Pianiste précoce, membre d’un groupe de rock, pionnier des synthés, illustrateur sonore, trentenaire devenu culte sous le nom de Black Devil avec Disco Club en 1978, laissant tout le monde plusieurs milliers de kilomètres en arrière, et papy revenu sur le devant de la scène au début du XXIème siècle grâce aux anglais Chemical Brothers et Aphex Twin. Un parcours de touche-à-tout long comme trois bras, en dents de scie sans qu’elles n’aient jamais rayé le parquet. Je suis, je suis… Bernard Fèvre, aka Black Devil Disco Club.
A l’occasion de la sortie de son nouveau disque, Circus, conviant Jon Spencer, Nancy Sinatra, Cosmetics, Faris Badwan (The Horrors) ou encore Nicolas Ker, Gonzaï avait rendez-vous place de la Nation pour un café et un peu plus de deux heures d’apnée dans le parcours de Bernard Fèvre, ce sexagénaire coloré et ultime rescapé des quatre dernières décennies. La discussion débute par une question sommaire de notre photographe attitré, et puis le tout s’emballe comme un paquet cadeau:
Fiston : Tu peux m’avancer un café ?
S.G. : Pas de problème.
Bernard Fèvre : Je te l’offre ton café, tu sais depuis que je gagne des milliards dans la musique…
Depuis le chèque des Chemical Brothers ?
Ah oui, la légende du chèque de je ne sais combien… La réalité est que j’ai dû toucher trois mille euros. Il faut d’ailleurs que l’on engage une procédure avec mon éditeur pour retrouver l’argent, mais pour l’instant… Avant, seuls les Anglais étaient éditeurs de mon travail, mais comme ils ne branlaient rien il me fallait un vrai éditeur, et c’est Alter K qui m’aide pour rechercher les droits, l’argent. Et à mon âge, je devrais gagner un peu d’argent !
Surtout quand on regarde votre parcours, vous avez à peu près tout fait !
J’ai commencé à faire de la musique très tôt, à la maternelle où je jouais du piano à deux mains sans même avoir appris. Mes parents se sont saignés pour m’inscrire chez un prof de quartier, à l’ancienne, avec une manière d’apprendre très traditionnelle. Tout ce que je n’aime pas. Et comme j’étais une sorte de Mozart, une tête de con, je frappais mon prof de temps en temps. Au bout de cinq, six ans, j’ai arrêté, alors que ma mère m’imaginait jouer pour les vieilles baronnes françaises. Et puis je suis rentré dans un groupe de rock, Les Vicomtes. Je sortais aussi beaucoup, autour de St Lazare il y avait des réunions de jeunes de banlieue et on écoutait les disques à la mode, entre le rock’n’roll et le yéyé, c’était assez festif. Mais ça ne me plaisait pas trop non plus, c’était très rock’n’roll et je préférais la musique noire américaine, et quelques crooners. Une histoire de rythme, je préférais le côté lascif de Ray Charles. Tu sais ce que disait Bob Marley, à ce propos ?
Non.
Il disait que lorsque les Blancs font du reggae, ça reste toujours du reggae de buveurs de bière. Alors que lui faisait du reggae de fumeur de ganja. Bref, je préférais le côté sensuel de la musique noire. Enfin, on a fait un disque avec les Vicomtes, et puis on a joué dans des soirées privées.
Ces soirées, c’était grâce à Régine ?
Oui. Un jour, les Vicomtes viennent me chercher à l’usine, pour me dire qu’on avait un contrat pour aller jouer dans le cabaret de Régine en-dessous du casino de Deauville. Je suis allé voir le chef d’atelier et je ne suis plus jamais retourné là-bas. Je me suis rendu compte qu’il y avait des gens qui vivaient très bien sans travailler, et que la musique me permettrait de vivre autrement que mes parents, qui étaient ouvriers. Régine nous faisait faire de temps en temps une soirée privée chez Rothschild, des galas… Et puis je suis parti à l’armée. A mon retour, les Vicomtes étant devenus les Flâneurs, un groupe de folk, pop, on est parti sur les routes de France pendant une dizaine d’années.
Vous passez donc 1968 sur les routes, ça vous évoque quoi sur le moment ? Dans le livre de Peter Shapiro, Turn The Beat Around, il y a cette anecdote sur Régine qui…
Oui, elle n’en a rien à foutre. Moi j’ai fait partie de cette jeunesse qui n’en avait rien à foutre non plus. Les gens du prolétariat, les banlieusards, on a fait notre révolution en 60, avec le rock, Europe numéro 1. Tout ce qui ne nous plaisait pas, on l’avait déjà envoyé chier. Ce qui nous préoccupait était juste de réaliser notre rêve, il y avait énormément de choses à faire, on ne sentait pas le pouvoir dans les clubs. Ah si, j’avais un copain qui faisait des boums à St Germain des Prés, juste à côté de l’appartement de Michel Debré. Toutes les trente minutes, les flics venaient nous faire payer une amende. On payait, et on continuait.
Bon là on arrive finalement aux années soixante-dix. Je suppose que c’est l’époque où vous rencontrez les synthés ?
Quand je faisais les Francs Garçons, on a beaucoup tourné. En France, en Afrique, au Japon même, à l’expo internationale de 1970, c’était huit ans avant Black Devil. Et quelques fois, on jouait avec les Aphrodite’s Child, avec Demis Roussos et Papathanassiou [Vangelis, NdlR]. Il avait ces grosses armoires, les premiers synthés. J’avais envie d’entendre des choses nouvelles, alors j’ai attendu que ça se démocratise pour en acheter. En 1975, pour une raison financière. Parallèlement il y avait Jean-Michel Jarre, mais c’était différent.
Oui, il a une écriture très classique finalement, alors que la vôtre est… plus tropicale, déjà même sur Cosmos 2043.
Je suis amoureux des mouvements noirs, corporels. Souvent quand les Blancs sont invités à danser par des Noirs ils sont complexés parce qu’ils se sentent raides. Alors qu’il n’y a qu’à se décontracter, ce n’est pas plus grave que ça. Pour moi, la musique ça doit onduler.
C’est pour cela que vous vous orientez vers le disco ?
Au départ, je voulais une rythmique disco parce que c’était à la mode, mais en mettant des choses intelligentes par-dessus. Je trouvais ça con, le disco. Les mélodies c’était con, les harmonies c’était con, ça ressemblait à de l’accordéon en réalité, avec des sons « couin-couin ». Comme dans toute la variété des années soixante-dix, le synthé c’était une espèce de merde, avec un son merdeux. J’allais danser dans les clubs, mais encore une fois je préférais les trucs noirs, de chez Salsoul Records par exemple. Pour moi la disco c’était simplement un moyen de faire connaître mon écriture et bon, bah ça n’a pas marché !
Quelque part si, vu que vous êtes considéré comme culte aujourd’hui !
A ma plus grande surprise ! Vu la réaction des gens de l’époque, c’est totalement incompréhensible, et je me souviens encore de la tronche des mecs à qui j’ai fait écouter Disco Club, pour eux c’était à chier ! Je crois surtout que si des jeunes aiment bien ce disque aujourd’hui, c’est parce qu’ils n’étaient pas nés à l’époque, et que ça correspond au monde d’aujourd’hui. Entre temps, heureusement que j’ai fait de l’illustration, mais ça a été assez dur. On m’appelait pour sauver les meubles, « secouer l’antenne » pour Orangina sur Europe 1. J’aurais pu devenir une sorte de Gotainer bis !
Vous n’avez pas été tenté de faire des musiques de films, comme Jacky Giordano qui a financé Disco Club, et qu’on retrouve sur la bande originale de La Machine à Découdre, de Mocky ?
Je suis même pas sûr qu’il ait payé les séances ! J’étais naïf, c’est le truc con avec les prolos, c’est qu’on est naïfs. Il m’avait demandé de l’argent, et un jour ma banque m’appelle pour me dire que j’avais 50 000 francs de découvert. Je l’ai appelé en lui disant que j’avais encore des copains en banlieue, et que j’allais venir manger chez lui pour qu’il me rende mon argent. Le lendemain matin j’avais l’argent dans ma boîte aux lettres, et je n’ai jamais revu Giordano. Quand j’ai relancé Black Devil, y a eu une histoire d’escroquerie à la Sécurité sociale, avec un certain Jacky Giordano, ancien chef d’orchestre etc, c’est le même. Concernant le disque, il touchera toujours sa part, c’est les droits d’auteur… C’était un bon musicien, Giordano, mais bon, si je l’ai fait c’est aussi et surtout parce qu’un ingénieur du son voulait bien le faire, Jean-Pierre Gouache, qui bosse aujourd’hui dans les télécom.
Y a-t-il quelqu’un que vous auriez aimé avoir sur Circus, et qui n’a pas pu participer ?
Oui, j’avais demandé Amanda Lear, ç’aurait été bien, une Française sur ce disque, mais il nous a été impossible de la rencontrer. Pour moi, Amanda Lear, c’est un mythe.
Photos: Fiston
BLACK DEVIL DISCO CLUB // Circus // Lo Recordings/Alter K
http://www.myspace.com/bddcreal
5 commentaires
« Les gens du prolétariat, les banlieusards, on a fait notre révolution en 60, avec le rock, Europe numéro 1. Tout ce qui ne nous plaisait pas, on l’avait déjà envoyé chier. »
Parfaite cette phrase non ?
CQFD.
il l’a payé le café finalement?
parce que bon, si il a les thunes pour se payer un sweater sixpack, un café c’est pas grand-chose…
Dis-moi vieux « Vicomtes », même si la nostalgie bêtifiante n’est pas ta musique préférée, échangerais-tu quelques banalités avec un ancien-faux-aristocrate défroqué ?
T’es qui? j’ viens seulement de lire ton comment. sur Gonzaï