Je suis un drôle de père. Mon fils était encore tout jeune quand je lui ai fait découvrir des films que je trouvais cool, mais qui étaient pour le moins dérangeants. Pour ne pas m’enfoncer d’avantage, je ne les citerai pas ici. Mais il s’avère que bien m’en a pris, en fait. Si ces trucs l’ont sans doute un peu remué, ils font aujourd’hui partie des œuvres qu’il range dans sa filmothèque idéale. Et surtout, affranchi de mon penchant pour les zarbitudes sur pellicule, il me fait maintenant partager les trésors qu’il ramène de ses chasses sur Internet. Il en fut ainsi des deux premiers épisodes de Black Mirror, série qui dissèque avec un scalpel affuté et un plaisir sadique l’emprise aliénante et mortifère des nouvelles technologies sur nos vies présentes ou futures. Miroir grossissant ou déformant ? J’ai bien peur que non. Ah, et puis attention : spoilers.
Le Prime Minister a’cule un cochon…
Le premier épisode se passe au Royaume de Sa Très Gracieuse Majesté. La Princesse est kidnappée et, en guise de rançon, le ravisseur exige que le Premier Ministre, tel Michael Kael, a’cule non pas un mouton, mais un cochon… L’acte devra être consommé sous quelques heures et vu par tous, en direct. Les médias, traditionnels ou numériques, susceptibles de retransmettre la chose et de toucher le plus grand nombre sont légion de nos jours, n’est-ce pas ? C’est non négociable, c’est un ultimatum, subversif et transgressif, et ses motivations ne sont pas le ressort de l’histoire. Ce qui intéresse les scénaristes, ce sont ses conséquences. Pour que l’affaire ne s’ébruite pas, la presse (écrite et audiovisuelle) est virilement invitée par l’exécutif à fermer sa gueule, ce qu’elle accepte de faire de mauvaise grâce, pour le bien commun. Mais les réseaux sociaux, plus difficiles à museler, font trainée de poudre. Et à partir de là, quoi qu’il advienne, c’est plié de toute façon. L’image de cette copulation zoophilique avilissante est déjà gravée dans les têtes, à jamais, même si rien n’a encore eu lieu, même si rien n’a encore été montré.
L’épisode aurait pu s’arrêter là, message reçu. Mais il va jusqu’au bout de sa logique malsaine et nous interpelle du coup sur quantité de choses à méditer. Pour sauver la Princesse, le politicard doit-il se muer en preux chevalier ? Après tout, on ne lui demande pas de terrasser un dragon. L’entreprise est bien moins périlleuse, vous en conviendrez. Mais l’équation n’est pas si simple, et chevalerie et honneur vont de pair. S’il n’obtempère pas, il passera pour un salaud. Et s’il vole au secours de la Gente Dame à dos de son beau destrier arabe, il passera pour un con. L’empathie, la compassion peuvent-elles subsister quand le Black Mirror s’interpose entre nous et la réalité ? De maigres étincelles peuvent jaillir au sein d’une poignée de personnes « réunies » devant un écran de télé. Mais ce qui joue alors, n’est-ce pas la crainte d’être jugé, l’effet « feu de cheminée » de ce moyen de communication voué à l’obsolescence ? Parce qu’à l’abri des regards, tout soli-solo à mater des signes et des images grotesques ou obscènes sur nos bidules connectés, qu’est-ce qu’on se gondole et pignole ! Le Black Mirror peut-il ruiner une carrière, anéantir une vie publique, désagréger une vie privée ? Je sais que vous pensez avoir déjà les réponses, mais regardez plutôt comment le bazar est traité, ça va vous secouer. Les cerveaux malades de la série, jouant avec nos nerfs, prennent en effet un malin plaisir à simuler une fin heureuse dans un premier temps, pour aussitôt après nous plonger dans les affres de la désespérance. J’avais bien dit : attention, spoilers… Et j’avais aussi dit : noir, c’est noir…
« Si les nouvelles technologies sont une drogue, alors quels en sont les effets secondaires ? C’est dans cette zone entre joie et embarras que Black Mirror se situe. Le « Black Mirror » du titre est celui que vous voyez sur chaque mur, sur chaque bureau et dans chaque main, un écran froid et brillant d’une télévision ou d’un smartphone » (Charlie Brooker).
Le bunker de la dernière rafale…
Le personnage principal du deuxième épisode est un anti-héros au regard de vache sous somnifère. Il vit dans un bunker, où d’autres jeunes gens de son âge sont, comme lui, cloitrés. L’histoire ne dit pas franchement le pourquoi du comment. C’est à prendre comme postulat de base, même si ça soulève des questions, que nous aborderons plus tard, car elles fourmillent.
On assiste au réveil d’œil de bovin. Son minuscule logement, Feng Shui versant dans le Tout Digital, est tapissé d’écrans avec lesquels il interagit en bougeant mollement la main. Il quitte cette cellule – il n’y a pas d’autre mot, même si effectivement il peut la quitter – pour se rendre dans une espèce de salle de fitness où sont alignés des vélos d’appartement. En face de ces biclous, des moniteurs, of course. Et là, il commence à pédaler, imitant les autres autour de lui. C’est une métaphore sur un gars qui mouline comme un hamster fait tourner sa roue, à savoir en vain ? Pas tout à fait. Je dirais plutôt qu’il est comme un cadre surbooké qui monte et descend l’ascenseur les bras chargés de dossiers (l’image fait un peu vieillot vu le sujet, mais moi j’aime bien). Ses gestes ne sont pas si dérisoires que ça, puisqu’ils font grimper sa cagnotte. Tout en bagotant, il peut, gratis, jouer aux jeux débiles ou visionner les émissions lourdingues ou pornos que lui propose le smart screen qu’il lorgne et qui le lorgne. Ces joyeusetés l’attendent également dans sa chambrette, après une dure journée de labeur, mais là elles sont pay per NO use. Redevance kafkaïenne ? « Incitation au lavage de cerveau consenti » sonne plus juste, en l’occurrence. En faisant des gestes en direction des écrans pour interagir avec eux, les dandys du cru peuvent aussi acheter des colifichets pour leur avatar, à la gym ou au bercail. Ok, ce Black Mirror-là reflète donc nos misérables vies : on rame, on est ramoné, on raque. Moment mec, attends de savoir à quoi donne droit un nourrain bien farci. Si tu es assis sur le tas de caillasse requis, le Graal te tend les bras : tu craches au bassinet et – grillons allègrement l’étape de l’antichambre, avec ses vicissitudes annexes – tu deviens candidat à The Voice. Tu participes en chair et en os, sous le regard inquisiteur d’un jury bien réel, alors que le public est constitué des avatars de tes codétenus, qui assistent au spectacle depuis leur cellule. Etouffant ? Je veux. Notre héros est en possession du pactole et a un rêve : en faire don à un charmant minois, doté d’un joli filet de voix, dont il est secrètement amoureux. Voilà pour l’intrigue. J’ai été un peu long, mais le décor était duraille à planter, c’est tellement touffu.
Amoureux solitaires
Il semble qu’il y ait de l’amour et de l’altruisme dans cet épisode : on respire un peu par moments, donc ? Des pommes délivrées sous emballage par un distributeur automatique capricieux sont croquées, mais l’amour reste platonique. Pour ce qui est du sexe, c’est porno plus branlette en chambre (on voit pas, mais on comprend). Et l’altruisme dont fait preuve notre doux rêveur précipitera sa bénéficiaire en enfer. M’est avis que le généreux donateur a eu du mal avec l’onanisme après ça. Il va tenter de se rebeller – on ne badine pas avec l’amour – mais sera aspiré et broyé par le système. Les scénaristes nous font le coup de la fausse fin heureuse à deux reprises cette fois-ci. J’en dirai pas plus.
Ce qui est montré dans cet épisode fait froid dans le dos, malgré l’atmosphère aseptisée et le ronron qui rappelle tellement celui de nos routines. Ce qui n’est pas montré amène à se poser des questions dont on n’ose imaginer les réponses, tant ces dernières sont propres à terrifier. Nos galériens des temps modernes sont dans la force de l’âge. On les fait pédaler parce qu’ils ont des mollets bien faits pour ça (ceux qui bâchent se voient d’ailleurs rétrograder au statut de ramasse-merde). Leurs coups de pédales incrémentent le compteur de leur cagnotte, mais leur finalité est bien sûr toute autre et ça, le scénario le révèle. Mais ces jeunes sont-ils les reclus volontaires d’une épreuve de téléréalité, ou appartiennent-ils à une caste sans nom ? D’ouvriers qui triment pour une carotte illusoire ou de privilégiés qui se voient offrir une chance de tremplin que d’autres n’auront pas ? Qu’est-il vraiment arrivé à ce frère dont le personnage principal est « l’héritier » ? Et qu’y a-t-il à l’extérieur du bunker ? Des garçons sauvages, comme dans le bouquin de William S. Burroughs ? Et où sont les personnes d’âge mur ? Une triplette dans le jury de The Voice, mais tous les autres ? Les vieux ? C’est eux qui tirent les ficelles ou cette société les extermine, en fait de la pâtée pour chiens ou pour… ? Comment ces putains de mutants se reproduisent-ils, puisque la sexualité est une chimère ? Je m’emballe certainement : c’est tout simplement une fiction sur un jeu de téléréalité pervers et pas une version revisitée du Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley, du 1984 de Georges Orwell ou du Soleil Vert de Richard Fleischer. D’où l’espace clos et la population triée sur le volet. Et si ça baise pas, c’est pour les mêmes raisons que celles qui poussent les sportifs de haut niveau à l’abstinence.
Sans transition, là j’attends avec impatience que mon fils redescende de son antre aménagé sous les combles pour me dire « Hé, P’pa, j’ai téléchargé l’épisode trois de la saison une de Black Mirror ». Eh oui, c’est lui le maître de cérémonie à présent ; il mène la danse. La roue tourne et c’est très bien comme ça. Pour l’heure, j’ai envoyé un SMS à l’autre, là, et il ne m’a toujours pas répondu. Fébrile, j’ai les yeux rivés sur le coin supérieur droit de l’icône qui incrémente mon compteur de messages. J’ai beau scruter, rien. Et c’est pas mon rejeton qui me dira « Appelle-le, connard, ou prends ta bagnole et va le voir ».
8 commentaires
J’ai trouvé que la première saison est vraiment top, on se dit : mince ça va peut-être arriver un jour. Le soufflé retombe un peu dans la saison suivante, dommage
Perso, je ne connais pas « Black Mirror » mais à la lecture de l’article, on découvre un univers qui désarçonne un peu (en même temps ça ne fait pas de mal!) grâce à la plume toujours aussi habile de l’auteur 🙂 quel talent !
L’article donne envie d’aller voir ce phénomène qu’est Black Mirror, mais pas forcément d’y adhérer. Cet univers numérique semble glaçant et pervers.
Est-ce le miroir de ce qui restera de nous au bout d’une vie où une épidémie numérique non (ou mal) contrôlée nous aura définitivement asservie ? Ton article porte le suspens de ce que serait ce monde parallèle (pour combien de temps ? ). On a envie de se faire peur en allant regarder de l’autre côté du miroir …
Je n’ai pas encore vu d’épisode de »BLACK MIROR » mais pour un ancien comme moi cela rappelle les épisodes de la série »4eme dimension » d’antan.
Je vais en regarder un pour voir ce qui attend les nouvelles générations … 🙂
I call it « the PRISONER »
Merci cela donne envie d’aller voir
Je ne connais pas, mais J’aime beaucoup ca : « …. C’est une métaphore sur un gars qui mouline comme un hamster fait tourner sa roue, à savoir en vain….. » Je crois c’est un peu ce vers quoi vont aller nos générations à venir… je n’ose pas dire que c’est bien ou mal. Il faut leur faire confiance , c’est tout. A-t-on le choix ?