Fin des années 60, Milos Forman débarque à New York. Qu’est-ce qui cloche à cette période ? La jeunesse est au cœur du débat. Elle prône en masse l’anticonformisme, rejette les valeurs petites bourgeoises de papa-maman, et ne vit que pour la liberté en caressant des fleurs et des guitares. Parfois même, elle se tire sans crier gare et, souvent, parle peu pour « spiritualiser » plus. C’est l’invasion hippie. Hip Hip Hip, Ouh là…
Quand il tourne Taking Off, Forman n’en est plus au premier stade de la jeunesse. Notre homme approche de la quarantaine, un tournant vertigineux. Il commence à devenir moins jeune. A moins que la vieillesse puisse être directement une suite de la jeunesse, une nouvelle, vierge – une jeunesse mature. L’âge de Forman pose déjà le constat que sa carrière internationale a débuté assez tardivement, rapidement mais de façon incertaine – le contraire de lentement mais sûrement, vous l’aurez compris. En effet, le film connut un flop aux States alors que le Tchèque pensait tout déchirer du premier coup (patience, patience, le record du nombre d’Oscars [8 au total pour Amadeus, ça fait beaucoup d’applaudissements] ne poindra que quelques années plus tard). Mais Milos ne lâchera pas le bout du morceau : ce désir de conquérir l’Amérique n’est pas qu’un rêve de petit garçon, c’est aussi un caprice d’artiste qui n’a guère le choix – Prague étant, dans le sens du terme que vous préférez, derrière lui. Plaçant toujours l’histoire au premier plan, notre homme prend note de ce qu’il s’y passe pour accoucher d’une fiction digérée par le réel: une satire, tiens. Conflit générationnel, comme on dit. Taking Off, donc.
En bon mélomane qu’il est (« quand la musique est gommée, tout est si plat, sans émotion. Le cinéma a besoin de cette rencontre »), le futur réalisateur de Amadeus et de Hair, celui qui engagera Jack Nitzsche (B.O de Vol au-dessus d’un nid de coucou) ou Randy Newman (Ragtime) choisit donc de débuter par une comédie musicale (au premier degré : musique comique). Oui, il donne à entendre, pendant les vingt premières minutes, un défilé de purges (ou chansonnettes) systématiquement gnangnan, pacifistes, ou immondes, voire les trois à la fois (« baise le ciel, baise la mer, baise la montagne », dur dur). Dès ses premières prises avec le réel américain, le Tchèque n’y va pas de main morte pour dresser un portrait calamiteux de ce qui sera la genèse du bobo-cool sans relief. Les jeunes gens sont filmés « au naturel », en cela qu’ils ont été pêchés dans des jardins paradisiaques, certainement en pleine méditation transcendantale. Ils se révèlent irrécupérables (plutôt dans le sens débiles que incorruptibles) complètement lobotomisés par une sorte de Raël – oui, il existait déjà puisque, aux dernières nouvelles, il approcherait aujourd’hui des 110 ans. Forman préfère, pour rester dans le champ musical, le sex-appeal soul-boogie des Panthères Noires (Tina Turner et ses Ikettes) aux chansons fanées de la jeunesse amorphe (« baise la pluie, fume des fleurs ») ? Sans blague. Différence de vitalité, de fraîcheur, d’énergie. Trois termes synonymes de la jeunesse, non ? Et, qui plus est, premier point de démarcation avec les vieux – synonyme de « parents ».
Il y a bien une faille : les jeunes ressemblent plus à des vieux que les vieux eux-mêmes.
Cette jeunesse est molle avant l’heure, insignifiante, elle brandit une cause riquiqui genre « l’Etat est moche », fait preuve d’un cynisme flippant. Constat consternant traité avec dérision. Mais bon, la caméra, elle aussi, baille et décide d’aller voir ailleurs : du côté de ceux qui sont mis en quarantaine, les vieux – appelés comme ça puisque plus vieux que les jeunes !
Pourquoi s’efforcer de faire un film sur les hippies alors qu’il les estime très rapidement sans intérêt (cinématographiquement parlant, et tout court) ? Parce que, justement, le principe de Taking Off n’est pas de porter un éclairage sur eux, pas envie de perdre du temps – autant tourner un ennuyeux film sur l’ennui. Par le procédé humoristique, Forman imagine presque une réaction alternative à ce débat maigrelet, en admettant que le faux mouvement en question engendre la frustration et que, à partir de ce grand vide, il puisse se former un tremplin. Quelque chose d’un peu plus débraillé, une émulation : la solution par les vieux, finalement plus « cools » à filmer. Une blague qui, dans le fond, s’avère plutôt lucide.
D’abord inquiets de perdre leurs jeunes (littéralement, puisqu’ils ont fugué, les enfoirés), très vite soulagés d’avoir récupéré leur jeunesse, les vieux se montrent finalement plus naïfs, quelque part plus frais que leurs rejetons. Nous sommes vieux, nous sommes fiers d’être encore jeunes ? A priori, même s’il ne s’agit pas de prôner le jeunisme à tout bout de contre-champ. Question de génération ? Forman n’en est pas au stade du vieux con. On peut imaginer qu’avec Taking Off et la conquête de l’Amérique, Forman, après une première jeunesse « bousculée » (être orphelin, connaitre la guerre), s’en offre une deuxième, enfin. Les choses continuent, commencent. En avant la musique.
Milos Forman // Taking Off // DVD Carlotta Films
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