Pionnier de la drone, de l’ambient, de la synth-wave, de la musique industrielle ou de l’electro, Hans-Joachim Roedelius et Dieter Moebius ont révolutionné la musique moderne dans une indifférence quasi générale. Éternels seconds couteaux des rétrospectives krautrock derrière CAN, Kraftwerk ou Neu!, Cluster mérite pourtant une réhabilitation tant ses visions sonores résonnent encore dans tous les pans de la musique de pointe.
Si en anglais « cluster » désigne un amas d’objets stellaires, rapporté à la musique, il peut définir la résonance de plusieurs notes jouées simultanément. Et finalement, ces deux définitions donnent une représentation assez fidèle de ce qu’est la musique et la myriade de projets qui tournent autour de Cluster, groupe maudit en son temps mais qui a pourtant défriché des paysages sonores qui nous sont aujourd’hui si familiers.
Kluster with a K
Au départ, en 1967, il y a le Zodiak Free Arts Lab créé par Conrad Schnitzler, Hans-Joachim Roedelius et Boris Schaak. Implanté à Berlin Ouest, ce lieu va voir émerger toute une partie de ce que l’on appellera bientôt la « Kosmische music ». En à peine deux ans, Agitation Free, Ash Ra Tempel, Tangerine Dream ou Klaus Schulze feront leurs débuts dans ce lieu improbable où l’on peut parfois jouer et expérimenter en public 24h/24. Comme nous l’explique Roedelius, 84 ans, au téléphone : « L’élément moteur de l’émergence du club c’était Schnitzler, mais dès que ça a commencé à marcher, il a préféré sortir de l’organisation. Nous avons continué à gérer le lieu pendant un an après son départ. L’administration nous a fermés parce qu’on fumait bien trop de joints à l’intérieur. »
« Aucun de nous trois n’avait de solide formation musicale. J’étais musicothérapiste, Dieter était graphiste et Conrad à la base était forgeron… » (Roedelius)
Schnitzler, après avoir participé au premier album de Tangerine Dream va fonder Kluster avec ses amis de longue date, Dieter Moebius et Roedelius qui rajoute : « Aucun de nous trois n’avait de solide formation musicale. J’étais musicothérapiste, Dieter était graphiste et Conrad à la base était forgeron… Nous avons vraiment appris en faisant. » Et le moins que l’on puisse dire c’est que le trois olibrius ne vont pas faire comme tout le monde. Le trio fait alors une musique principalement basée sur les feedbacks, les échos et les crachotements des amplis. Tout passe à la moulinette : un violon, une flûte, un violoncelle mais aussi des ustensiles de cuisine, des batteries de voiture ou des générateurs de sons. Tout ce barda pour produire une musique à l’opposé du planant synthétique ou du prog à guitare, alors à la mode.
L’affaire va durer un an et demi et trois albums expérimentaux, enregistrés en total improvisation, qui sortiront à raison de trois cents exemplaires chacun. Autant dire qu’on est loin du sommet des charts teutons. Le plus délirant dans tout ça, c’est que les deux premiers albums, Klopfzeichen et Zwei-Osterei sont produits par un label de musique ecclésiastique qui a la bonne idée d’ajouter des textes religieux récités par dessus la musique sur les face A des disques. Schnitzler, plus tard, dira de ces albums : « Si vous ne comprenez pas l’allemand, ça passe. Mais sinon, c’est horrible. » Après Eruption, troisième album enregistré en public, Conrad prend le large. Kluster anglicise son nom pour Cluster et Conny Plank entre en scène. Il va devenir le membre fantôme et le producteur qui va aider le groupe à opérer une première mue. « On ne le disait pas mais Conny Plank était vraiment le troisième membre du groupe, son apport à notre musique est fondamentale. Il jouait sur les albums, designait le son. Nous n’aurions jamais développé notre musique de cette manière sans lui » confirme Roedelius.
« On se demande toujours quel employé de maison de disques a pu investir dans ce véritable attentat sonore qui ferait passer l’aspect le plus radical du Velvet Underground pour une comptine pour enfant. »
Cluster with a C
Pour cette nouvelle formule, le groupe signe pour la première et dernière fois avec une major. Philips sortira donc en 1971 un album sobrement intitulé Cluster. Signer sur un label de ce type n’est pas pour autant une garantie que le groupe va produire une musique facile d’approche. À l’écoute, on se demande toujours quel employé de maison de disques a pu investir dans ce véritable attentat sonore qui ferait passer l’aspect le plus radical du Velvet Underground pour une comptine pour enfant. Évidemment, les ventes sont catastrophiques et le label ne donne bien sûr pas suite. Pas inquiet pour autant, le groupe quitte l’insularité de Berlin, devenue pesante – la ville était à l’époque une enclave de l’ouest entourée par la RDA communiste – et part vivre à Düsseldorf, Cologne et Munich où ils partageront l’affiche avec Kraftwerk, CAN ou les membres de Popol Vuh.
En route vers l’harmonie
En 1971 toujours, le duo décide d’investir dans une Elka Drummer One, une drum machine normalement utilisée dans les dancing du dimanche, et sur laquelle on trouve des presets de rythme de bossa nova ou de cha cha. Moebius se met en tête de bidouiller le son en le passant par divers trémolos et échos pour obtenir des rythmiques qui s’apparentent au son d’un train en marche ; Roedelius développe un univers sonore plus harmonique et mélodique. « Auparavant nous ne faisions que de la musique totalement improvisée, mais petit à petit avec Cluster nous avons commencé à écrire une musique moins extrême, plus jolie et romantique. »
Un autre élément va profondément changer la donne et la manière de travailler du groupe. Le duo décide de partir avec compagnes et enfants pour s’installer dans la campagne allemande dans un bled du nom de Forst où coule une rivière. Bénéficiant d’un programme des monuments historiques teutons, la petite bande récupère une maison moyenâgeuse qu’elle pourra occuper en échange d’une remise en état de la baraque. En bon freaks, Cluster vivra donc là en totale autonomie, comme le raconte Roedelius : « Nous n’avions pas d’argent mais nous faisions pousser nos fruits et légumes, on faisait notre pain et nous coupions notre bois dans la forêt voisine. Une vie parfois difficile mais calme qui a commencé à transparaître dans notre musique. »
« Souvent, lorsque nous avions un peu de monde, les gens se mettaient à discuter pendant le concert. Et parfois, il n’y a avait tout simplement personne. » (Michael Rother, Neu!)
Là où la majorité des musiciens de leur époque vont utiliser les claviers et synthétiseurs pour suggérer une vision futuriste du monde et définir des landscapes spatiaux ou robotiques, Cluster prend une tout autre direction pour proposer un monde beaucoup plus onirique, moins « parfait » et froid. En cela ils vont, quasi inconsciemment, s’inscrire dans la tradition des compositeurs du romantisme allemand, mais tout en y ajoutant des figures répétitives avec des rythmiques souvent lancinantes. Autre particularité, le duo s’installe un studio rudimentaire qui va tout de même lui permettre de travailler quotidiennement ses textures et sa technique d’improvisation contrôlée.
À l’est, du nouveau
Puis, un jour de Pâques 1973, Michael Rother débarque à la campagne dans l’espoir de recruter le duo pour jouer en live avec Neu!. Il reviendra six semaines plus tard pour s’installer à Forst et créer Harmonia avec les deux compères. Acclamé de nos jours par les critiques et devenu pour beaucoup la porte d’entrée vers le monde de Cluster, le projet n’a pourtant pas, en son temps, vraiment soulevé les foules. Enregistré sur deux Revox 77 [enregistreurs à bandes NdlR], le premier album du trio, Musik von Harmonia, marque pourtant les prémices de l’ambient music.
Après ce premier album complètement passé sous les radars, Rother repartira enregistrer Neu! ’75 avec Klaus Dinger et le duo en profitera pour sortir Zuckerzeit en 1974, qui couche enfin sur bandes l’évolution mélodique empruntée depuis deux ans. Avec cet album, le duo préfigure aussi l’avènement de toute la synth-wave. Et bien sûr, tout le monde continue de s’en foutre.
Avec Rother de retour, le trio s’attèle à donner du corps au projet Harmonia mais comme d’habitude… personne n’accroche. Les ventes sont pitoyables et le peu de concerts que le groupe donne sont loin d’être sold out comme l’explique, cette fois le leader de Neu! :
« Souvent, lorsque nous avions un peu de monde les gens se mettaient à discuter pendant le concert, parfois il n’y a avait tout simplement personne. Aujourd’hui, c’est facile d’en rire mais à l’époque pour nous c’était tragique. Moi j’avais de l’argent grâce aux ventes de Neu! donc je pouvais me le permettre, mais les deux autres étaient dans une certaine précarité. Cluster ne faisait pas assez d’argent. Un jour, nous avons booké un concert dans une discothèque à 300 kilomètres de chez nous et le deal c’était qu’il nous laissait prendre l’argent des entrées. On a eu trois personnes ce soir-là et sur le chemin du retour nous sommes tombés en panne : nous n’avions pas l’argent pour faire réparer le van. »
Pour Deluxe, le deuxième album sorti en 1975, le groupe fonde de vraies espérances et Rother est persuadé d’enfin cartonner. Comme le déclara Moebius, ce sera la seule et unique fois de leur carrière où ils chercheront à produire un album avec des visées commerciales. On ne change pas une équipe qui perd : bide retentissant. Au-delà de l’échec commercial à répétition qui n’affole pas vraiment le groupe, habitué à vivre de peu, les dissensions musicales entre le duo et Michael commencent à apparaître, comme l’explique Roedelius : « Avec Harmonia, nous avions un problème. Moebius et moi ne voulions pas répéter et rejouer les morceaux que nous avions enregistrés, comme Michael l’aurait voulu. Pendant toute notre carrière, nous avons toujours refusé de le faire, tout était toujours une musique créée sur le moment. Pour le premier album d’Harmonia, l’influence du son de Cluster est très présente mais le second est vraiment plus basé sur la manière de travailler de Michael Rother. » Les trois amis décident finalement, faute d’intérêt du monde extérieur, d’enterrer Harmonia même si, quelques mois après, un invité surprise leur donnera envie de remettre le couvert.
Mais pour le moment, chacun reprend sa route et les Cluster, en 1976, sortent Sowiesoso, un disque assez unique en son genre et dont la pochette et le son donnent une bonne définition de ce que pourrait être le synthétique bucolique.
Brian entre dans la danse
Flashback : 1974, Cluster donne un concert confidentiel à Hambourg et Brian Eno débarque comme une fleur à l’entracte pour rencontrer le groupe ; il propose de les rejoindre pour la seconde partie du set. Le groupe, au départ pas très chaud, finit par accepter lorsqu’ils se rendent compte qu’Eno est un vrai fan de leur musique. Eux, même s’ils sont très éloignés du circuit pop et de la rock star attitude, aimaient bien le premier album de Roxy Music. En tout cas assez pour qu’une confiance s’installe et pour que le groupe propose finalement à l’Anglais de venir les visiter à Forst pour faire une petite session dans leur studio improvisée. Brian mettra deux ans avant de réapparaître.
Un jour, le téléphone sonne : « Hello, c’est Brian. » Il est convenu qu’Eno viendra enregistrer deux semaines au vert. Michael Rother rapplique et Harmonia se reforme pour l’occasion. Cette session sera bénéfique à bien des égards, aussi bien pour Cluster qu’Eno, qui sera profondément marqué par ces quelques jours. « Souvent les gens pensent qu’Eno nous a piqué pas mal d’idées mais ça ne fonctionne pas comme ça : nous avons beaucoup appris de Brian, notamment sur les techniques d’enregistrement » explique Roedelius au téléphone, quarante ans plus tard. Restés dans les cartons pendant des années, ces enregistrements ressurgiront en 2010 sous le nom de Harmonia & Eno 76, Tracks and Traces.
Mais Eno ne laisse pas pour autant Roedelius et Moebius sur la touche. Il intègre le morceau « By This River », enregistré avec eux sur son solo Before and After Science sorti fin 1977. Roedelius : « “By This River” a été repris par des centaines de groupes et il nous a permis de vivre pendant des années. » De quoi enfin faire bouillir la marmite.
Dans la foulée, leur collaboration continuera avec Cluster & Eno et After the Heat, tous deux sortis sur le label Sky Records. Brian Eno offre alors une médiatisation sans précédent au groupe qui va enfin acquérir une reconnaissance des initiés à travers le monde. Certes ils ne deviendront pas des rock stars pour autant, mais les Allemands vivront mieux de leur musique et sortiront peu à peu de l’anonymat.
En 1979, le duo publie Grosses Wasser dont certains titres pourraient faire trémousser les clubbers, puis Curiosum en 1981, qui marque la fin du groupe après dix ans d’explorations musicales. Après cela, Roedelius part vivre en Autriche et publie un nombre astronomique d’albums solo dont la merveilleuse série des Selbstportraits rééditée chez Bureau B. Aux dernières nouvelles, il aurait enregistré plus de 250 albums…
Moebius va quant à lui passer les années 80 à sortir des albums assez radicaux avec Conny Plank (Rastakraut Pasta et l’excellent Material). Au début des années 90, le duo se reformera et propose sporadiquement jusqu’en 2015 des live et une poignée d’albums toujours aussi expérimentaux et joués devant un public d’aficionados qui reconnaît enfin leur contribution à la musique moderne.
En 2015, Moebius décède et, par là-même, enterre Cluster à jamais. Quelques années auparavant il déclarait en souriant : « Brian m’a dit un jour : “ne t’en fais pas Mobby, un jour tu seras riche…” J’attends toujours. » Comme quoi Eno n’a pas toujours été visionnaire.
Article extrait du numéro spécial krautrock de Gonzaï (sold out).
3 commentaires
Bien pauvre en article, re suce & resuce vous n’êtes pas jesusse a ce que je tâche!
gonzai le cluster de bonnimenteurs!
Ces types sont mes héros
Des espèces de Don Quichotte de la musique avec la modestie des audacieux.
Il ne seront pas plus (re)connu demain qu’hier. Pas grave puisque ce qui compte ce n’est pas eux mais la musique qu’ils ont créé, c’était rare à l’époque et ça l’ai encore plus aujourd’hui.