Paru en 1998, l’ouvrage d’Angela Davis Blues et féminisme noir magistralement traduit en 2017 est ressorti la semaine dernière en poche, toujours aux éditions Libertalia, alors que les notions de « race », de « classe » et de « genre » qui sont au cœur du livre suscitent chaque jour en France un peu plus d’émoi [1]. Et tout cela après #MeToo et #BlackLivesMatter.

Angela Davis, figure bien connue de l’activisme afro-américain (membre notamment du Parti Communiste américain puis du Black Panther Party), s’attache dans ce livre à montrer tout l’intérêt d’une approche afro-féministe de l’histoire du blues. L’auteure s’intéresse non seulement à la musique mais à ses résonnances avec l’histoire afro-américaine. Or, selon elle, trop de pseudo-spécialistes du blues (majoritairement des hommes blancs) ignorent le contexte historique et politique d’apparition du blues au moins autant qu’ils méconnaissent voire minimisent le rôle central des femmes dans son développement, des années 20 aux années 40.

L’auteure décrit avec nuance la contribution de trois pionnières du blues à l’émergence d’une conscience politique, d’un féminisme noir encore en germes. Selon elle, Ma Rainey et Bessie Smith surtout (dont les chansons sont intégralement retranscrites) incarnent une sorte de proto-féminisme. Parce qu’il est le fait d’une communauté au croisement des oppressions (car ses interprètes sont des femmes et des femmes noires issues de la classe ouvrière), le blues féminin va ouvrir la voie et servir de terreau aux luttes afro-féministes ultérieures en véhiculant un ensemble de discours revendicatifs et de représentations à rebours des stéréotypes. Angela Davis réfute ainsi les théories selon lesquelles le blues serait apolitique et pas vraiment porteur de contestation sociale, montrant au contraire comment la protestation fait partie intégrante du blues féminin loin d’être seulement sentimental ou mélancolique.

Angela Davis étudie au fil des chapitres les principales thématiques de ces chansons qui parlent ouvertement de sexualité voire d’homosexualité, de voyage et de liberté, d’amour et de jalousie, d’infidélités, de violences conjugales aussi, dans le cadre de l’Amérique post-esclavage mais toujours ségréguée. Davis replace ces chansons dans l’histoire au long cours de l’émancipation des femmes afro-américaines, alors que les premiers disques de blues appartiennent encore à la catégorie des « race records » quasi-exclusivement destinés à une clientèle noire, et que leurs interprètes sont encore en voie de professionnalisation. Elle montre ainsi comment le contenu sexuel explicite d’une bonne partie du blues féminin questionne les standards de féminité d’une partie de la classe moyenne blanche, bourgeoise, hétérosexuelle et pieuse américaine. C’est dans le cadre du blues qu’émerge l’image de la femme noire forte et indépendante. Si l’on extrapole, on peut penser que des pop stars contemporaines comme Beyoncé, Cardi B ou Megan Thee Stallion sont les héritières de Ma Rainey ou Bessie Smith, puisqu’elles se réapproprient à leur tour dans leurs textes et leurs clips le stéréotype raciste de la femme noire lascive et hypersexualisée pour en faire non plus une attaque infamante mais une force, renversant ainsi le « stigmate » pour parler comme le sociologue Erving Goffman.

Il y aurait tant à dire sur ce livre passionnant mais on pourrait dire surtout qu’il parle du siècle passé tout en restant profondément actuel, parce qu’il aborde des questions toujours brûlantes et permet donc de penser le présent. C’est un livre qui donne envie d’écouter du blues, écrit dans une langue simple et pas en jargon universitaire, qui rend accessible les épineuses mais passionnantes questions de race, de classe et de genre.

Angela Davis, Blues et féminisme noir, édition poche chez Libertalia.
https://www.editionslibertalia.com/catalogue/poche/angela-davis-blues-et-feminisme-noir-poche

[1] On peut penser à la parution du très contesté dernier livre de G.Noiriel et S.Beaud mais aussi à l’interview pour le JDD du ministre de l’Éducation nationale J-M. Blanquer dans laquelle il s’en prend aux « théories intersectionnelles », sans parler des toutes récentes sorties ministérielles sur l’ « islamo-gauchisme ». Lisez Race de Sarah Mazouz et les travaux de Didier Fassin ou d’Elsa Dorlin, ça vous changera !

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