Certains le croient comédiens quand d’autres le prétendent journaliste. A quelques élus, il fait croire qu’il est acteur porno, franc maçon ou ecclésiastique. Avec lui, on ne sait jamais bien. Ni qui il est, ni où, ni en quelle compagnie. Théophile vit seul depuis onze ans, au milieu de ses petits papiers et de ses gadgets plastiques. Parce qu’il aspire à toucher l’impossible, Théo habite l’inimaginable : dans sa cuisine, il a punaisé les plus poétiques des noms de maladie (la recto-colite hémorragique et l’achalasie sporadique sont parmi ses préférées), dans sa salle d’eau, il a conçu un pacemaker accélérateur de rythme cardiaque et dans sa chambre, il a bricolé un « cercueil à dormir » au fond duquel il se love toutes les nuits, pour mieux ressusciter chaque matin. Or ce matin, la résurrection est nationale. C’est celle du Christ, le 3ème jour après sa passion. Ce matin, c’est Pâques, et comme tous les ans, Théophile doit se rendre à Plougasnou pour l’ennuyant repas du seigneur, et, dieu merci, pour son pendant libérateur : la chasse aux oeufs.
Chacune des visite qu’il accorde à sa famille plonge Théophile dans une gentille déprime. Pour son horizon intérieur, c’est l’effet d’un lavage à sec. L’idée de côtoyer sa soeur qui, à trente-cinq ans passés n’a toujours pas cessé d’aimer son époux abonné à « Manager Mag », le magazine pour « faire carrière tout en étant décalé », voilà qui lui donne envie, réaction adolescente, de mettre sa conscience en location. S’il n’y avait pas la chasse, les chocolats et les neveux pour lui aérer les synapses, Théo finirait forcément, à Plougasnou, par se suicider à coups de tonneaux de cidre.
C’est d’ailleurs certainement pour cette raison, acte raté, que Théophile manque son TGV, ce 20 avril. C’est certainement parce qu’il anticipe la déprime familiale qu’il se permet de siroter, à 08h45, un expresso à la machine Sélecta de la station Opéra, alors que son train est à 09h03 et que la mousse de son café fait déjà fondre sa ponctualité. En fait, énième symptôme de son idéalisme lugubre, Théophile adore rater les trains pour pouvoir, tranquillement, se livrer à l’ensorcèlement consumériste des gares. En l’occurrence il profite de son 8876 manqué pour acheter un exemplaire de France Galop et s’épurer l’âme à grandes rasades de Cristalline. Le prochain train passe dans deux heures.
535km et deux bouteilles de Merlot Cabernet 18,7cl plus tard, Théophile arrive donc en gare de Morlaix. A peine ses mocassins ont-ils touché le sol breton qu’il sent une invisible cage l’encercler. L’air et la manière de cette ville, comme toujours, l’asphyxient. Pour le punir de son retard, sa mère n’est pas venue le chercher et il se voit donc obligé de héler un taxi, au sein duquel il profite de ses derniers instants de solitude pour fantasmer les cravaches de France Galop. Arrivé à la bâtisse familiale, Théophile laisse un excessif pourboire au chauffeur et pénètre dans la cuisine restée grande ouverte. Assise sur un tabouret de bar, sa nièce est là, cyclothymique de 8 ans, au regard inquiet et au chignon guindé, qui semblait l’attendre et le salue d’un timide mouvement de tête. Il l’aime bien, Erika. A Noel dernier, il lui a même offert une machine à tirer à pile ou face.
« Bravo pour les 2h de retard. Maman n’était pas contente, je peux te le dire. » Claire, la soeur de Théophile, chasse Erika de son tabouret pour l’envoyer jouer avec son frère, s’appropriant ainsi toute la pièce pour faire rayonner sa moralité. Salutations fraternelles. Brèves échanges de politesses. Dans un chuchotement, Claire apprend à son frère qu’il n’y aura pas de chasse, cette année. La décision a été prise pendant les courses au Franprix. « Tu comprends, les enfants ont grandi, il faut qu’ils apprennent à se passer de ces mascarades infantilisantes. » Théophile sourit. Il comprend. Une, deux, trois minutes de gênes s’écoulent alors, puis, estimant qu’ils ont partagé un assez long moment d’intimité, Théophile et Claire rejoignent le reste de la tablée.
Les deux heures suivantes se bradent en bavardages convenus et en souvenirs consensuels. Personne, c’est entendu, et Théophile le premier, n’a eu le temps de changer depuis la dernière réunion. C’est donc l’éternel disque des conversations familiales qui reprend. Bernadette (la mère) se plaint n’avoir pas reçu le nouveau catalogue de chez Darty, Eric (le père) rumine son pain de campagne et sa lâcheté, Claire (la soeur) s’enthousiasme sur la promo de Sarenza.com et Bertrand (son mari) répète en boucle et avec fierté qu’il attend avec impatience l’explosion de la bulle spéculative pour enfin acheter des Rochers Suchards au rabais. De son côté, Théophile lutte pour ne pas tomber dans la désapprobation générale des évènements. Tout en découpant au couteau des pénis dans une tranche de Gouda, il s’efforce de ne pas parler à ses proches comme à des autistes susceptible. Un vrai combat contre lui-même.
Ce qui le déprime le plus, en réalité, c’est d’anticiper les effets que pourraient avoir la satisfaction familiale sur le développement des enfants de Claire. Il mise beaucoup sur les aspérité du faciès d’Erika – la rigueur de son chignon et la malice de son regard sont une promesse de talent – et il craint que les controverses de sa mère à propos du nouveau lave vaisselle et du jury de la dernière Nouvelle Star ne gâchent les velléités de la petite à devenir la nouvelle Mary Poppins Curie.
Mais l’heure n’est plus à la réflexion : on vient d’évoquer le décès de G et l’habituel « eh oui… » de Bernadette est tombé sur la table, aussitôt recouverte d’un voile de solennité. Au même moment, Bertrand, la gueule encore pleine de Gouda, rote. Sur le visage d’Erika se forme alors un sourire interdit que sa mère réprimande d’une tapette : « il y a des choses avec lesquelles on ne rigole pas, Erika ». Pour Théophile, c’est la phrase en trop. Car si depuis deux heures, il est parvenu à surmonter l’épreuve de la nourriture (« reprends donc du rutabaga, à 33 ans, c’est pas possible d’être aussi difficile »), celle de l’homophobie (« parait qu’y a un club de natation synchronisée pour les zomos à Paris ; ça fait drôle leurs maillots à paillettes... » ) et même celle de la misogynie (« si les femmes ne faisaient pas toute sortes de choses orgueilleuses, la société irait bien mieux... »), une chose, en revanche, ne lui est pas tolérable : l’impératif de solennité face à la mort. Aussi, comme pour ré-habiliter le rire d’Erika, Théophile se lève et, en dépit de l’avertissement lancé par Claire avant le repas, s’exclame que « Erika, c’est Pâques, tu n’as pas oublié ? On part à la chasse. Tout le monde en voiture. »
Pourquoi a-t-il prononcé ces mots ? Lui-même, tandis qu’il se chausse, n’y comprend plus rien. L’idée lui est venue de nulle part, brutalement, comme seule porte concevable pour se sortir de cet embarras en toc, comme unique solution du casse-tête familial, comme ultime échappatoire au groupe. Mais comment l’assumer, maintenant, ce mensonge ? Erika a déjà chaussé son ciré jaunâtre. « Où est-ce qu’ils sont, les oeufs ? ». N’importe où, a envie de répondre Théophile, n’importe où – mais ailleurs.
Après que le mari de Claire a refusé de venir se « les peler à la chasse des chiards », la famille embarque donc dans la Rover 200, direction la « chasse mystère de Théo ». Ce dernier regrette déjà sa promesse intenable. Sur le siège du conducteur, il se souvient pourquoi il n’entreprend jamais de « virées conviviales » quand il vient à Plougasnou. C’est que la voiture, plus encore que la table, se prête à l’emmagasinement de toutes les névroses. D’ailleurs, cinq minutes après qu’ils ont embarqué, les ennuis commencent. « Tu regardes toujours la mer au lieu de regarder la route ! On va se le prendre, le poteau ! » hurle Bernadette, sa main crispée à sa ceinture avec la tension d’un Rocco Sifredi à deux doigts de la grande giclée. Pour la faire taire, Théophile allume la radio. Sur RFM, deux timbrés se gaussent sur l’histoire d’un cadavre découvert lors d’une chasse aux oeufs, dans le Tennessee. Théophile esquisse un rictus de connivence et part sur un calembours autour de la poule aux oeufs morts. Sa mère coupe la radio d’un geste sec. « Les cadavres, c’est macabre, franchement ». Claire acquiesce et se lance dans un diatribe contre les présentateurs radio au jour de Pâques, aussi vendus les journalistes sportifs à Roland Garros, qui ne valent pas mieux que les présentateurs télés le soir des élections, eux même aussi hypocrites que les politiciens quand… Sentant que sa soeur ne va pas tarder à mêler l’affaire Kierviel à sa chasse au chocolat, Théophile se rend à l’évidence : il ne tiendra pas plus de 5 minutes supplémentaires dans cette engin gonflé de petits ressentiments et de grands clichés.
Alors, impulsion, prenant son assurance à deux mains, il rallume la radio, s’agrippe à son volant et, sur les premières mesures du Don’t stop me know des Queen, prend le virage à droite de l’église, celui que, normalement, on ne prend pas, cette bifurcation interdite, cet embranchement tabou où G. est décédé, l’à-côté boueux qui, avec arrogance, grimpe vers les sommets.
Dans la voiture, désormais rythmée par la batterie de Roger Taylor, une panique silencieuse a fait son apparition. Bernadette ne crie pas, Claire ne soupire pas, Louis ne jure pas. Tous se tiennent religieusement aux aguets, s’efforçant d’ignorer l’hystérie de Freddy Mercury pour se concentrer sur le paysage qui les conduira à la poule aux oeufs d’or. A la fin du morceau, alors que la Rover 200 arrive à l’endroit du dernier demi-tour possible et qu’une boue orangeâtre, sorte de mimolette piétinée, gicle tendrement contre les pneu, Bernadette ose tout de même un mot : « Le diable, ce n’est pas quelqu’un qu’il faut tenter, Théo, même pour une chasse. »
Théophile ralentit. Il coupe la radio, coupe le contact, coupe la panique. Il tapote sur ses clés, se bricole une rapide assurance, se retourne vers les passagers et, sur un clin d’oeil à Erika, ouvre la portière pour désigner l’étendue qui borde la falaise : « C’est ici que la chasse commence. ».
Le jeu ne pourra plus durer longtemps, maintenant. Théophile ne saurait laisser sa famille s’acharner à chercher des oeufs de Pâques qui n’existeront jamais. Dans une poignée de minutes, il faudra qu’il leur révèle sa supercherie pascalienne, qu’il leur confesse sa réalité de pacotille, qu’il leur avoue avoir menti. Et alors Bernadette lui crachera un mépris maternel à la figure, et alors Louis soupirera en espérant de jamais devenir aussi freak que son oncle et alors Claire aura une moue condescendante et punira sa mythomanie d’un lucide « toujours aussi con, rentrons à la maison » et alors il recommencera à compter les heures qui le sépare du TGV 8867.
Mais en attendant, il regarde Erika, qui a grimpé la pointe la plus aiguë de la falaise pour trouver du chocolat noisette et sourit maintenant à l’océan. Tout n’est pas vain : ce week-end, au moins, elle aura entraperçu l’horizon.
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Brillant(e) Blandine.