Compilées par Irmin Schmidt, Daniel Miller et Jono Podmore, les « Lost Tapes » de Can sont le résultat d’une fouille qu’on imagine insensée parmi trente heures de musique. Tombées aux oubliettes et redécouvertes lors de la vente du studio du groupe, l’existence de ces bandes était sortie de la mémoire de chacun de ses membres. Tous, sauf Hildegarde, la compagne d’Irmin Schmidt.
Il est difficile d’écrire sur un groupe comme Can sans avoir l’impression d’enfiler un col roulé et d’allumer une pipe, comme si réécrire l’histoire de ce groupe de Cologne était une évidence. Comme si décrire une musique qui semble plus souvent découverte que composée était une chose aisée. C’est tout aussi risqué que tentant. Sur la décennie d’activité de Can, on pourrait avoir l’impression d’avoir tout écouté, tout lu sur leur musique et ce qu’elle a amené aux groupes qui ont succédé, entre Julian Cope, Simon Reynolds et Philippe Robert. Pourtant, les disques de ces musiciens continuent de planer bien au-dessus de la décennie 1968-1979. Leur discographie apparaît encore aujourd’hui comme une parenthèse magnifique entre la fin du patchouli et les débuts de l’épingle à nourrice.
Comme beaucoup de gens de ma génération, j’ai découvert Can dans la seconde moitié des années 2000, quand toute la presse s’est mise à parler de krautrock à propos de disques français comme celui de Zombie Zombie, le premier Turzi, des groupes dans le genre de Beak ou la chanson Sea Within The Sea de The Horrors. Ce terme aussi affreux et réducteur que world music, dès lors qu’un groupe avait choisi de se concentrer sur le rythme, répétitif et hypnotique, que beaucoup appellent encore motorik. J’allais vérifier qu’avec Can, on parle bien de groupes aussi puissants que lunaires, un mélange de rythme et de liberté qui allait conférer à la discographie du groupe des allures de paire de jambes avec un cerveau. Si beaucoup de titres vont vite, par exemple Father Cannot Yell ou Moonshake, je me suis toujours persuadé que c’était pour eux une manière d’affirmer que oui, ils souhaitaient aller plus loin que les autres.
Forcément, l’arrivée de ces « Lost Tapes » apparaît alors comme une chance, celle de découvrir pour la première fois des enregistrements que personne, ou presque, n’avait pu écouter. J’en entends déjà crier au scandale à la vue du tracklisting, ouvert avec Millionenspiel, un titre quasiment de surf musique hallucinée que l’on peut trouver sur YouTube depuis 2006 et annoncé comme le générique du téléfilm Das Millionenspiel. Il n’empêche que sur la totalité des trente titres de cette box-set, peu sont à jeter et beaucoup ressemblent à des titres que l’on aurait pu facilement inclure à des albums aussi superbes que « Monster Movie », « Tago Mago », « Ege Bamyasi » ou « Futures Days ». Une chance, donc.
On dit souvent que l’origine d’une formation musicale remonte à un hasard, une rencontre décisive, de la même manière que se cacherait une femme derrière chaque grand homme. C’est tout à fait vrai lorsque l’on évoque Can, l’un des rares groupe à mériter tous les superlatifs du monde. Pour les élèves de Stockhausen Irmin Schmidt (claviers) et Holger Czukay (basse), son étudiant Michael Karoli (guitare) et le batteur free-jazz Jaki Liebezeit, le miracle commence lorsque la compagne de Schmidt invite à Cologne le sculpteur américain Malcolm Mooney. C’est grâce à lui que le groupe devient Can, et c’est aussi grâce à lui que le groupe jouera à l’os une musique aussi brute que sincère en évitant la frime. Près de quarante-cinq ans plus tard, l’auditeur le remercie : la musique de Can sur la période 1968-74 n’a pas pris un kilo.
Il apparaît impossible de savoir dans quelles conditions Malcolm Mooney a pris le micro pour la première fois. Ce dont on est sûr, c’est qu’il quitte le groupe et repart aux États-Unis deux ans plus tard sur les conseils de son psychiatre, pour lequel Can « serait nuisible à la santé ». Allez dire ça à John Lydon, Genesis P-Orridge, les mecs de Chrome (je ne sais aucunement ce qu’ils sont devenus), Wooden Shjips, David Byrne ou Brian Eno. Pour lui, c’est simple, Can relevait « le défi que leur avait lancé le Velvet Underground ». Culte, voilà ce qu’est devenu Can, au même titre que le groupe de Lou Reed et John Cale. À tel point que les forums de mélomanes s’enflamment lorsque Kanye West, ici loin d’investir sur son « capital image », sample Sing Swan Song sur un titre de l’album « Graduation », Drunk & Hot Girls.
Tout aurait pu s’arrêter là pour Can, après l’enregistrement de « Monster Movie » et le départ de Mooney, si le groupe n’était pas né une seconde fois grâce à une apparition pas loin d’être céleste. Dans Dilapide ta jeunesse, de Jürgen Teipel, Holger Czukay raconte comment, dans un café de Munich, il rencontre Damo Suzuki : « Il avait commencé à faire des contorsions bizarres et à adorer le soleil. Comme un freak complet. […] J’ai été le voir et je lui ai dit : ‘As-tu déjà quelque chose de prévu ce soir ?’ ‘Non.’ ‘Voudrais-tu chanter ? Dans un concert sold-out ?’ ‘Quand sont les répètes ?’ ‘Il n’y a pas de répètes.’ […] Nous nous sommes tous mis au fond de la scène. Il s’est mis devant et a commencé directement à se lamenter. Au début c’était encore assez sobre. D’un seul coup, il s’est mis à cogner comme un samouraï. Il a sauté partout et hurlé sur le public. Jusqu’à ce qu’il y ait une baston. À la fin il ne restait qu’une trentaine de personnes. Sur 1500. »
C’est pourtant ensemble qu’ils écriront les titres les plus tordus et funk, souvent hyper sexuels, félins de par les chuchotements du Japonais. Comme s’il était question de libérer ses démons dans une grande messe positive. Ça m’a toujours marqué chez Can, cette affirmation de soi, l’idée d’être une proposition ouverte plutôt qu’un poing dans la gueule pour aller contre. Il m’est quasiment impossible de ne pas ressentir des palpitations dans le bas-ventre à chaque fois que j’entends des titres comme Halleluwah, One More Night ou Spoon, qu’ils glisseront à la première place du top 30 allemand, le single de ce qui reste comme le véritable chef d’œuvre du groupe, l’album « Ege Bamyasi ». Ils feront une seconde entrée dans les charts avec I Want More en 1975, mais le groupe n’est déjà plus ce qu’il était malgré quelques exploits dispersés sur la poignée d’albums suivant le départ de Damo Suzuki. Avant qu’il ne parte rejoindre les témoins de Jéhovah puis entame un never ending tour, il enregistre « Future Days ». Cet album contient le morceau ultime, concis et aussi jouissif que de se retirer d’un vagin en 3 minutes : Moonshake. « Let me free no more« , répète-t-il comme s’il flottait par-dessus la basse de Czukay et la batterie de Liebezeit, n’obéissant qu’à la magie du rythme.
Étrangement, en relisant les premières lignes de ce papier, je me rends compte que je ne suis jamais autant revenu vers les disques de Can que depuis la découverte de ces « Lost Tapes ». C’est comme si je les avais mangées et que la digestion qui s’était ensuivie avait changé l’idée que j’avais d’un disque à jamais, comme une émancipation des règles de la musique populaire, coincée entre des couplets et des refrains. Avec « The Lost Tapes », je me suis replongé dans Can avec l’impression qu’on n’en sort jamais totalement, à la fois en dehors et toujours en dedans, inconsciemment. C’est ce qui fait la beauté et la magie de ce groupe, une transe maîtrisée et pure, faite de collages et d’improvisations au service du groove qui tue. Aujourd’hui, j’écoute avec la même ferveur qu’un disque « officiel » des titres comme Graublau, Bubble Rap, Midnight Sky ou The Loop. Avec l’impression qu’un nouveau disque de Can est arrivé, un classique tombé du ciel et enregistré par je ne sais quelle autorité. Sûrement la même qui a provoqué la rencontre du groupe et de Damo Suzuki. Si les humains sont logiquement incapables de pondre autant de merveilles, tout au plus peuvent-ils les découvrir comme par magie.
Can // Coffret 3CD « The Lost Tapes » // Mute (Naïve)
Sortie le 18 juin
En partenariat avec La Gaité Lyrique, à lire aussi sur Gaité Live
3 commentaires
très bon article
j’attends la sortie de cet ovni avec impatience!
Helios Creed continue la musique, mais hélas Damon Edge est mort seul dans son appart à Los Angeles en 1995. Il avait 45 ans. C’est triste. J’aimais beaucoup leurs albums, y compris leurs projets solosséparation. De sacrés bidouilleurs soniques qui m’ont emmené dans les constellations.
Pour Chrome, Helios Creed continue la musique, mais hélas Damon Edge est mort seul dans son appart à Los Angeles en 1995. Il avait 45 ans. C’est triste. J’aimais beaucoup leurs albums, y compris leurs projets solos. De sacrés bidouilleurs soniques qui m’ont emmené dans les constellations.