Déjà 30 ans qu’Edouard Baer balade « sa silhouette de dandy lunaire et fantaisiste », comme on dit à Télérama, dans un paysage artistique hexagonal morose où il s’est logiquement taillé une place de choix, au point de devenir le dépositaire quasi officiel d’une certaine idée du music-hall à l’ancienne. Notre reporter, groupie numéro un du comédien, trace ici les contours de sa carrière singulière et nous explique comment il a peu à peu réussi à construire une « œuvre » cohérente à coup de films bancals, d’émissions improbables et d’happenings théâtraux insensés.

Un soir d’hiver à la sortie de l’avant-première de Daaaaaali ! (le meilleur film de Dupieux depuis sa période américaine), on cherche en vain Edouard Baer. Pendant que Jonathan Cohen et Quentin Dupieux taillent le bout de gras avec les journalistes et enchainent les photos avec les spectateurs, lui a déjà mis les voiles. On nous avait prévenus, il est capable d’apparaître et de disparaître aussi vite, fidèle à son personnage d’artiste en fuite qu’il a affiné tout au long de sa carrière. On l’imagine déjà dans le troquet d’en face, naviguer de table en table, en cabotinant comme à son habitude, toujours flanqué de ses acolytes habituels, maître trancheur de jambon et turfiste borgne en tête.

En attendant son retour (qui n’arrivera pas), c’est l’heure de la promo. Jonathan Cohen : « L’équivalent actuel d’un Salvador Dali, ça pourrait être Edouard, notamment pour son sens du happening. Pour moi, c’est un des plus grands génies français vivants ». Dupieux : « Il nous tue et pas que de rire. Il fait aussi ce que faisait Dali en interview, il prend le contrôle tout de suite et ne se laisse pas embarquer. Il nous bluffe ». Pas étonnant que sur YouTube, les archives de ses sémillants passages dans les médias – notamment ceux où il improvise avec un Benoit Poelvoorde en roue libre – cumulent un nombre de vues impressionnant, avec en-dessous des tas de commentaires de fans transis d’admiration (« La célébrité la plus humaine, la plus poétique, la plus belle de notre époque je pense. Extraordinaire de douceur et d’humanité ce gars », ce genre).

Baer, au micro d’Antoine De Caunes, quelques jours plus tard : « Notre point commun avec Quentin Dupieux, c’est peut-être d’accepter que nous sommes des petites boutiques, d’essayer de faire des trucs dans nos coins et d’attendre que les gens viennent à nous, d’avoir parfois confiance dans nos choses un peu bancales. Dupieux, ça fait longtemps qu’il fait des films et ce n’est que récemment que beaucoup de gens s’y intéressent mais lui continue à faire ses films avec la même fantaisie ». Et c’est vrai qu’on peut en dire autant du Edouard Baer cinéaste. Sauf que ses films à lui sont souvent des bides, ce qui ne l’empêche pas de creuser coûte que coûte le même sillon, avec un panache qui force le respect. « Le succès c’est d’aller d’échec en échec sans perdre son enthousiasme » disait tonton Churchill.

Ce sillon, il le creuse également dans ses pièces de théâtre – qui, elles, sont des cartons – et ses formidables émissions de radio, où il donne la pleine mesure de son talent oratoire. On y retrouve sa légendaire micro-société nonsensique dans laquelle, en bon Monsieur Loyal, il virevolte avec élégance entre un musicien sénégalais, un enfant qui récite une poésie, une célébrité du cinéma français, un faux poète à l’accent toulousain, un marin pêcheur évoquant les affres de son métier ou une tripotée de « gens du spectacle » qui n’auraient pas dépareillé chez Michou ou au cirque Bouglione. Le tout dans un joyeux bazar semi improvisé, une sorte de marque de fabrique chez lui. On vous détaille sa vie, son œuvre ci-dessous, vidéos à l’appui.

La Grosse Boule, sur Radio Nova (1992-1997)

On passe sur sa jeunesse dorée parisienne où il fréquente les fils de riches d’abord au fameux collège Stanislas puis à la non moins fameuse École Alsacienne ou, dans un autre genre, au « Club des analphabètes cons mais attachants », présidé par un certain Frédéric Beigbeder.

Après un passage au cours Florent où il fait la connaissance d’Isabelle Nanty, il pousse, en compagnie d’Ariel Wizman, déjà journaliste chez Actuel, la porte de Radio Nova où Jean-François Bizot donne sa chance à tous ceux qui ont des choses à dire. Ça tombe bien, Baer a déjà beaucoup de choses à dire et ses improvisation avec un Wizman qui dit « vouloir cultiver l’art sophistiqué de dire n’importe quoi » font mouche.

Émission cultissime, La Grosse Boule (d’après le titre d’une chanson de Frédéric Botton) est une matinale qui dynamite les codes du genre. C’est frais, joyeux, libre, audacieux, absurde, bref un peu tout l’inverse de ce qu’est devenu le Nova de Mathieu Pigasse. Des rubriques apparaissent puis disparaissent aussitôt, des invités venus faire leur promo repartent bredouilles et on y croise déjà des personnalités qui feront partie de la future garde rapprochée du comédien (Léa Drucker, François Rollin, Atmen Kelif…). Presque personne n’écoutait à l’époque mais bizarrement tout le monde s’en souvient.

Des faux documentaires sur CANAL+ (1996-1999)

En parallèle de leurs pérégrinations radiophoniques, Baer et Wizman sont recrutés par CANAL+ (rappelons comme à l’époque la chaine cryptée pillait allègrement les talents de la petite entreprise de Bizot) pour y proposer une série de faux documentaires souvent bien fendards. Wizman : « Il ne faut pas s’attendre à voir deux sketchmans qui font des gags. Il n’y a dans ce qu’on fait jamais de chute, il n’y a parfois aucun évènement comique. Il n’y a pas la volonté d’aller chercher les gens sur les thèmes qui les intéressent ; la voiture, les impôts, les hommes politiques. C’est un humour qui ne tient absolument ni à l’actualité ni au quotidien des gens, un humour de gens qui sont un peu coupés du monde, sans besoin forcément du monde, qui imaginent des choses et se font rire eux même ».

On conseille de visionner en priorité « Les Boissons », « Le XVIe arrondissement » ou « Paris by night » avec un Patrick Eudeline parodique assez irrésistible baptisé Bob Robieux.

Le Centre de visionnage de l’émission Nulle part ailleurs, dans le but de contribuer à son amélioration dans la mesure où il y aurait lieu de le faire, sur CANAL+  (1997-1999)

Encore ce goût des titres à rallonge. Orphelin d’Ariel Wizman, qui a préféré passer son chemin pour poursuivre dans le journalisme, Baer invente une pastille de quelques minutes diffusée en direct chaque soir à la fin de l’émission Nulle part ailleurs. Le dispositif – une caméra surgit dans une sorte de débarras, surprenant un bric-à-brac d’objets et de comédiens, avec en fond sonore un titre festif oublié d’Honoré Bostel – donne le ton de ce rendez-vous qui deviendra de plus en plus populaire au fil des mois. On y croise, entre autre, des personnages aussi gênants que récurrents (Maître Morissard interprété par Gilles Gaston-Dreyfus, Chico joué par Patrick Mille…), des célébrités venues se prêter au jeu (Jamel Debbouze, Jackie Berroyer, Claude Chabrol…), un sosie qui ne ressemble à personne, une horloge humaine, une fourchette géante et une collection de perruques qui a de quoi rendre jaloux Patrick Sébastien.

Si les premiers épisodes patinent un peu à cause d’un concept pas folichon (un debrief de l’émission qui vient d’avoir lieu), Baer va peu à peu trouver un style, une ambiance, une recette qu’il reproduira par la suite : au sein d’un microcosme fantaisiste et effervescent, il est le chef d’orchestre dépassé d’une troupe de musiciens dissonants qui jouent chacun une partition différente. Comme d’habitude, il semble y avoir un canevas écrit mais le reste n’est qu’improvisation, avec un goût prononcé pour le malaise et le ratage. C’est périlleux mais ça passe.

La Bostella, au cinéma (2000)

On prend les même et on recommence. Édouard emmène les principaux acteurs-personnages de son Centre de Visionnage dans un mas méridional pour préparer la nouvelle saison de leur show. Sauf que tout ne se passe pas comme prévu : la piscine est désespérément vide, des conflits d’égo pointent le bout de leur nez et leur hôte (joué par l’excellent Francis van Litsenborgh, physionomiste célèbre des nuits parisiennes) s’avère légèrement antisémite. Surtout, ce qui devait ressembler à un sympathique brainstorming estival tourne à l’humiliation collective en vase clos. Avec des personnages en pleine déliquescence, comme ceux des « Idiots » de Lars von Trier, qui n’arrivent visiblement plus à trouver l’inspiration comique.
Au milieu du marasme, Baer, en arbitre des élégances démissionnaire, part faire la fête dans les villages alentours et en profite pour mettre en image son goût pour l’ivresse et les rencontres inattendues. Un docu-fiction filmé un peu à l’arrache et plein de maladresses qui joue sur la limite, toujours très ténue, entre rire et bide, gaieté et désolation, comédie et drame. Culte, encore une fois.

Le Grand Plongeoir, sur France 2 (2003)

Eté 2003, France 2 laisse carte blanche à Baer et sa bande pour lancer un divertissement de deuxième partie de soirée le samedi. Quelle audace ! En résultera des scores d’audience faiblards et des courriers de lecteurs dans Télé 7 jours plutôt cocasses (« mais qu’est-ce que vous nous avez encore mis après Fort Boyard, on ne comprend rien, et en plus avec l’argent de nos impôts »). Pas grave, Le Grand Plongeoir est un petit miracle cathodique. Une « émission-spectacle » tournée dans un salon bar azuréen qui sent bon les vacances. Il y a des happenings hasardeux, des faux experts pontifiants, des duplex grotesques, des documentaires bidonnés façon Confessions Intimes et des conversations surréalistes, notamment avec Darry Cowl, maître en la matière. Le duo Edouard Baer-François Rollin s’y montre particulièrement en verve. Une parenthèse estivale radieuse, qui, évidemment, n’est plus jamais revenue.

Akoibon, au cinéma (2005)

Souvenir d’une séance de cinéma à Bastille où des grappes de spectateurs quittent la salle alors que le film n’en est même pas à sa moitié, s’estimant « trompés sur la marchandise ». C’est qu’Akoibon est loin d’être la comédie populaire qu’on peut s’imaginer lorsqu’on voit Baer et Poelvoorde assurer une promo tonitruante dans une émission d’Arthur en prime time sur TF1. C’est plutôt un film méta un peu dépressif qui mêle plusieurs registres différents. Baer incarne Daniel, un homme en fuite qui lâche femme et enfants pour rejoindre sur une île une belle inconnue avec laquelle il a sympathisé sur un forum de fans de George Moustaki. Ouais, quand même. Une île où règne en maitre un certain Chris Barnes, ex grand manitou du showbiz seventies, interprété par un Jean Rochefort qui semble avoir trouvé en Baer un fils spirituel et par-là même une seconde jeunesse.
Il y a tout un tas d’intrigues qui ne tiennent pas debout, à tel point qu’au bout d’une heure de film, l’équipe technique et les comédiens lâchent l’affaire avant de sombrer peu à peu. Sans équivalent dans le cinéma français.

La folle et véritable vie de Luigi Prizzoti, au théâtre (2006)

« Buena sera , signore , signori. La vie est une comédie italienne. Tu ris, tu pleures, tu pleures, tu ris. Tu vis, tu meurs, tu meurs, tu vis. Comediante. Tragediante […] En piste les artistes », s’exclamait Guy Bedos en 1986 dans sa célèbre tirade hommage à Fellini et compagnie. Un bon résumé de ce qu’a essayé de faire Baer en enchainant quatre pièces de théâtre de sa création pendant près de dix ans. La première est une ode un peu magique au music-hall et à la commedia dell’arte. Reliés par un mince fil rouge (la vie de Luigi, aspirant comédien), on y retrouve différents numéros de personnages fantasques dont certains déjà aperçus dans Le Grand Mezze, un rendez-vous théâtral que Rollin et Baer avait institué au théâtre du Rond-Point. S’ensuivront Looking for Mr Castang en 2007, Miam Miam en 2009 et À la Française en 2012, un cran au-dessous. Edouard vit alors son rêve de directeur de troupe et mène la vie des gens du spectacle pour laquelle il semble avoir toujours été fait. Pat le Rat nous sert du vin chaud à l’entrée du théâtre, une fanfare nous accompagne jusqu’au métro, c’est la fête, on rit, on pleure, tout le monde finit au resto à manger du gigot. Baer, véritable feu follet, court partout et réussit à transposer l’effervescence des coulisses sur les planches, ou inversement.

Plus près de toi, sur Radio Nova (2016-2018)

Retour sur la radio de ses débuts pour une matinale mémorable. Ça commence toujours par un monologue fulgurant sur fond de François de Roubaix, Francis Lai ou Ennio Moriccone. Puis, il y a le fidèle François Rollin et ses jeux insensés à mourir de rire. Puis des flashs, des bulletins météo, de la musique live sous la grande verrière de Nova et une poignée de personnages issus de l’imagination du génial Arnaud Aymard dont un Mickey Coquin survitaminé. Chose nouvelle, entre deux digressions drôlissimes, Baer se frotte à la réalité et donne la parole à la France qui se lève tôt.

Ouvert la nuit, au cinéma (2017)

Son film le plus lisible et représentatif de son « univers ». Baer incarne Luigi, un directeur de théâtre qui a une nuit pour trouver de l’argent afin de sauver son établissement. Mais au lieu de passer quelques coups de fil, il décide de fuir dans la nuit. « Tu te rends compte qu’on est samedi soir à Paris ? On ne va pas se laisser enfermer. Allez, on y va, on fait les choses en vrai, on va voir les gens en vrai, on les touche, on parle, on discute, on se réconcilie, on boit un coup », fanfaronne Luigi avec un débit de mitraillette en début du film. Si le personnage, plus retors qu’il n’y parait au premier abord, est inspiré de Jean-François Bizot, son insatiable curiosité pour les autres et son goût pour la mixité sociale, impossible de ne pas penser à Baer lui-même, son bagout inouï, sa mélancolie chronique. Sa peur de la solitude aussi, quand la fête s’arrête. « Je voulais faire le portrait d’un personnage qui nous accompagnerait une fois que le film s’est éteint et qui nous soutienne quand on est un peu pessimiste, quand on a pas le courage de sortir de chez soi, qu’on a pas envie d’aller à l’aventure, à l’inconnu », déclarait-il à la sortie du film.

Si on ne croit pas une seule seconde à l’intrigue, cette déambulation grisante à cent à l’heure est un bon prétexte à filmer en version « réalisme magique » le Paris des troquets, des marges joyeuses et du monde du spectacle. C’est beau une ville la nuit.

Lumières dans la nuit, sur France Inter (2018-2020)

En parallèle des Elucubrations d’un homme soudain frappé par la grâce, sa pièce la plus personnelle où il joue un comédien en fugue – tiens, tiens – et qui quitte la scène en pleine représentation, Baer s’arroge la case de fin de week-end sur France Inter pour lutter contre la fameuse déprime du dimanche soir. Même ton que Plus près de toi, même tapisserie sonore, même équipe… l’animateur officie la plupart du temps au Belair, le bar de la Maison de la radio, et comme à son habitude, virevolte en passant du coq à l’âne et en terminant rarement ses phrases, le tout dans un brouhaha organisé.
Il y reçoit ses amis artistes pour quelques beaux moments (on pense à Christophe et sa superbe interprétation des Paradis Perdus), des enfants venus réciter des poésies et les figures récurrentes de sa petite galaxie artistique – François Rollin, Atmen Kelif, Patrick Boshart, Fred Tousch et Arnaud Aymard squattent régulièrement les micros tout comme l’inusable Tito, le coupeur de jambon-guitariste de flamenco qui ponctue l’émission de jingles hasardeux. On n’oublie pas Alexandre Astier qui y tient une chronique (« Les grands coups de fil de l’histoire », absolument hilarant) et Jack Souvant qui sillonne la ville pour donner la parole à la femme et l’homme de la rue. Bref, on se marre mais pas que. Tout est écoutable sur le site de France Inter, allez-y gaiement.

Adieu Paris, au cinéma (2022)

Autre souvenir : ma copine et moi qui courrons pour ne pas arriver pas trop en retard à la toute dernière séance du film programmée dans la capitale. Il n’est sorti que depuis quelques semaines et le voilà déjà absent des salles. Et pourtant, pour son quatrième long-métrage, Baer a envoyé du lourd niveau casting : Pierre Arditi, Benoît Poelvoorde, François Damiens, Bernard Le Coq, Bernard Murat, Gérard Depardieu, Daniel Prévost et Jackie Berroyer jouent une ribambelle de vieux messieurs qui se réunissent pour un déjeuner mondain à la Closerie des Lilas. Osé à l’ère de Me Too. « Comme c’est beau un homme à table, un homme face au pot-au-feu », déclame avec une fausse solennité Baer dans la bande annonce de ce huis-clos, comme d’habitude, aussi boiteux que singulier.

Avec un propos plus amer que ses précédentes réalisations, il semble dresser le portrait d’une génération en train de disparaitre.  Celle des Trente Glorieuses, des « royal au bar » qu’il a vu étant jeune fanfaronner chez Castel, d’une certaine idée du monde du spectacle habité par des personnages aussi fascinants qu’ambivalents. Baer, à Technikart en 2020 : « C’est une maladie la nostalgie, encore plus quand elle concerne des choses qu’on n’a pas connues, quand on s’invente des choses pour se faire du mal. J’aurais aimé avoir cette tendance à voir les choses joyeusement, j’aime bien les gens enthousiastes. Bizot était toujours partant pour un son qu’il avait entendu là, telle banlieue, tel quartier de New York. C’est une gymnastique. Moi, j’ai un peu le goût des choses mourantes ». À sa sortie, la presse salue l’effort mais émet un regret : Baer n’a pas encore réalisé son grand film de bande « cassavetien », son « Husbands » à lui. Pas le temps pour l’instant : le voilà de nouveau sur les planches au printemps. Pas pour fuir cette fois-ci mais pour… présenter sa candidature pour les plus hontes fonctions. Et il y a aura des majorettes, annonce-t-il, hilare.

3 commentaires

  1. catherine pas 2 bises bises é l’ot conne du plateau fallait dire que vous aviez le covid au president combien d emorts deja ?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*
*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

partages