20 février 2015, dix bougies de merde sur la sépulture Gonzo. Les hommages pleuvent, les citations pullulent et les extraits de « Las Vegas Parano » sur YouTube s'offrent une nouvelle jeunesse. Mais quitte à commémorer, autant s'intéresser au défunt plutôt que lorgner une part de l'héritage. C'est justement le propos du livre « The Kitchen Readings », qui dresse le portrait du Thompson domestique - mais loin d'être domestiqué - à travers une sélection d'anecdotes pas piquées des verres de Chivas.

51ELwx6iHLL._SY344_BO1,204,203,200_Quiconque assez démerdard pour ne pas se perdre sur la route de Woody Creek Colorado, lieu de retranchement d’Hunter S. Thompson, connaît cette odeur de guet-apens dans l’air, ce chemin interminable et sans issue de secours qui ressemble à un cul-de-sac sans fin. Rares furent ceux qui ont pu pénétrer l’antre du Docteur ès Gonzo sans tomber sous l’accusation d’effraction. Parmi ces quelques « freaky few », Michael Cleverly et Bob Braudis, les coauteurs de The Kitchen Readings, un livre encore inédit en France qui démarre à bonne berzingue tout en s’adressant à tous les lecteurs un peu trop transis pour se contenter de rester peinard à lire La Grande Chasse au Requin au coin du feu.

Car il était en effet possible d’approcher l’idole sans repartir le cul décoré à la chevrotine, comme ce couple de hippies dans un bar d’Aspen lors d’une brève rencontre qui se termina avec Hunter le nez dans le décolleté de la fille, en train de s’envoyer un rail de coke préalablement tracé sur les seins vertigineux de la demoiselle tartinée d’une couche épaisse de Summer of Love. Etait-ce une façon d’ôter à ces deux indésirables toute envie d’y revenir ? Il suffit de lire The Kitchen Readings pour voir la réponse prendre forme peu à peu, on se rend vite compte qu’Hunter S. Thompson était guidé par un besoin constant de s’amuser coûte que coûte, d’extraire jusqu’à la dernière goutte de fun de chaque situation, prendre tout le pied à sa disposition et arrachant même certains orteils ici et là si nécessaire.

L’arrière-cuisine du chasseur

Si l’on reste à bonne distance de l’image publique de la bombe à retardement criminelle défoncée du soir au matin, la frontière apparaît parfois si ténue qu’on se demande si ce bouquin n’est pas juste l’enfant caché des Gonzo Papers, écrit par Raoul Duke lui-même. Lorsqu’on nous apprend qu’Hunter était un homme cordial, on prend bien soin de préciser que la bonne conduite selon ses propres standards ne correspondait pas toujours à la lettre à la posologie d’usage. S’il mettait par exemple un point d’honneur à entretenir de bonnes relations de voisinage, il en avait sa conception toute personnelle. Comme en témoigne cet épisode où un éleveur de bétail du coin doit conduire son troupeau en bloquant la route d’Owl Farm. Hunter, en voisin soucieux de bonne entente, n’y voit aucune espèce d’inconvénient, mais lorsque le troupeau se met à approcher, le berger remarque l’étrange Mr Thompson debout dans le jardin, immobile, avec un sourire vaguement diabolique sur le visage, et comble de l’horreur un fusil dans la main, qu’il pointe soudain vers le ciel en appuyant sur la gâchette. Il faudra des heures pour rassembler toutes les bêtes ayant fui n’importe comment dans tous les sens, devant un Hunter hilare et satisfait, pleinement comblé. Selon les auteurs, ce n’était rien de plus que sa façon d’accueillir un nouveau voisin. Aucune méchanceté ni envie de nuire à qui que ce soit. Un « bienvenue à Woody Creek » comme un autre. Mouais.

Legendary journalist and writer Hunter Thompson plays golf
Le syndrome Peter Pan

The Kitchen Readings est un livre pour admirateurs qui veulent en savoir plus sur leur auteur favori, mais la lecture tourne à la mise à l’épreuve tant se dessine le portrait d’un emmerdeur de première qui s’y entend comme personne pour inspirer la peur ou le dégoût. On décèle au fil des pages l’essence à laquelle carburait Hunter S. Thompson. Drogues, alcool, quantité d’autres foutus excès ? Non, ce qui faisait marcher le moteur du Doc, c’était le syndrome de Peter Pan, rien d’autre. Pas le Peter Pan d’un quelconque Neverland de mes deux, non, plutôt un Peter Pan avec une mèche constamment allumée. Un syndrome de « Peter PAN ! » avec point d’exclamation obligatoire. Comme tout enfant digne de son rang, Hunter S. Thompson se débrouillait aussi comme un chef pour être ce gosse qui mériterait un bon aller-retour de torgnoles de temps en temps. Une fois encore, on ne parle pas de caprices à la portée du lambda. Une ancienne petite amie de passage à Woody Creek en fit les frais lorsque Hunter tenta de la retenir en cachant son sac à main et son billet d’avion à l’intérieur de la maison. En bon chiard pourri gâté, l’idée que les choses n’allaient pas être aussi simples ne lui avait même pas effleuré l’esprit. Si bien qu’il restera sans réaction lorsque son ex petite amie se dirige tout droit vers la cheminée pour y trouver son billet, puis directement vers le congel pour récupérer son sac. Et ciao. Le tout en moins d’une minute.

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Plus on avance dans la lecture, plus on se demande comment Hunter a pu échapper à la potence pendant si longtemps. Pouvait-on pardonner à ce point l’inconscience infantile ou la naïveté gauche ? Bien sûr que oui, car cette naïveté gauche est l’un des ingrédients de l’anecdote la plus délirante des Kitchen Readings », un jour de Kentucky Derby. Owl Farm grouille d’amis réunis pour l’occasion, et les paris vont bon train. C’est la toute jeune fille d’un couple de notables d’Aspen qui remporte la mise, mais comme elle n’était pas présente au moment de la course, Hunter décide de lui repasser la cassette dès son arrivée pour lui faire vivre pleinement l’expérience de la victoire. La cassette enclenchée dans le magnétoscope et le son dûment monté à son maximum en vertu du règlement intérieur à Owl Farm, ce sont les gémissements exagérés et les images excessivement crues d’un film porno qui envahissent alors la pièce, à peine couverts par les hurlements frénétiques d’Hunter, submergé par une panique à faire passer chaque mauvais trip de Las Vegas Parano pour la scène d’action finale dans un livre de Laurent Gounelle.

Doctor Hunter et Mister Thompson

Hunter+S.+ThompsonThe Kitchen Readings n’est certes qu’une sélection d’images arbitraires vues par le trou de la serrure, mais c’est bien suffisant pour mesurer le degré d’insouciance crâneuse de cet enfant hyperactif qui n’avait pas atteint l’âge de sa première communion et ignorait encore tout du Jugement Dernier. Aucune pièce de son œuvre unique et rétamée, aucun Fear and Loathing (in Las Vegas, at The Campaign Trail 72…), aucun article dément dans Rolling Stone n’aurait pu exister sans cette dinguerie si extrême qu’elle semblait effrayer le danger lui-même. A l’inverse, Hunter Thompson le gros con désespérant de Woody Creek n’aurait pas pu rester vivant bien longtemps sans Raoul Duke. Si le plus terne des assistants comptable de province s’amusait à reproduire les excentricités du Docteur, le « buy the ticket, take the ride » prendrait vite une tournure assez déplaisante. J’ai beau devoir une ardoise longue comme le bras à Hunter S. Thompson, si j’avais été son voisin je lui aurais permis d’économiser une balle en le descendant moi-même bien plus tôt.

Depuis son départ, les rabat-joies de tout poil ne cessent de gagner du terrain. Ainsi donc, chaque 20 février, je pioche deux trois histoires dans The Kitchen Readings et en refermant le livre, je souris en pensant à cet enfoiré hors-concours, probablement retranché depuis dix ans dans un paradis quelconque avec une chiée de canons sciés. Une chose est sûre, quelque part sifflent encore les balles de l’effrayant chauve des montagnes.

Michael Cleverly, Author, Bob Braudis // The Kitchen Readings: Untold Stories of Hunter S. Thompson (2008)

7 commentaires

  1. Son héritage, c’est une armée de tocards qui se la jouent parigos branchés avec leurs festochs à hipster et qui passent leur temps à cracher leur rancœur sur des artistes dont ils n’arriveront jamais à égaler le talent à force de se pignoler sur leur branchitude.

  2. J’ajoute que l’auteur se fringue chez Kiabi, écoute du metal symphonique sans prendre la peine de rougir, et n’est tellement pas branché que Nîmes lui apparaît parfois comme une capitale de la hype. Et je ne me pignole que sur Daniela Lumbroso, pour info.

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