Le cyberpunk ce ne sont pas que des vieux mecs venus du passé, c’est aussi le cyberféminisme

Robocop, Billy Idol, William Gibson et Alain Damasio, le cyberespace est-il seulement une foire à la saucisse galactique gérée par des vieux mâles blancs ? A priori oui, si l’on en croit le contenu du numéro 30 de Gonzaï. Derrière les Incels de Reddit et autres histoires de voitures volantes conduites par de vieux punks un peu trop dopés aux hormones, il existe pourtant une autre révolution cyber, farouchement engagée mais trop souvent occultée : le cyberféminisme.

Pour secouer le prunier d’un Gonzaï n°30 quasi 100% masculin, voici un état des lieux de la nébuleuse cyberféministe, ou comment les cyborgs et le cyberespace ont, au climax de l’eldorado internet, représenté une brèche dans la matrice patriarcale vers un ailleurs utopique.

Donna Haraway, Madame Cyborg

Un destin et une œuvre pour commencer, ceux de Donna Haraway. Génie universitaire diplômée de zoologie, de littérature et de philosophie, c’est en pointant le machisme omniprésent dans le domaine des sciences dures qu’elle commence à envisager les technosciences comme un terrain de conquête que les luttes féministes auraient tout intérêt à revendiquer. En mêlant recherches dans les questions de genre et philosophie, le tout à travers le prisme des sociétés numériques, elle va démêler les fils du potentiel réel du numérique vers la construction d’un humanisme révolutionnaire, en rupture avec les normes de genre.

Donna Haraway

Ce renversement se fera par le biais d’une image clé faisant le pont entre les questions de genre et celles du cyberespace : le cyborg. Le développement de la pensée cyborgienne dans l’œuvre de Donna Haraway apparaît pour la première fois dans son Manifeste Cyborg, publié en 1984. Le texte avait été originellement commandé par The Socialist Review, bastion socialiste (à l’américaine, il ne faut pas pousser non plus) qui cherchait à établir un état des lieux de la pensée féministe et socialiste en ces temps plutôt difficiles pour les deux (aka la présidence de Ronald Reagan). Ironiquement, le texte original d’Haraway avait été jugé trop rougeaud pour être publié (Haraway se définissait comme une farouche anti-capitaliste) et la version aujourd’hui diffusée du Manifeste Cyborg est largement expurgée de son influence marxiste.

Résultat de recherche d'images pour "Donna Haraway cyborg"Le fer de lance de la pensée cyborgienne : trancher dans le lard d’un féminisme essentialiste, c’est à-dire une vision de l’émancipation féminine qui reposerait sur une conception de l’identité féminine issue des normes de genre (en somme tout le contraire du fameux « on ne naît pas femme, on le devient » de Simone de Beauvoir) et qui a gratiné bien des luttes féministes.

En proposant une figure ni-humain ni-machine, le cyborg se fait ainsi mythe féministe sous la plume de Donna Haraway. Dépourvu de corps comme de genre, capable de s’auto-enfanter, le cyborg pulvérise toutes les frontières des conceptions sociales. Prôner le robot, c’est le moyen de s’affranchir de l’impératif social douloureux de la binarité de genre mais aussi de réclamer et de se saisir du contrôle de son corps. C’est Donna Haraway qui synthétise cette pensée le mieux, avec la conclusion de son manifeste : « Je préférerais être un cyborg plutôt qu’une déesse. ».

Résultat de recherche d'images pour "cyberféminisme"Cette possibilité ouvre aussi une trappe absolument vertigineuse (le genre où tout d’un coup plus rien n’a de sens, comme la fois où on vous a dit que vous alliez avoir un jeune président moderne et qu’au final il a quasiment rétabli le service militaire mais en encore plus ringard et tout aussi flippant) : le corps humain ne serait donc pas une réalité inscrite dans la nature, mais l’idée que l’on veut bien se faire de lui. Voilà, avec une simple métaphore, Donna Haraway vous a fait gober la pilule rouge.

Avec le Manifeste Cyborg, diffusé une nouvelle fois en 1991 dans Simians, Cyborgs and Women : The Reinvention of Nature, une collection de ses essais les plus célèbres, Donna Haraway aura ouvert la brèche idéologique qui devait se fédérer en une véritable contre-culture, avec son esthétique et ses guerrières.

Un espace à conquérir

Dans la droite ligne pavée par Donna Haraway, le terme cyberféminisme émerge à deux points différents du globe, avec une paternité, ou plutôt une maternité difficile à retracer. En Angleterre, Sadie Plant, chercheuse à l’Université de Birmingham l’emploie pour la première fois le terme dans une œuvre qui insiste sur le rapport intime des femmes à la technologie.

Billboard arborant le manifeste de VNS Matrix

En Australie, le collectif artistique VNS Matrix actif de 1991 à 1997, propose un travail autour des différents supports visuels (affiche, magazines, panneaux d’affichages) relayés sur internet et dont l’objectif est clair : il s’agit pour les femmes et minorités de genre de prendre le contrôle des technologies, et surtout de les affranchir d’un joug masculin.

Manifeste de VNS Matrix

En clair, le web est pour VNS Matrix un vaste espace utopique qui ne demande qu’à être conquis, autant donc ne pas le laisser filer et se retrouver avec la même arnaque que la vie réelle. Le collectif se fendra d’une œuvre choc pour affirmer son propos : un billboard de 2 mètres par 5 qui clame : « le clitoris est en ligne directe avec la matrice ». Rejeton de l’idéologie cyborgienne proposée par Donna Haraway, l’installation All New Gen est une autre des œuvres fondatrices du collectif VNS. Le jeu vidéo synthétise en un écran les ambitions et idéologies derrière la pensée cyberféministe : les joueurs sont invités à spécifier leur genre en entrée de jeu avec trois options s’offrant à eux : « Male », « Female » ou « Autre », « Autre » étant la seule option permettant de progresser, les deux autres dégageant sans ménagement le joueur hors du jeu. Le but étant de saboter les banques de données d’un ennemis terrifiant, une corporation interplanétaire, militaire, industrielle et impérialiste nommée Big Daddy Mainframe, avec l’aide des DNA Sluts, faction rebelle dans une société dystopique et oppressive.

Visuel du jeu vidéo « All New Gen »

Cyberféminisme 2.0 : hommage et nostalgie

Victime de l’éclatement de la bulle internet et du naufrage de l’utopie libertaire à l’origine du développement du web, les signaux du cyberféminisme cessent d’émettre au début des années 2000. En termes de bilan, il est possible de constater de la portée des questions cyberféministe en y observant des références dans la culture populaire et notamment dans la science fiction. En 2004, un personnage de médecin dans le long métrage d’animation Ghost in the Shell 2 adopte les traits de Donna Haraway.

https://www.youtube.com/watch?v=S25YpTaowsU

Aujourd’hui, c’est le retour de la question transhumaine (l’augmentation de l’homme par la technologie) qui permet un retour de vague à la question cyberféministe. L’idéologie et les productions artistiques issues du courant ont reçu un hommage en grande pompe à la Gaîté Lyrique via l’exposition événement Computer Grrrls du 14 mars au 14 juillet 2019. Epitomé du culte, la pensée cyborgienne a eu droit, au même titre que bien des contre-cultures à son hommage fashion. En 2018, le savant-fou de la haute couture Alessandro Michele, directeur artistique de Gucci, a fait ses fiches de lecture Donna Haraway et proposait un défilé automne-hiver cyborg et post-humain, où les mannequins marchent avec leurs propres têtes décapitées dans les mains, des yeux au milieu du front et des bébés dragons.

La mode post-humaine vue par Alessandro Michele pour Gucci.

Le défilé était par ailleurs annoncé de la sorte : « Le Cyborg Gucci est post-humain : il a des yeux sur les mains, des cornes de faune, des doubles têtes et des bébés de dragon. C’est une créature biologiquement indéfinie et socialement consciente. Le signe ultime et extrême d’une identité métisse en constante transformation. » En somme : on quitte son corps socialement construit et globalement traumatisant pour l’esprit pour vivre son meilleur soi.

Evidemment, pour éviter toute forme de raccourci, proprement contre-productif, les cyberféministes rejettent toute forme de définition de leur mouvement, laquelle pourrait être limitante, voire pire, excluante. Le mouvement a en effet préféré se présenter par une liste de ce qu’il n’est pas (les « 100 Antithèses du cyberféminisme » ont été présentées lors de la première conférence internationale cyberféministe qui a eu lieu à l’exposition Documenta X à Kassel en Allemagne en 1997). Mais comment saisir le « je ne sais quoi » de la pensée cyberféministe en quelques mots ? En plein dans la tendance, toute naturelle et propre à chaque aspect de notre civilisation de devenir des espaces de lutte et de création, le cyberespace se fait à la fois terrain de jeux d’artistes en quête de politisation d’un espace et porte ouverte sur une nouvelle acception de l’humain, débridée de carcans sociaux et vouée à une plus grande liberté et inclusivité. Et ça c’est punk.

Si l’envie vous prend de vous perdre dans la matrice (un peu trop masculine, mais cool quand même), toutes les choses cyber(punk) sont dans Gonzaï n°30, disponible ici.

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