Le passif d’Alter K déjà là. Dans les hétéroclites compilations « Seriously Eric », le choix des artistes avant-gardistes tel Adamski Kid, GaBLé, ou le déjà visionnaire Black Devil Disco Club, ses prises de positions pour les lads de Primal Scream, le survivant du hardcore Ian Svenonious ou nos post-yéyés Rebels of Tijuana. Une dernière fois pour cette saison, disons-le : voilà quelqu’un qui a eu le flair de reconnaître la modernité qui était enfouie dans 50 ans de classiques, et celle qui flottait dans l’air avant que ne souffle le vent des grandes révolutions de demain. Demain, demain toujours demain, debout sur le constat d’aujourd’hui, Olivier Rigout ouvre les yeux et regarde la boule filer sur le parquet ciré vers des lendemains pas toujours chantant…
Comment voyez vous l’avenir de la composition ?
Personnellement j’aimerais qu’il y ait autre chose qu’une bonne composition ou production. On est en 2013 et ce n’est pas très compliqué de trouver les recettes qui fonctionnent depuis un demi siècle. Idem en production, faire sonner un titre à moindre frais c’est possible. Ce qui compte pour moi c’est que ça soit unique, qu’il y ait de la vie, un mouvement, de l’électricité, de la tension, des erreurs… Qu’aucune mesure ne soit vraiment semblable à une autre. Quand tout se ressemble, que les mesures se dupliquent en copié/collé, que les artistes ont tous les mêmes influences… je m’ennuie. J’espère que va émerger une génération de jeunes artistes qui créeront sans faire référence au passé. C’est extrêmement difficile de s’affranchir des codes maintenant qu’on est noyé dans l’abondance d’informations, mais on a déjà fait un progrès dans le sens où les jeunes de maintenant se fichent de savoir vraiment si tel truc est « indé » ou « major », « hip-hop » ou « electro ». Le dubstep en est un bon exemple : c’est un mélange de tout ça. J’attends de la musique de l’avenir de s’affranchir de ces étiquettes, une musique que l’on composera sans modèle référent, une musique post-pop, quitte à inventer pour cela ses propres instruments.
L’avenir de la musique du point de vue sociétal ?
Les grandes innovations, comme dans tous les domaines, viennent au départ de la marge où il y a moins d’inertie. Ce dont on a vraiment besoin, ce sont des personnages ou des projets bigger than life, qui donnent l’impression de sortir de nulle part pour incarner et transcender la musique. Des bons chanteurs, des bons compositeurs, des bons producteurs : ça se trouve. Des grands performers, des grands concepts : beaucoup moins. Elvis n’a pas composé de musique et pourtant il est considéré comme l’authentique rockeur originel. Pour dire les choses de manière un peu vulgaire, au-delà de son talent, il y avait une équipe qui participait à la production d’un nouveau « produit » visant à gagner de nouveaux marchés tout en écrasant la concurrence. Aujourd’hui, je ne suis pas certain que les artistes gagnent à partager sans cesse leurs humeurs, leurs processus de création, leurs collaborations sur les réseaux sociaux. S’il on veut que ce travail d’équipe, ce « produit » fonctionne, il faut garder un peu de mystère. Dans cette masse d’anonymes, l’avenir appartiendra aux artistes qui réussiront à la fois à être connectés avec leur public, à leur ressembler tout en apparaissant inaccessibles.
« Les nouveaux artistes seront condamnés à faire 10 ans ferme de live, de tournées. »
Du point de vue économique ?
Il ne faut pas être défaitiste, l’industrie de la musique a connu des hauts et des bas, selon les époques, les technologies… Désormais tout le monde peut être producteur, éditeur, distributeur, attaché de presse, média, auteur, compositeur, ou interprète. Si je devais me faire l’avocat du diable, je dirais que la crise a permis de repenser ces métiers. Sortir un album ou un clip coûte certes moins cher qu’avant mais paradoxalement, malgré l’abondance de nouvelles productions, l’espace médiatique alloué aux jeunes artistes diminue de jour en jour. On n’a plus le temps de se plonger dans les nouveaux projets donc on se concentre sur les classiques, sur ce qu’on connaît déjà et qui fait consensus. Il y a une sorte de nostalgie qui favorise une gérontocratie pop, entre les rééditions, les best-of, les rétrospectives, les biographies, les reformations, les tournées anniversaires… Et de fait, plus on avance dans le temps, plus le back catalogue est re-exploré et re-exploité. Au point qu’il gagnera toujours sur la partie enregistrée ; insurmontable pour les nouveaux artistes qui seront condamnés à faire 10 ans ferme de live, de tournées. La musique devient comme un jardin des plantes avec des singes et des perroquets vivaces mais moins attirant que les quelques squelettes de mammouths…
L’avenir graphique de la musique ?
Le graphisme aide la musique à devenir « pop », c’est à dire autant un art qu’un produit de grande consommation. C’est un emballage, une façon de présenter, de rendre plus sexy. C’est du marketing et ça existe depuis longtemps déjà : pour vendre plus cher leurs produits il y a des siècles de cela, les apothicaires appelaient « sang de dragon » ce qui n’était que la sève rouge de certains arbres. Pour en revenir à la musique, c’est effectivement très important de prolonger l’expérience. Il ne suffit pas d’apposer des logos, des images, des visuels n’importe comment, il faut créer du sens. Il s’agit d’un divertissement, ce qui compte c’est le résultat, l’effet produit. La seule vraie question à se poser est la suivante : est-ce que la musique a eu un effet sur vous, est ce que le spectacle vous a plu ? Il y a 20 ans, les critiques se demandaient si la musique électronique était de la vraie musique. Le public sait aujourd’hui parfaitement faire abstraction de certains détails et, mieux, il sait se prendre au jeu. Ce marketing do it yourself va devenir de plus en plus exigent en terme de qualité, des logiciels vraiment poussés vont remplacer les professionnels jusqu’à l’auto-industrie musicale : un homme et ses outils remplira tous les rôles, hélas en manquant cruellement d’âme.
« Alors qu’il n’y a jamais eu aussi peu d’argent à gagner, la musique est de moins en moins contestataire. »
Du point de vue politique ?
J’ai l’impression que de moins en moins d’artistes sont politisés, ou alors ils le cachent bien. C’était certes un peu la mode d’être révolté à une époque et de défendre des grandes causes (le féminisme, l’émancipation des Noirs, les luttes de classes, les révoltes étudiantes, la paix dans le monde…), mais c’était fait d’une manière assez romantique, assez spontanée. En ce moment il y a beaucoup d’apathie dans l’air, notamment chez les artistes, alors qu’il y a beaucoup de choses à dénoncer, du moins à évoquer… Alors qu’il n’y a jamais eu aussi peu d’argent à gagner, la musique est de moins en moins contestataire comme si les artistes avaient peur de se mettre à dos une partie de leur public. Même dans les interviews, les sujets de sociétés sont très rarement abordés, personne n’ose, personne ne dit rien. Dans un sens, c’est politisé au sens moderne du terme, c’est-à-dire très « langue de bois ». C’est le discours dominant qui dit que tout va bien en fait. Ne nous fâchons pas. À mon avis, cela ne devrait pas changer demain.
L’avenir du live ?
La plupart des salles de concerts n’ont pas d’âme et les tournées se ressemblent souvent d’une année à l’autre pour les artistes ; ce qui participe à un processus de lassitude et donc de dévalorisation générale. Il faut de l’excitation, un échange. Il doit s’agir d’« événements ». La musique comme tout art a intérêt à explorer, à tenter, à découvrir, c’est pourquoi proposer des alternatives comme des concerts dans des lieux inhabituels, dans le cadre d’événements avec une mise en scène cohérente et une direction artistique forte, est extrêmement important. Il suffit de voir le nombre de petits festivals de « niche » qui se créent chaque année. Le public a envie de faire partie de quelque chose, plutôt que de collectionner les tickets de concerts. Le choix de Beck de juste publier les partitions de chaque chanson, laissant les fans créer leurs propres versions, combiné à cette volonté permanente de sur-valoriser ses concerts va amener la clôture définitive des salles de concert telles qu’on les connaît aujourd’hui. Le concert continuera, mais ailleurs et autrement.
« D’une certaine manière, plutôt qu’être diffusée, la musique est diluée.»
Du point de vue médiatique ?
Nous sommes désormais submergés d’informations et il devient difficile de faire le tri. On ne cesse d’entendre que la musique n’a jamais été aussi présente dans nos vies, c’est vrai mais de manière plus diffuse je pense. D’une certaine manière, plutôt qu’être diffusée, la musique est diluée. Sur Internet, on a vite fait d’être aveuglé et se croire seul, dans une communauté aux goûts uniformes. Regarder les tops de ventes de musique chaque semaine permet de relativiser. Je pense qu’Internet – puisque c’est aujourd’hui le média référent – favorise surtout les personnes dotées d’un capital culturel élevé, et a tendance à renforcer les niches et à éclater les publics. Il suffit de regarder les sujets qui ont le plus d’occurrences, ce sont les mêmes que ceux à la TV, la presse people… Les dénominateurs communs des vidéos qui « font du clic » sur Internet sont connus : nudité/chats/star/trash… Cependant je ne veux pas paraître pessimiste car on entend de plus en plus de musique intéressante dans les synchros de reportages télévisés ou des publicités. C’était déjà vrai depuis longtemps pour le cinéma, mais je suis agréablement surpris par les choix des interlocuteurs qui contactent Alter-K : qu’ils soient réalisateurs, agences de pub, responsables marketing ou directeurs artistiques, leurs goûts sont bien plus variés et ambitieux que les playlists des radios. Dans 50 ans, cette culture de niche aura sûrement gagné le plus grand nombre, Sonic Youth et Afrika Bambaataa passeront dans les supermarchés. Probablement, hélas, au coût d’un marketing calqué sur les habitudes du web, donc un nivellement des critères fédérateurs et des lolcats sur les pochettes.