Début des années 2000. Sur la pochette du premier album des Norvégiens de Kings of Convenience, un grand échalas roux, binoclard et sacrément pâle regarde dans le vague tandis que son compère console une jolie fille en arrière-plan. Son petit nom ? Erlend Øye. Près de 25 ans plus tard, l’adolescent un peu loser a bien évolué. Il est même devenu le type le plus cool de l’indie-pop. Alors que sort son nouvel album solo enregistré avec un clan sicilien, il est temps de se pencher sur le parcours de ce songwriter fantasque qu’on n’avait pas vu venir.

La première fois qu’on vu Erlend Øye en chair et en os, c’était à la Cigale en juin 2004. Il assurait avec Eirik Glambek Bøe, son binôme au sein de Kings of Convenience, la première partie de Phoenix, alors en pleine tournée Aphabetical, leur excellent album de blue-eyed soul. Le public parisien se montra plutôt indifférent à leur prestation – les deux voix fragiles et les arpèges délicats du groupe couvrant à peine le bruit des discussions parisiano-parisiennes palpitantes qui résonnaient dans la salle (à notre gauche, il était question d’un certain Mathias qui avait investi dans une boite de com). Au bout de quelques morceaux, Erlend surprit tout le monde en s’adressant à l’audience : « hey, nous sommes venus de Bergen exprès pour chanter devant vous ce soir, essayez de nous écouter ! ». Puis à la chanson suivante, il se mit en tête de descendre dans la fosse, guitare à la main,  afin d’aller chercher un à un les spectateurs récalcitrants et capter leur attention – pour un résultat plutôt convaincant d’ailleurs. On s’était dit que ce gars-là en avait sous le capot.

Quiet Is the New Loud Kings of Convenience - SensCritique

À la sortie du concert, on avait retrouvé le musicien sur le trottoir, discutant avec le badaud pour finir par prendre le large sur le scooter d’une spectatrice bien décidée à lui faire découvrir la capitale – pour le reste, cela ne nous regarde pas. La chose sautait déjà aux yeux : alors que son comparse renvoyait une image de jeune homme taciturne et réservé, Erlend Øye affichait tout l’inverse. On découvrait un garçon extraverti, joyeux, solaire, affable, rigolard, débordant d’énergie et de projets. Bref, pas du genre à verser dans le shoegazing en gémissant, les yeux vissés sur ses chaussures. Ses caractéristiques si particulières – sa manière gauche de danser, ses immenses lunettes, ses vêtements trop larges et bricolés, sa nonchalance fantaisiste si loin des poses folk -, il les a assumées voire cultivées au point de devenir un personnage reconnaissable entre mille. Un personnage dont la voix à la fois froide et suave – clairement l’une des plus belles sur le marché pop actuel – est à ranger quelque part entre celles d’Astrud Gilberto et de Colin Blunstone des Zombies.

Ainsi, au fil des années, des formations et des styles musicaux, Erlend est devenu ce grand cousin d’Europe du Nord dont on attend avec impatience le passage près de chez nous, celui que les garçons admirent et dont les filles sont secrètement amoureuses (l’inverse marche aussi). Celui qui s’est également affirmé comme un véritable songwriter tant il a multiplié, en solo ou avec Kings of Convenience et The Whitest Boy Alive, les petites merveilles qui squatteront pour longtemps encore les playlists de nos comptes Deezer partagés. Nous en avons sélectionné quelques-unes afin de retracer son parcours.

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Know How, avec Kings of Convenience (et Feist)

Bergen, petite ville de la côté sud-ouest de la Norvège. C’est ici qu’ont grandi Eirik Glambek Bøe et Erlend Øye. « Bergen est une ville tranquille. Presque trop. À tel point que tu passes ton temps à attendre que quelque chose arrive » expliquent-ils. Ce quelque chose, c’est la musique et son rêve de succès qui ouvrent les portes vers d’autres horizons. Les deux amis apprennent la guitare et montent avec quelques étudiants un groupe de rock qui ne marque pas les esprits. On les retrouve quelques années plus tard avec deux guitares acoustiques sous le nom de Kings of Convenience. Surprise : après quelques titres sortis sur le label américain Kindercore, une petite hype pointe le bout de son nez. Leur premier album Quiet Is the New Loud remporte dès sa sortie tous les suffrages. Kylie Minogue adore, la presse les compare à Simon & Garfunkel (qu’ils n’ont jamais vraiment écouté) et les voilà catapultés fer de lance d’un fumeux New Acoustic Movement.

C’est parti pour une grande aventure d’une décennie où ils enchainent trois albums de très bonne facture sur lesquels les deux musiciens entremêlent leurs voix pour concevoir des mélodies et des harmonies claires comme de l’eau de roche, avec un songwriting qui oscille entre bossa nova (Singing Softly to me, Mrs Cold), folk (Know How, Homesick) et indie-pop (Failure, Boat Behind, I’d Rather Dance with You). S’en suivent des tournées aux quatre coins du globe durant lesquelles le groupe – emmené par un Erlend Øye qui se révèle être un entertainer de première – se produit devant des dizaines de milliers de personnes. Maintenant, tout le monde les écoute.

Remind Me, avec Röyksopp

Au début des années 2000, il n’y a pas que des guitares acoustiques à Bergen. Bien au contraire, la ville encapsule une scène électronique bouillonnante dont Annie, Datarock, Bjorn Torske, Erot, Röyksopp et le label Tellé Records sont les plus sémillants représentants. Les médias présentent alors l’endroit comme un pays de cocagne brumeux, flanqué entre la montagne, le ciel et la mer, qui semble infuser un certain onirisme sur les enregistrements locaux. C’est le cas du premier album de Röyksopp, Melody A.M, une parfaite synthèse entre les climats atmosphériques de l’ambiant et la house mainstream de l’époque, avec une touche de fraîcheur indéfinissable qui en fait l’une des plus grandes réussites de l’année 2001.

Outre la présence d’Anneli Drecker de Bel Canto, les Norvégiens convient le voisin Erlend le temps de deux morceaux : le tubesque Poor Leno et le plus rêveur Remind Me. La suite pour Röyksopp ? Un inexplicable virage à 360 degrés vers une électro racoleuse d’où s’est évaporée toute magie. Erlend, dont la voix s’accommode à merveille aux sonorités synthétiques, devient quant à lui l’égérie de cette nouvelle scène qui ne jure que par les machines.

Ghost Train, avec Morgan Geist

Derrière Unrest, son premier album solo, il y a une idée : parcourir le monde pour enregistrer dix titres avec dix producteurs électro différents. Ainsi, Erlend se retrouve à Rennes avec le groupe Minizza, à Rome avec Jolly Music ou à Berlin avec Schneider TM et enregistre le tout dans l’urgence : pas plus de cinq jours par morceaux.

Le résultat est plutôt inégal voire un peu trop lisse par endroit mais comporte tout de même quelques fulgurances parmi lesquelles Every Party Has a Winner and a Loser produit par Prefuse 73 (la classe) ou Ghost Train, un exercice de style eighties froid et implacable comme un lac gelé scandinave que met en son Morgan Geist, figure de la house américaine avec Metro Aera.

For the Time Being, avec Phonique

Dans la foulée, la crème de l’électro le sollicite pour poser sa voix sur leurs compositions, notamment le très percutant  Keep On Waiting de DJ Hell ou le For The Time Being de Phonique, devenu un classique de la deep house.

Surtout, le très branché label Studio !K7 l’invite à concocter un disque dans leur prestigieuse collection DJ-Kicks. Plus qu’une simple playlist de ses influences musicales (Phoenix, Justus Köhncke, Cornelius, The Rapture…), Erlend prend un malin plaisir à chanter par-dessus son mix, à l’image d’un A Place in my Heart (un à capella réalisé pour le groupe Star You Star Me) qu’il superpose au Lullabye de Morgan Geist pour un résultat d’une beauté désarmante. Fait notable pour une compilation, le magazine Pitchfork plaça Erlend Øye’s DJ-Kicks dans la liste des 200 meilleurs albums des années 2000. Indie-credibility : au maximum.

1517, avec The Whitest Boy Alive

Berlin, 2003, la musique électronique, les loyers pas chers, les friches industrielles réaménagées en studios d’enregistrement, l’émulation créative, tout ça. Erlend s’associe avec trois blancs-becs dans l’optique de monter un groupe. L’objectif ? Jouer de l’electro-pop minimale et discoïde sans utiliser la moindre machine. Et ça marche : la formation enchaine deux albums dans lesquels un piano électrique Rhodes funky et une section rythmique ultra efficace rencontrent la voix mélancolique de la grande duduche ; un contraste qui visiblement séduit d’emblée les foules. Arrivés à Mexico, on est plutôt étonné de voir le déchaînement de joie des fans qui connaissent chaque chanson par cœur. Ça sera bientôt le cas dans chaque pays dont ils foulent le sol.

Sur scène, c’est la fête, Erlend s’affirme comme le showman qu’il a toujours voulu être, se trémousse, blague, descend dans la salle pour sautiller avec le public, reprend Around the Word de Daft Punk à Paris et Music Sounds Better with you de Stardust à Jarkata. The Whitest Boy Alive devient le groupe que les festivals s’arrachent et qui fait danser les foules. Mais toutes les bonnes choses ont une fin : en plein succès, Erlend, en bon dilettante qui n’en fait qu’à sa tête, raccroche pour se consacrer à une carrière solo.

La Prima Estate

En 2012, le Norvégien quitte les frimas de la Scandinavie pour débarquer en Italie. Très vite, on le rencarde sur Syracuse où il multiplie les rencontres en un rien de temps, comme partout ailleurs. Coup de cœur pour la ville, la vie, les gens.

Là-bas, il vit la dolce vita, la vraie. Il achète une maison avec un grand jardin où il organise des dîners au clair de lune avec ses nouveaux copains musiciens, fait du stop pour se déplacer, apprend les rudiments de la langue et découvre l’inoubliable variété italienne des années 60 et 70, Gino Paoli et Fred Bongusto en tête. Il s’en inspirera pour composer son premier titre dans la langue de Federico Fellini baptisé La Prime Estate qui fait un carton. Une pop song radieuse qui évoque sa joie sincère de goûter à une nouvelle vie baignée d’amour, de soleil et de ritournelles transalpines. Et tout ça sans la moindre once de second degré.

Grande, Grande, Grande

Avant de s’attaquer à un album uniquement en italien, la grande perche se chauffe en reprenant des classiques du pays seul à la guitare. On a ainsi pu le voir à Milan ou Syracuse faire redécouvrir aux locaux des chansons d’anciennes gloires comme Bruno Martino (Estate, E la chiamano estate), Mina (Grande Grande Grande) ou Alan Sorrenti (Figli delle stelle) sur lesquelles son timbre inimitable et ses arrangements minimalistes nous font franchement quelque chose.

Fence Me In, avec Hjálmar

Délaissant un temps ses nouvelles terres italiennes, le chanteur fait escale en Islande pour enregistrer un album avec un groupe de…reggae. Oui, ça fait flipper. Mais pas de panique, il s’agit plus de « lovers rock » (un genre de reggae entre rocksteady et soul très prisé à Londres dans les années 70), prévient-il avant la sortie. Legao est donc son premier LP solo joué avec de vrais musiciens.

À l’intérieur, des chansons anecdotiques et de franches réussites dont le moelleux Fence Me In en ouverture, l’instantanément classique Bad Guy Now et un Garota tout en romantisme cuivré. Pourquoi du reggae alors ? Pour continuer à écrire des chansons d’amour intimistes tout en faisant danser les gens, rétorque-t-il.

Rocky Trail, avec Kings of Convenience

2021. Le monde se relève enfin de la pandémie et Kings of Convenience sort d’une longue pause discographique de douze ans. « Et les voilà qui reviennent au moment où on avait le plus besoin d’eux », s’émeut un youtubeur dans les commentaires de la vidéo domestique de Rocky Trail, une chanson lumineuse dans laquelle on les retrouve comme on les avait quittés. Au menu : cordes pincées, harmonies pastorales et structure sans refrain, tout cela saupoudré de quelques notes de vibraphone et de Wurlitzer signées Alexander Von Mehren (un glorieux compatriote norvégien dont il faudra reparler un jour).

Matrimonio di Ruggiero, avec la Comitiva

Retour en Sicile. Erlend se lie d’amitié avec Luigi, Stefano et Marco du groupe la Comitiva avec qui il joue dans la rue ou à l’occasion de fêtes improvisées. Une période qui coïncide avec son quarantième anniversaire durant lequel on lui offre un ukulélé, « c’est une composition très différente d’avec une guitare, beaucoup plus libre sur le plan des accords », explique le chanteur à FIP en 2023. Il va s’en servir pour composer la majorité des titres qui figurent sur son nouvel LP, comme ce ravissant Matrimonio di Ruggiero. Accords de bossa nova splendides, mélodie aérienne, fanfare légère et réminiscences de traditions siciliennes… le titre, qui évoque autant l’allégresse que la douce mélancolie des soirs d’été, ouvre le disque d’une bien belle manière, bientôt rejoint par quelques splendeurs comme Paradiso ou Morning and Afternoons.

L’album est surtout un prétexte à entamer une grande tournée. Ainsi, on a pu voir il y a quelques semaines, Erlend et ses ragazzi jouer au beau milieu de la foule du Cabaret Sauvage à Paris dans ce qui est d’ores et déjà un des concerts les plus heureux de l’année ou faire un bœuf avec des musiciens locaux à Barcelone avant de rejoindre l’Allemagne puis probablement l’Amérique du Sud ou l’Asie. Un énième tour du monde jalonné de fêtes, de rencontres et de musique donc, constate-t-on presque un peu jaloux de ce lifestyle nomade. Qui sait, c’est peut-être à ça que rêvait le jeune rouquin au regard dans le vague sur la pochette du premier album de Kings of Convenience.

Erlend Øye & La Comitiva, sortie le 17 mai chez Bubble Records.
https://say-yes.eu/artist/erlend-oye

Erlend Øye & La Comitiva - La Comitiva

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