne Robial, concepteur du logo qu’il avait déposé, a râlé… on ne fait pas n’importe quoi ! Nous avons bossé deux ans pour sortir le coffret Sex Machine en 2011 et encore, le côté juridique était géré par un professionnel aguerri, un Marouani, mais il a quand même mis deux ans, tout Marouani qu’il était. Jacques Brel racontait d’ailleurs qu’il comptait les Marouani pour s’endormir…

Depuis l’automne 2021, Métal Hurlant a ressuscité sous forme de mook trimestriel à dos carré. Vous avez annoncé que le hors-série « Spécial Chats », actuellement dans les kiosques, était le dernier numéro pour lequel vous assurez la rédaction en chef. Personne n’y croit une seule seconde ! Êtes-vous sur le point de démarrer une tournée d’adieux à la Kiss ?

Ah, ah, moi-même, je n’y crois pas ! Quant aux chats, c’est un sujet que nous n’avions jamais traité dans Métal Hurlant, alors que ces félins sont propices à tous les fantasmes. Ils font parfois des choses affreuses et ils ne sont gentils, le plus souvent, que par intérêt ! Je passe de temps en temps, comme aujourd’hui, dans les bureaux des Humanos où je fais un peu figure d’ange tutélaire. Quelques anciens comme Florence Cestac et Jean-Claude Denis sont encore dans le coup, qui encadrent de petits nouveaux, comme Lolita Couturier qui a publié Détour par Epsilon, un remarquable premier album. Quand je lui ai demandé quelles étaient ses BD préférées, elle m’a répondu qu’elle n’en lisait jamais, aha !

« Les débats contemporains autour de l’intelligence artificielle me font penser à ceux du début du siècle dernier, quand les gazettes affirmaient que la vapeur des trains étoufferait sans aucun doute les voyageurs dans les tunnels ».  

L’IA, tellement prophétisée et utilisée dans la science-fiction, constitue aujourd’hui une réalité concrète. Que pensez-vous de cette révolution en marche, notamment dans le domaine artistique ?

J’ai toujours défendu l’IA ! Stéphane Ross, qui est malheureusement décédé l’année dernière, produisait des choses extraordinaires de cette manière. Je connais des dessinateurs réputés qui l’utilisent mais qui ne l’avoueront jamais. C’est trop tard pour moi, mais l’IA constitue un merveilleux champ des possibles pour la jeune génération, tout du moins si celle-ci possède un  sens artistique bien réel et si elle sait utiliser cette intelligence sans se faire dépasser par l’outil. Nous sommes perdus si nous laissons l’IA aux informaticiens ! Les débats contemporains autour de ce sujet me font penser à ceux du début du siècle dernier, quand les gazettes affirmaient que la vapeur des trains étoufferait sans aucun doute les voyageurs dans les tunnels.  

Vous avez joué au ping-pong avec Michael Jackson, dansé avec Mick Jagger, foiré sous cocaïne une interview avec Annie Lennox… qui aimeriez-vous rencontrer en 2024 et quels sont vos futurs projets ?

Je ne sais pas car on ne décide pas des rencontres. Il y a sept ans, j’ai assisté à Londres à Sunny Afternoon, la comédie musicale de Ray Davies, qui était d’ailleurs remarquablement interprétée par de jeunes artistes. Je commence à discuter tout à fait par hasard avec un spectateur qui s’est révélé au final être Martin Freeman, le Docteur Watson de la série Sherlock et le Bilbon Sacquet de la trilogie du Hobbit. À la fin des années 1990, je croise à New York Jam Master Jay de Run DMC chez Brooks Brothers. Il me présente un petit jeune prometteur dont il s’occupe et qui s’appelle 50 Cent… C’est sans fin ! Il n’y a pas de stars pour moi, je n’y crois pas. Je pense que tous les artistes sont des infirmes qui ont un vide à combler. Quelques-uns ont changé ma vie et je suis content qu’ils aient eu assez de soucis pour développer leur art. Personnellement, j’ai deux projets liés à la science-fiction, mais aussi un western qui, je le pense dans mon orgueil infini, pourrait bien révolutionner le genre. Je travaille également sur un roman qui me fait sortir de ma zone de confort. Il commencera magnifiquement comme du Borges et s’achèvera lamentablement comme du Ikea… Dans six mois, étant donné mon grand âge, je ne serai plus autorisé à lire Le Journal de Tintin, et je m’en fous totalement !

Mes moires, un pont sur les étoiles, par Jean-Pierre Dionnet (avec Christophe Quillien), Éditions Au diable vauvert

Métal Hurlant Spécial Chats – Hors-série
https://www.humano.com/album/37907

Métal Hurlant - Hors-série Numérique V2 : Spécial chats

11 commentaires

  1. Metal-Hurlant à jamais
    Personne ne peut comprendre la révolution que ça à déclancher
    Sauf les vieux comme moi 😗

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*
*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

partages