Tantôt considéré comme le super-groupe boiteux du krautock ou le secret ambiant le mieux gardé d’Allemagne de l’Est, le projet Harmonia ressuscite 40 ans après sa création dans un majestueux coffret vinyle édité par Grönland Records. L’occasion de rouvrir cette parenthèse enchantée dans laquelle vécurent heureux Dieter Moebius, et Roedelius (Cluster), Michael Rother (Neu)... et même un certain Brian Eno qui, plus tard et dans leur dos, leur ferait beaucoup d’enfants.

productshot_harmonia_boxOn a coutume de croire que les OVNIS viennent du futur ; on se doute moins que certains ont atterri depuis longtemps, tellement en avance qu’il faut parfois, à l’image des pyramides égyptiennes (autre sujet de prédilection des ufologues) s’équiper d’une balayette à poussière pour en saisir les contours. C’est, entre autre, l’histoire d’Harmonia, super-groupe allemand qui n’a de groupe que le nom, fondé en 1972 à l’ombre des conifères teutons par un duo moins en vue que la paire Ralph und Florian, et auquel viendra s’adjoindre Michael Rother, en congé sabbatique temporaire d’avec son propre groupe. Sur le papier, la réunion des deux cortex de Cluster et du guitariste pilier de Neu ! fait rêver. En réalité, c’est encore pire. Pendant les trois courtes années que durera l’aventure Harmonia, et comme en atteste la pochette insouciante du volumineux coffret de Gronland, une certaine naïveté s’installe au cœur de l’Allemagne, loin du brouhaha des métropoles, dans un petit bourg du nom de Forst où les trois musiciens s’installent pour composer, éloignés de la Pologne par une simple rivière, les albums ‘’Musik Von Harmonia’’ et ‘’Deluxe’’. Plus tard viendront ‘’Tracks and Traces’’, écrit en compagnie de Brian Eno en 76 mais publié vingt ans après parce que « les bandes ont été perdues », mais aussi ‘’Live 1974’’, publié en 2007 en plein revival krautrock quand bien même le projet Harmonia est d’abord la bande-son d’une retraite spirituelle qui dépasse de loin le simple jam entre buveurs de bière.

« Le comeback du krautrock ? Grand bien m’en fasse, je vais enfin pouvoir me faire un peu de pognon ! » (Roedelius)

Redécouvrir Harmonia en 2015, voire entendre de nouvelles choses grâce au vinyle d’inédits nommé ‘’Documents’’ [1], est pour paraphraser Bertrand Cantat une claque à vous en faire perdre la tête. Il y a là, en gestation, toute l’œuvre ambiant de Brian Eno, de ses disques avec Cluster (‘’Cluster & Eno’’, ‘’After the heat’’) jusqu’à sa trilogie berlinoise avec Bowie, mais aussi, et si l’on pousse le bouchon un peu plus loin, les univers prédéfinis de Jon Hopkins, Boards of Canada ou encore Richard Fearless. Pour aller vite, le futur de la musique muette est inventé 40 ans avant son grand débarquement sur les platines par trois musiciens qui, sans jamais avoir pensé un seul instant qu’ils enregistraient des disques au moment où ils s’amusaient ensemble, espéraient au moins que le virus Harmonia se propagerait au delà d’une Allemagne encore scindée. Raté.

Des années 70 jusqu’au début des années 2010, et aussi invraisemblable que cela puisse être, les membres d’Harmonia n’ont touché aucun kopeck pour ce qui sonnait pourtant comme la musique du futur. Un lien de cause à effet, peut-être ? Pour Roedelius, unique survivant du duo Cluster après que Moebius ait rejoint leur musique planante en juillet dernier, la courte parenthèse Harmonia dans une carrière foisonnante (plus de 80 disques à son actif depuis 1970) est une sorte de super-émulation de Cluster qui, commercialement, n’a jamais valu tripette. Il a donc fallu trouver des combines pour survivre, à commencer par un gavage des tuyaux consistant en une production marathonienne d’un, voire deux, disques par an. Un rythme effréné à côté duquel même Ty Segall semble passer pour un lapin de six semaines.

Quitter Berlin

Back to 1972. Quand on demande à Roedelius comment le groupe Cluster décida après les succès de de ses deux premiers albums de quitter Berlin pour s’exiler dans ce bled paumé nommé Forst, sa réponse résonne avec sa propre histoire. Même allemand, il n’en reste pas moins l’un des derniers enfants rescapés de la guerre ayant connu l’invasion communiste des russes comme la mélodie des bombes qui tomberont, mécaniquement, sur son adolescence. « Avec Moebius, on avait déjà passé des années sur la route, et moi particulièrement depuis les bombardements de 1943 à Berlin, sans jamais aucun point de chute. Jusqu’à ce qu’on tombe sur cet endroit, un endroit magnifique, où l’on cuisinait nous même, où l’on faisait même notre propre pain ! C’était un peu comme vivre en utopie ». Evidemment que l’histoire personnelle et les partitions, tout est lié. « On ne peut pas dire que j’ai reçu une éducation musicale très académique rajoute-t-il, ce qui m’a obligé à tout apprendre par moi-même. Le truc important à savoir : tout mon travail repose sur le fait de rencontrer des gens qui parlent à des gens en écoutant d’autres. Avant de devenir musicien, j’étais physio-thérapiste ». Et masseur. Mais aussi préparateur funéraire. Ca vous forge un homme. Au souvenir de la guerre, Harmonia répondra donc par la paix après que Roedelius ait rencontré Michael Rother en Allemagne de l’Ouest : « Lui débarquait de Düsseldorf parce que Klaus Dinger [cofondateur de Neu !, NDR] lui cassait les bonbons, et que leur groupe touchait à sa fin. Il nous a donc demandé s’il pouvait se joindre à nous pendant quelque temps pour travailler avec nous. Pour nous, avec Moebius, Harmonia est donc devenu un side-project de Cluster, comme de ma propre carrière solo ». N’empêche que la parenthèse va s’étirer, à l’image des chansons, en longueur. Quatre ans. Le temps d’écrire, littéralement, pour la postérité.

Harmonia, c’est une dream team teutonne arrivée trop tôt pour disputer la finale. Derrière la console, on retrouve un autre barbu qui porte bien son nom, Conny Plank, non seulement producteur pour toute la clique allemande (Kraftwerk, Neu, Guru Guru, DAF) mais aussi (The Damned, Ultravox). L’ami Conny a co-produit ‘’Deluxe’’ et ‘’After the Heat’’ [le disque d’Eno, Roedelius et Moebius publié en 78] et Roedelius ne voit pourquoi il faudrait en faire tout un pataquès. Idem pour cet autre Dracula de la pop, Brian Eno, qui rejoindra le groupe pour en sucer la moelle : « Lui nous a rejoint sur un concert en 1974, alors qu’il était lui-même en promo pour son disque ‘’Another Green World’’. Il avait ses longs cheveux blonds filandreux ; on aurait dit une nana… Bref il a fini par nous rejoindre sur scène ce soir là, et le fait qu’il a aimé nos morceaux. On l’a donc invité à venir travailler avec nous en Allemagne, ce qu’il a fini par faire deux ans plus tard, peu de temps avant sa trilogie berlinoise avec Bowie ». Antichambre d’un succès plus gros qui ne sera pas le leur, Harmonia est surtout une chambre d’écho où chacun apprend des autres. Et contrairement à la légende, sans substances illicites. Roedelius : « A cette époque, évidemment que tout le monde fumait des drogues, moi y compris, car cela faisait parti du folklore communautaire. On est même partis jusqu’en Afrique pour se fournir auprès des ‘’fermiers’’ locaux… Sauf que j’ai tout arrêté au début des années 70 ; ce qui signifie donc que Cluster et Harmonia n’étaient sous l’influence d’aucune drogue ». Difficile à croire. Mais cette sobriété, véritable ou non, rend le voyage en altitude encore plus beau.

1976, c’est la redescente. A peine le temps d’enregistrer l’album ‘’Tracks and Traces’’ sur un 4-pistes tellement pourri qu’il faudra attendre 1997 pour le voir publié, que déjà les traces d’Harmonia s’effacent. Quarante ans après les faits, le même Roedelius décidément pas revanchard explique la fin de ce qui n’aurait jamais du être un groupe : « Michael Rother souhaitait que Harmonia devienne, à l’image de Neu !, un groupe à part entière ; à vrai dire nous en étions incapable, notamment à cause des live. Et c’est pour cela que l’aventure s’est arrêtée ».

Under-underground

Deux semaines après ce premier phoner avec l’une des dernières légendes vivantes méconnues d’outre-Rhin, nouveau coup de fil direction l’Allemagne pour expliquer le hiatus sur Harmonia (sic). Sur l’écran Skype, c’est l’ombre d’un Michael Rother qu’on devine entre les pixels. Le fondateur de Neu ! s’exprime dans un Anglais parfait et, comme Roedelius, jette un regard amusé sur le révisionnisme qui entoure cette réédition. « Les deux premiers albums d’Harmonia se sont complètement plantés. Personne n’en voulait ! Nous étions complètement ignorés par les journaux allemands de l’époque. Et je ne te parle même pas des concerts : personne ne comprenait rien à cette musique ». Fin de la guerre froide, Allemagne réunifiée, l’eau du Rhin a coulé sous les ponts et ce qu’on entend encore aujourd’hui chez Harmonia, tous disques confondus, c’est la réminiscence d’une récréation, le son de la liberté, au delà même des clichés baba en vigueur à l’époque, comme celui d’une révolte en marche, celle des machines, telles que sur le titre Atmosphere qui n’aurait certainement pas déplu à Aldous Huxley. « Il aura juste fallu attendre 30 à 40 ans rajoute Rother. Mais cela ne change rien à l’affaire : Harmonia reste un projet underground ».

« Un jour, alors que nous avions fait 300 ou 400 km pour le concert, nous nous sommes retrouvés à jouer devant trois personnes ». (Michael Rother)

Dans le grand film d’anticipation qu’est la pop culture, avoir raison trop tôt est souvent synonyme de poisse. Après avoir tenté en vain de recruter des musiciens pour donner l’ampleur nécessaire à Harmonia (« ça a complètement foiré, ils ne pigeaient rien à notre délire, ce qui est somme toute assez logique car nous voulions être différent » dixit Rother), les trois bras cassés du kraut-marketing essuieront aussi les plâtres d’une vie sur la route où il faut parfois survivre avec presque rien. « Heureusement que je touchais un peu d’argent grâce aux royalties de Neu !, mais aussi grâce à mon travail avec Kraftwerk » rajoute Rother. « Un jour, alors que nous avions fait 300 ou 400 km pour le concert, nous nous sommes retrouvés à jouer devant trois personnes ». Que faire en telles circonstances ? « Nous avons joué. Et sommes devenus amis avec deux des trois personnes présentes ce soir là, ». La fameuse légende des 500 acheteurs du premier LP du Velvet appliquée à la Basse-Saxe… « Nous n’étions même pas underground, on était vraiment six pieds sous terre ». Avec le recul, ça le fait marrer Rother, de reparler de la grande plantade Harmonia. « Pour certains nous étions des héros mais pour la majeure partie de population, nous restions un groupe inécoutable. C’est le genre de choses qu’un musicien doit accepter, cela m’a pris du temps ». Et beaucoup de patience aussi. En l’espace de quinze ans – précisément depuis la réédition du catalogue Neu ! – Rother consent sans forcer qu’il a vendu plus de disques que tout au long des seventies. La nostalgie aide, bien sûr, mais ne fait pas tout. Car la plus grande faiblesse du super-groupe est aussi sa plus grande force : en dissolvant les égos comme des glaçons dans un verre de Coca Cola et en vivant reclus à Forst sans même avoir vingt centimes pour faire un Franc, les trois musiciens vont parvenir à s’affranchir des diktatür à la mode chez nombre de groupes de rock des années 70. Le prix à payer de cette œuvre collective : espérer être encore là 40 ans plus tard pour tirer les marrons du feu.

(E)no future

hrmoniaC’est marrant les carrefours. A armes égales, les hommes empruntent parfois des trajectoires différentes. Etonnant de constater comment la carrière d’Eno, ponctuée par le point Godwin de la production des disques de Coldplay, diffère de celles des musiciens qu’il accompagna rapidement quarante ans plus tôt. « Quand il nous a rejoint en 1976 témoigne Rother, la première chose qu’il nous a dite est qu’il connaissait Harmonia sur le bout des doigts et qu’il en parlait souvent avec David Bowie… ce qui évidemment nous suffisait déjà amplement ». Harmonia touche déjà à sa fin ; c’est le début des Stratégies Obliques [2] pour chacun des membres du groupe. « Il nous parlait déjà de ce jeu de cartes quand on était en studio confirme Rother, mais de toi à moi le musicien Eno m’a toujours davantage intéressé que Eno le philosophe… ». Quand on lui montre à l’écran l’une des cartes tirées des Stratégies Obliques du producteur de U2, le membre de Neu ! rigole très fort. « C’est effectivement la question existentielle pour tout musicien. Mais l’idée principale que j’ai retenu c’est que l’idée est toujours plus importante que la machine »

Après trois ans à manger des cailloux avec une musique simplement pas faite pour son temps, Rother plie finalement les gaules et le bateau Harmonia se disloque. « C’était extrêmement frustrant, notamment pour Roedelius et Moebius, et c’est pour cela que le groupe a finalement splitté en 1976 ». Rother, lui, aurait certainement continué. Au moment de refermer le mini-livre, on aurait simplement envie de conclure Too much too soon, titre – tiens tiens – d’un album des New York Dolls paru en 74, à une époque où le raz-de-marée électrique s’apprête à déferler massivement sur cette musique hippie pleine de bons sentiments. Le punk gagnera pendant le premier round, mais à la différence de Sid et ses copains qui aimaient se déguiser en nazi, Roedelius, Moebius et Rother résisteront au temps. Hey, des Allemands résistants ? Voilà une autre anomalie issue de ce très beau voyage en Harmonia.

Harmonia // Coffret vinyle Complete Works // Grönland Records
http://www.harmonia1973.com/

[1] Deux morceaux inédits enregistrés à Forst et deux lives à Hambourg captés en 1975, rien à jeter.

[2] Célèbre jeu de cartes inventé par Brian Eno et Peter Schmidt en 1975, sensé aider les musiciens à bouleverser leurs habitudes avec des questions aussi surprenantes que « Examine avec attention les détails les plus embarrassants et amplifie-les ».

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