Voici déjà cinq ans que nous poussons Gonzaï avec comme logo notre locataire du dessus : le docteur Hunter S. Thompson. Pour fêter cette demi-décennie d’existence, Johnny Jet s’est offert le voyage au pays de notre saint patron. Montagnes Rocheuses, country et car crash : Voici les extraits de son carnet de voyage.

Ce matin-là, à la Woody Creek Tavern, ça grince des dents. La veille au soir, sur l’écran de la TV, tous les clients de l’établissement ayant accueilli le Gonzo en chef pendant près de vingt-cinq ans ont pu voir une drôle de bande défiler sur la piste des Oscars. « Mais c’est qui ces types ? Qui a vu ce film ? » Ce matin-là, à l’ouverture de la taverne, Cheryl Fyrmine (la serveuse préférée du docteur Thompson) mange des hamburgers en épluchant le USA Today. Le jeune fils de Tim le barman me suit à la trace pour prendre des photos sous mon coude. Au comptoir, les habitués plaisantent avec nous, commandant leurs verres les uns pour les autres. « Il veut un peu de cranberries dans son soda je crois ». Tim sert une Corona à la place. « Sorry, I don’t want to be the pusher but I’m so used to it. » Pas grave. Mon voisin, un cow-boy au poignet gauche cassé, la prend. Il est onze heure du matin. La chaîne météo annonce une tempête de neige pour l’après-midi. Le vieux journaliste, ami d’Hunter, nous recommande d’être prudent sur la route. Dieu seul sait à quel point il aura raison.

25 Février 2012. Le Chicago Tribune titre sur la neige et les routes bloquées. Un match de basket passe sur ESPN et une budweiser plus grande que mon estomac me fait face. Je mets les pieds aux USA pour la première fois, chaque molécule de mon corps tremble de bonheur. Le pays n’est pas dépaysant : l’exotisme s’y installe par de nouveaux réflexes du quotidien. Notre correspondance pour Denver est annulée : des vents violents soufflent sur la plaine, directement propulsés depuis les montagnes rocheuses. Ici, on apprendra plus d’une fois que la nature ne fait pas de cadeau. Wild Wild West comme disait l’autre. Alors forcément, les Américains mangent pour s’occuper. À force de ne plus fumer, ils bouffent les spécialités du pays – grilled cheese sandwich with french fries on a side en lisant leurs iPad. On ne lorgne pas sur l’assiette du voisin : l’huile de cuisson, faite à partir d’arachides, constipe l’estomac européen. Les turbulences, elles, font l’effet inverse. Équilibre de l’altitude.

Atterrir à Chicago, c’est revivre la scène d’ouverture d’Easy Rider.

Le train d’atterrissage frôle les toits de voitures lancées à quatre-vingt miles à l’heure sur l’autoroute. Bienvenue dans l’un des plus grands aéroports américains. « Où allez vous ? » La douanière ressemble à Sigourney Weaver. « Denver ». « C’est un bel endroit ou aller pour visiter notre pays une première fois ». Le vent ne s’est pas calmé. À l’approche de la capitale du Colorado, le pilote décide de léviter encore un peu avant de subitement descendre de huit mille mètres d’un coup. Quatre minutes d’apocalypse.

26 Février 2012. The Denver Post consacre une page aux primaires républicaines dans le Michigan et l’Arizona. Dans son état d’origine, le mormon capitaliste Romney s’engage dans un duel avec le conservateur chrétien Santorum. Les Américains, même républicains, ne se passionnent pas pour l’affaire. Lui continue de s’exciter sur Obama (47 % de citoyens satisfaits de sa politique) et les éditorialistes vendent déjà sa peau. W. Bush était à plus de 80 % d’approbation au même moment de son mandat. Santorum fait des effets de manche. Après s’être proclamé anti gay et anti contraceptif, farouchement opposé au discours de Kennedy sur la séparation entre l’église et l’état; Santorum annonce que « vouloir que tout le monde aille a l’université, c’est un snobisme ». Dans le Colorado, on a voté Santorum. Enfin, voté… Des petits groupes de vingt personnes se sont exprimés sur leur candidat préféré et les porte-paroles ont clamé que Santorum était le candidat le plus plébiscité. Ce dernier invite les démocrates à foutre en l’air les primaires républicaines en votant pour lui. Le parti républicain réfléchit à mettre dans la course un outsider.

Le type et moi, nous eûmes une longue et chaleureuse conversation sur nos conceptions de la vie respective et, avant que je m’en sois rendu compte, nous étions dans la halle aux fruits du faubourg de Denver ; il y avait des cheminées de locomotives, de la fumée, des voies de triage, des immeubles en brique rouge, et, au loin, ceux du centre en pierre grise. Et voilà, j’étais à Denver. Le type me débarqua à Larimer Street. Je m’avançai timidement, ricanant de la joie la plus perverse du monde, parmi toutes les vieilles cloches et les foutus cow-boys de Larimer Street. (Jack Kerouac – Sur la Route)

Pour Kerouac comme pour tous les chercheurs d’or, Denver est la première étape du voyage. Voyage vers le grand Ouest. On s’assoiffe vite, l’air est sec, le vent glacial et puissant, la marche à pied pénible et laide, les voitures plus grosses les unes que les autres et les habitants invisibles. Des rues désertes, bordées de maisons en tout point similaires, la skyline dessinant les limites du monde civilisé. Moitié démocrate, moitié républicaine, la ville s’organise autour de grands parcs et d’un ghetto noir. Les seuls piétons visibles sont de jeunes cadres actifs pratiquant le jogging ou promenant leur chien. Le best-seller du moment? La biographie de Steve Jobs. Le café est dégueulasse mais le disquaire Twist & Shout n’a pas d’équivalent en France. Au le rayon local, on trouve Earth Wind & Fire, le Slim Sesna. Les vendeurs sont tous d’anciens de la scène hardcore/ straight edge, l’air pressé et légèrement hautain comme tout amateur d’indie. Pour 3 $, on obtient une pochette-surprise de vingt 45 tours. Les lycéens de l’établissement d’en face se retrouvent ici pour travailler ou écouter du métal. En Ohio, un gamin abat trois jeunes par balles avec l’arme de son père. J’achète un 33 tours de Johnny Cash.
Dans le cahier entertainment du Denver Post, on propose des activités de bar où d’immenses quiz rock peuvent rapporter gros. En 1857, les cow-boys et gentlemen farmers de la vallée se retrouvaient au Buckorn Exchange pour déguster des entrées à base de serpent à sonnette ou à la queue d’alligator. La spécialité du restaurant : les Rocky Oysters (huître des rocheuses) sont en fait des couilles de bœuf frites et croquantes. Ici, un T-bone steak à 50 $ fait 500 grammes. Élan, caille, bison… Tout ce qui a de la chair se mange avec le cocktail que commandait Buffalo Bill himself  il y a plus d’un siècle : bourbon pomme.

« Non, on ne peut pas visiter Owl Farm. La veuve d’Hunter appelle le shérif si des curieux entrent dans la propriété. »

Anita Thompson deuxième épouse du Docteur, a laissé tous les panneaux Keep Out, les deux vautours en fer et les diverses excentricités de Thompson tel quel depuis son suicide. Alors qu’elle est de sortie pour les courses matinales, nous approchons enfin la tanière. Les voisins d’en face élèvent des lamas et des autruches. Un peu plus loin, un autre voisin a planté des totems indiens dans son jardin. Mais la Owl Farm, cachée par d’immenses sapins, ne laisse voir qu’une petite partie de son bois brun. Le Gonzo fist d’où ont été projetées les cendres de Thompson a disparu. Tim, le barman de la taverne, me raconte. « Johnny Depp a payé, ce truc, la cérémonie… pour quelques millions. Le comté lui a donné un permis de construire de seulement quatre-vingt-dix jours. Ensuite, il a tout fait démonter et remis le mémorial sur une île qui lui appartient. » Comme partout à Aspen, Thompson est bien malgré lui devenu une attraction pour touristes alors qu’il s’était promis,  dès 1970, de foutre tous les promoteurs immobiliers dehors. Aujourd’hui, ses affiches de campagne pour l’élection de Sheriff se vendent des centaines de dollars dans des galeries d’art réservées aux princes saoudiens. « Thompson For Sheriff // Freak Power ». C’est affiché en gros au Red Onion, l’un des plus vieux bars de la ville reconverti aux sonorités technos, où la jeunesse dorée de la cote vient  se griller la pilule sur les pistes. Fat City est devenu Fat City. Comme au tiercé, la couverture du Aspen Time annonce une série de chiffres : L’hôpital est agrandi pour 76,4 millions de dollars, l’état du Colorado finance l’école d’Aspen à hauteur de 4,6 millions de dollars, etc. C’est à croire qu’il y a plus de malades que d’apprentis dans cette ville.
Départ de Denver vers Aspen via la high 70. Sur la route, d’anciennes villes minières, désormais fantômes, n’attirent plus personne sinon quelque photographes ne prenant même pas la peine de descendre de voiture. Apparaissent les grandes stations de ski : Veil, Eagle, Rifle… Après la guerre, d’étranges types appartenant à la 10th Mountain Division, chasseurs alpins d’Outre-Atlantique engagés dans les combats en Italie du nord, reviendront dans l’ouest avec une idée derrière la tête. Tous originaires de l’est, ces types rapportent dans leurs bagages des investisseurs, des télésièges et des prisonniers autrichiens entraînés à devenir moniteurs de ski. Les « sports d’hiver » n’avaient jusque là jamais touché les montagnes Rocheuses; les fermiers du Colorado commencent à regarder les touristes de la côte atlantique d’un drôle d’œil. Afin de faire connaître leurs pistes au monde entier, Fried Pfeifer (fondateur de la station d’Aspen) réussit à organiser les championnats du monde de ski dans la ville en 1950. Connue également pour son université d’été de musique (une succursale de la Julliard School), Aspen c’est en 2012 : le forfait de ski à 100 $ la journée, des princes saoudiens à la pelle et des stars hollywoodiennes prenant le grand air.

« Vous êtes d’où ? Paris ! T’es un fan de Hunter ? Tu sais que tu as choisi son siège au comptoir ? »

Non, je ne savais pas. En France, on ignore tout de l’ouest américain. Ici, l’hospitalité est une constante, seuls les gérants de motel semblent avoir une carte d’abonnement au club des connards antipathiques. Sur la high 70, en direction de l’Utah via Grand Junction, on tripote le bouton de la radio en espérant tomber sur le graal. Entre Love is Like an Itching in my Heart des Supremes et Happy Together des Turtles, on apprend la mort du bluesman Lousiana Reed. Des trains immenses longent les canyons creusés par la Colorado River. Un speaker à la radio nous supplie de ne pas désespérer car avec l’aide de Dieu tout ira bien. Le voilà qui balance Stevie Wonder. Une voiture de State Trooper nous dépasse et un slogan Harley Davidson apparaît au loin « Live your life like there is no tomorrow ». De petites villes s’emmagasinent sur le bord de la route : elles vivent sur le commerce de fruits. Fruita affiche fièrement ses fossiles de dinosaures sur des structures métalliques, vestige d’une ère industrielle révolue. « Vous quittez le coloré Colorado. » L’Utah propose le désert à perte de vue. Sur la bande FM, musique chrétienne, métal et country se tirent la bourre. « We’re from the country and we like it that way. » Les nouvelles productions de Nashville sont insupportables. Des vaches noires traversent la route. La roche s’élève de terre, ensanglantée. Immensité et solitude creusent un malaise en moi. Je goûte l’intuition de la fin de la civilisation. Des rochers gros comme des camions ont traversé la route. Il fait 13 °C, il fait 2 °C…. Le soleil, la pluie, la neige… En France, on ignore tout de l’ouest américain.
Le Denver Post annonce que les tornades du Midwest ont fait douze morts. Nous sommes le 1er mars. The Times Independant relate que l’attoucheur d’enfants de Moab a plaidé coupable. Il sortira de prison à 50 ans. Le Ranger du parc national d’Arches règle son sonotone. La seule femme concourant le Daytona USA, Danica Patrick, s’est à nouveau plantée. La chevrolet détruite, le feu sur la piste… Apple annonce l’iPad 3. J’escalade un canyon en santiag et les Rangers regardent mes pieds bizarrement. N’aurai-je pas, moi aussi, perdu le contrôle ?

Perdre le contrôle, c’est se sentir glisser. Lentement, la voiture se déporte, chasse doucement de l’arrière. Ma fiancée pousse un cri bref. Je m’accroche et me tais. La voiture travers la voie de gauche, au ralenti. Je pense à Fight Club. « Impact dans trois secondes ». On ne va pas mourir, je le pressens. Impact dans deux secondes. Le canyon est désert, la lumière coincée entre les deux montagnes. Impact dans une seconde. Vingt minutes auparavant, Born to be Wild passait à la radio alors que la rivière du Colorado apparaissait. L’aile arrière droite de la Ford Explorer prend un mauvais angle et percute la barrière. À toute vitesse, la voiture opère un tête-à-queue. Pour la première fois de ma vie, je vois une autoroute dans le mauvais sens. Peut-être va-t-on mourir. Pour la première fois de ma vie, je vois un ravin s’approcher. Il n’y a plus qu’à attendre. La montagne bouge dans tous les sens. Explosion. Odeur de poudre. Brûlure sur le côté gauche de mon visage. Explosion et bruit d’un klaxon que l’on n’arrêtera plus.

À la Woody Creek Tavern, mon voisin cow-boy blague:

– Pourquoi ton fils n’est-il pas à l’école, Tim ?
– Parce qu’il y a trop de neige : c’est snow day. Trop dangereux pour prendre la voiture.
– Les profs en profitent pour rester chez eux.
– Oui, oui, c’est pas en Californie que ça arriverait.
– À si, là-bas aussi ils ont leur journée off : surf day.

Le State Trooper Haoks veut s’assurer que nous allons bien. « Parce que quand l’adrénaline retombe, on se rend compte… » Le chauffeur de notre dépanneuse trépigne. « Je suis content que vous alliez bien, mais je dois vous mettre une amende de 128 $ pour conduite inappropriée. » Nous venons de faire 300 mètres de patins artistiques sur l’autoroute, mon visage est brûlé par l’airbag ; poursuivre l’état du Colorado nous vient à l’esprit. « Ils appliquent la même politique avec à tout le monde : mettre une amende pour le moindre accident sur la glace. » Notre chauffeur de dépanneuse connaît tout leur truc : il est mexicain. À 10 ans, il a traversé le Rio Grande avec ses seize frères et sœurs. Ils étaient clandestins au Nouveau-Mexique. Sa mère gardait des enfants, son père… Il est républicain, parce que Reagan à permis à toute sa famille d’être régularisée pour 2000 $ par tête de pipe. Je vous laisse faire le calcul. Il est évangéliste; plutôt rare pour un originaire de Mexico. Il croit aussi que Jésus est Dieu. Je l’aime bien : il blague. Il fait ce boulot depuis un bail, a ramassé des gens en pleurs, des gens en sang. S’ils meurent, c’est pas lui qui les ramasse. Hier, il y a eu six accidents dans le canyon où l’on s’est planté. D’autres ont eu moins de chance que nous. Notre chauffeur nous demande pourquoi être venus ici en vacances, lui n’a jamais de vacances. Il a deux garçons et une fille, il adore ce qu’on lui raconte du système français, possède trois flingues dont un dans la boîte à gant contre mon genou. On lui apprend que les frites sont belges, que la France n’est pas communiste et qu’Hunter Thompson s’est suicidé car il ne supportait pas son déclin physique. « What a Dude !! » Il m’apprend qu’on peut être émigré, conservateur et être curieux de tout tout de même. Il n’aime pas la musique et encore moins la lecture. Il aime Dieu, sa famille, son pays et le chili. On se marre bien. Il dit que je suis sacrement décontracté pour un mec qui a failli mourir. Que des gens ont eu moins de chance que nous hier.

Un bruit d’explosion. Je crie de rage. Ma tête fait mal, mon dos fait mal. Cinq heures seulement après mon premier accident de voiture, un gros pick-up nous rentre dans le cul. Deux heures plus tôt, je me demandais à quoi bon venir ici pour entendre Daniel Balavoine dans un restaurant. La conductrice qui nous est rentrée dans le cul a 18 ans : elle est laide et pleure tout le temps. Je me marre : fou rire nerveux. Le State Trooper Ramirez porte des Ray-Ban. Les mêmes que celle que mon arcade sourcilière explosait cinq heures plus tôt. Des gens accourent du ranch où nous nous rendions. Ils y font de la montée western : les chevaux sont entraînés au travail de troupeau. Les pompiers font la circulation. Ici, impossible d’avoir une petite voiture. A moins qu’on aime se faire rouler dessus.

Dans Kingdom of Fear, Hunter Thompson raconte qu’après avoir vécu a Louisville Kentucky, New York, au Costa Rica, à Big Sur ; il avait choisi le Woody Creek et le Colorado. Car il pouvait vivre tranquillement dans les montagnes, car les gens de l’ouest ont le cœur sur la main. Parce que ces régions sauvages et dangereuses s’accordaient à merveille avec son caractère. Il n’avait pas menti. Au pied de sa maison où se côtoient de petits ranchs, un quartier composé de mobile home est sorti de terre. Nouveaux fermiers, riches actifs du tertiaire et white trash vivent ensemble, dos-à-dos, autour de la Woody Creek Road. Bizarrement, cette incroyable disparité de classe ne change rien et n’altère pas la sève de ce pays. À chaque détour de route, à chaque visage rencontré, nous savons pertinemment qu’ici nous aurons la paix. Parce qu’à Woody Creek, la propriété et la liberté de penser sont sacrés. Comme au temps des vieux westerns, comme au temps d’Hunter S. Thompson, un homme suicidé au canon et désormais disséminé dans l’atmosphère de ce petit bout d’Amérique.

Photos: Johnny Jet

7 commentaires

  1. Perso, ce que je lis entre les lignes de ton papier, c’est que de nos jours les 4X4 de Detroit sont bien moins résistants que ceux des années 60. C’est peut-être ça l’ultime preuve de ce déclin du rêve américain.

  2. Il est vraiment très bien écrit cet article mais en même temps super déprimant. Je rejoins Bester quelquepart sur la symbolique du déclin de l’american dream vu au travers de l’érosion bien entamée de l’empire industriel tiré par la construction automobile. J’aurais préféré un peu plus de poésie.

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