N’en déplaise aux critiques vieillissants restés bloqués en 1977, le rock progressif ne se résume pas aux indigestes pièces montées d’Emerson Lake & Palmer. Les premiers instants de ce genre essentiellement britannique ont vu l’émergence d’une flopée de formations qui n’ont jamais en mesure de sortir de la seconde division post-psychédélique, mais qui furent parfois les auteurs d’enregistrements captivants où l’excès tutoie souvent l’étrange et, par moment, le sublime. Comme en témoigne le premier épisode cette série nommée Seconde Division, avec une plongée dans les abysses des catalogues de Vertigo, Neon ou Harvest labels prog et “underground” des majors de l’époque.

 

Le spleen automnal de Spring

Spring ne passera malheureusement pas l’hiver 1971. Année durant laquelle parait chez Neon, émanation de RCA dédiée au prog-rock, au folk et au jazz, l’admirable et unique album de ce quintette originaire de Leicester,

Sur la pochette, le corps apparemment sans vie d’un policeman gît dans un bucolique morceau de campagne anglaise. Œuvre de Keith Macmillan (ou Marcus Keef), responsable de l’artwork dérangé du Paranoïd de Black Sabbath, la photo semble indiquer que le groupe fait moins dans la fleur printanière que dans la couronne mortuaire. Volontiers mélancolique et éthérée, la musique de Spring n’a pourtant rien de sinistre.

Spring ‎– Spring (1971) - JazzRockSoul.com

Comme il est d’usage dans le prog-rock, les claviers (orgue et surtout mellotron) sont ici particulièrement mis en avant. Mais, et c’est suffisamment rare dans le genre pour être souligné, ils bavardent peu. Ces instruments sont essentiellement convoqués pour créer des nappes, des atmosphères qui appuient le spleen très européen des chansons. Singulièrement dans l’envoutant « The Prisoner (Eight By Ten) » et son rythme de valse suranné, en ouverture de l’album, ou dans le rêveur « Grail ». Mais également dans le majestueux « Gazing » qui clôt le LP en beauté. Spring offre alors de grands moments de rock sérieux, contemplatif et à la langueur retenue. Le groupe apparait parfois un peu plus véhément, comme dans le très réussi « Golden Fleece », où la voix nasale et vibrante du chanteur Pat Moran se fait plus puissante, voire menaçante. Toutefois, la formation ne tombe jamais dans la grandiloquence. On ne sera d’ailleurs pas surpris d’apprendre que la supervision de l’album est due à Gus Dudgeon, qui produira à la même période l’excellent Michael Chapman ou Elton John, alors à son meilleur.

Après avoir tourné en compagnie du Velvet Underground, Spring s’évanouira dans la charmante nature britannique, faute de succès et devant les divergences de vues de ses membres. Pat Moran fera une belle carrière d’ingénieur du son et de producteur, travaillant notamment avec Queen, Iggy Pop et Robert Plant, avant de décéder en 2011. Le guitariste Ray Martinez deviendra musicien de session. Tout comme l’excellent batteur Pick Withers, qui rejoindra ensuite Dire Straits, de 1979 à 1984. Ce qui, restons factuels, témoigne a minima de ses excellentes aptitudes techniques.

Album : Spring, Neon (RCA), 1971

Le disque est réédité avec un CD bonus (démos et enregistrements additionnels) par Esoteric Records, section prog de Cherry Red Records. Il est également disponible sur les principales plateformes de streaming.

Le “garage-prog” de Czar

Tout droit sortie des vapeurs du Londres psychédélique, Czar fait partie de ces innombrables formations britanniques qui furent plongées dans un état de sidération en découvrant King Crimson, à la toute fin des années 1960. Une influence qui saute aux oreilles à l’écoute de l’album que le groupe parvient à enregistrer pour Fontana en 1970.

Czar by Czar (Album; Fontana; 6309 009): Reviews, Ratings, Credits, Song  list - Rate Your Music

Sans être composé de mauvais musiciens, il semblerait que le quartette n’ait cependant pas eu les moyens techniques de ses ambitions. Ce qui, paradoxalement, rend sa musique singulièrement attachante. Le titre introductif, « Tread Softly On My Dreams », avec son mellotron anémique et ses riffs appuyés de guitare heavy, enchaîne les citations tirées du premier album du Roi cramoisi. Il comprend notamment un break grossièrement inspiré de celui du fameux « 21st Century Schizoid Man », exécuté sans la subtile virtuosité de la bande de Robert Fripp. Plus que du pur rock progressif, l’ensemble du disque donne plutôt à entendre un acid rock cherchant à gagner en sophistication et en intensité émotionnelle, notamment via l’usage des claviers et de la distorsion. Mais le côté brut de l’enregistrement (les chansons auraient été mises en boîte la nuit après les concerts du groupe) confère à l’ensemble un étonnant son “garage”. Une improbable rencontre entre les Seeds et les Moody Blues !

Album : Czar, Czar, Fontana, 1970

Le disque a été régulièrement réédité en vinyle et en CD par les labels spécialisés Belle Antique (Japon) et Sunbeam Records (Royaume Uni). Il est par ailleurs disponible sur les principales plateformes de streaming.

Le prog pop « canterburien » de Cressida

Signé par Vertigo Records en même temps que Rod Stewart et Black Sabbath, Cressida ne connaîtra jamais le succès de ses illustres compagnons de label. Ce groupe protégé et produit par Ossie Byrne, ex-collaborateur des Bee Gees version psychédélique, disposait pourtant de beaux atouts. Formé autour du chanteur Angus Cullen et du guitariste John Heyworth, Cressida était moins porté sur l’auto-complaisance que nombre d’artistes du début des seventies. Son premier album paru en février 1970, lorgne vers le versant pop de l’école de Canterbury. Et notamment vers Caravan, avec qui Cressida partage un goût prononcé pour la nostalgie et une mise en avant de l’orgue, tantôt baroque ou jazzy, aux dépens de la guitare. Auteur de la moitié des titres, Heyworth s’impose comme un compositeur solide, avec un excellent sens de la mélodie. Comme le prouve le bel enchaînement des deux premiers titres de l’album (« To Play Your Little Game », et le délicat « Winter Is Coming Again ») ou le songeur « Home And Where I Long To Be ». Vous ne croiserez pas ici d’embryon de “suite” ou d’opéra de poche : les morceaux, qui ne dépassent jamais les 5’30 minutes, s’apparentent surtout à des folk-songs joliment habillées par les claviers de Peter Jennings et quelques courts solos mordants de six cordes. Le tout étant dominé par la belle voix au timbre équilibré de Cullen, qui ne sombre jamais dans le pathos.

Cressida Cressida - 1st - VG Sleeve UK Vinyl LP — RareVinyl.com

Après l’échec commercial de ce premier opus et l’apparition de tensions dans le groupe, John Heyworth décide de quitter ses camarades. L’enregistrement d’Asylum (1971) signe l’arrivée du guitariste John Culley. Le groupe s’y révèle plus ambitieux. Également produit par Ossie Byrne, l’album laisse davantage d’espace aux développements musicaux, comprend des arrangements orchestraux et Cullen ne s’y interdit pas quelques dérapages lyriques. En particulier sur des titres plus longs qu’à l’accoutumée, comme l’élégiaque « Munich » de Peter Jennings et « Let Them Come When They Will », ultime morceau signé par Heyworth. La formation splittera avant même la parution du disque, dans une relative indifférence. Les deux albums de Cressida sont aujourd’hui particulièrement appréciés des connaisseurs.

Albums : Cressida, Vertigo, 1970 /  Asylum, Vertigo, 1971

Ces deux albums ont été régulièrement réédités ces dernières années par différents labels, parmi lesquels Repertoire Records. Ils sont par ailleurs accessibles sur les principales plateformes de streaming.

La comète Spontaneous Combustion

Peut-on faire du prog sans clavier, ou presque ? Spontaneous Combustion répond en partie à cette question par l’affirmative. Ce power trio formé à la fin des années 1960 par le chanteur et guitariste Gary Margetts, son frère Tris à la basse et le batteur Tony Brock, dans la banlieue de Bournemouth fut repéré par Greg Lake (King Crimson puis Emerson Lake & Palmer), lui-même originaire du coin. Lake prendra les musiciens sous son aile, convaincant EMI de les signer sur Harvest, division de la major dédiée à l’ “underground”, et dont Pink Floyd est alors l’une des têtes de gondole. Le chanteur-bassiste se chargera même de la production de leur premier album.

Spontaneous Combustion by Spontaneous Combustion (Album; Harvest; SHVL  801): Reviews, Ratings, Credits, Song list - Rate Your Music

Mis en boîte en 1971 et publié au début de l’année suivante, le disque séduit par sa sobriété, tandis qu’à la même période la plupart des artistes prog sombrent dans la surenchère. Sans doute lui-même trop occupé à enregistrer certains des blockbusters du genre avec ELP, Greg Lake semble s’être contenté de laisser jouer Spontaneous Combustion en appuyant sur la touche REC. Ce qui donne un joli condensé du rock british du début des années 1970. Le premier morceau, « Speed of Light », ressemble à une démo du « Speed King » de Deep Purple, sans les hurlements irritants d’Ian Gillian. Le suivant, « Listen to the Wind », a quant à lui quelque chose du pastoral « I Talk to the Wind » de King Crimson et comprend une superbe partie de guitare lente et planante dans la manière de John Cipollina (Quicksilver Messenger Service). Gary Margetts se révèle d’ailleurs être un technicien subtil, enchainant game blues, motifs jazz, d’inspiration classique ou baroque, riffs heavy et arpèges inquiétants qui annoncent parfois discrètement l’orientation prise par Robert Fripp dans Larks’ Tongues in Aspic (1973). Le tout en jouant habilement avec les silences. En particulier dans les deux derniers titres de l’album, « Down With The Moon » et « Reminder », qui s’imbriquent habilement pour créer une longue plage de 17 minutes. Petit conseil, cependant : ne vous concentrez pas trop sur les textes, car Spontaneous Combustion n’avait visiblement pas les moyens de s’offrir un Pete Sinfield (King Crimson) ou un Keith Reid (Procol Harum).

Le groupe publiera dans la foulée un second album plus conventionnel, toujours chez Harvest (Triad, 1972). Puis, les frères Margetts continueront un temps l’aventure sous le nom de Time, enregistrant même un album en 1975 sous la direction de Conny Plank, légendaire producteur de Kraftwerk, Neu ! et autre Cluster. Le résultat, qui s’apparente à un curieux pastiche du Yes des débuts, est cependant bien loin du krautrock.

Album : Spontaneous Combustion, Harvest, 1972. L’enregistrement n’a pas été réédité en format physique depuis plusieurs années mais est accessible depuis les principales plateformes de streaming.

Le proto-gothique de Still Life

Ce groupe qui publia un seul album éponyme en 1971 chez Vertigo, propriété de Philips/Phonogram, est complètement passé sous les radars à l’époque. Et il semble encore aujourd’hui souffrir de nombreuses erreurs d’appréciation, ce qui contribue sans doute à freiner l’exhumation de ses morceaux d’outre tombe. La pochette ouvrante du vinyle fait pourtant forte impression.

Roots Vinyl Guide

Une fois le carton déplié, il apparaît que les cafardeuses fleurs rose pâle de la front cover ornent en réalité le sommet d’un crâne humain. Gothique avant l’heure ! Tout comme le flamboyant prog-rock, proche du style enlevé de Van Der Graaf Generator, que Still Life était alors capable d’interpréter. Et, coïncidence étonnante, le premier titre du 33 tours, « People in Black », semble d’ailleurs tout droit sortie de… Still Life, l’un des plus intenses albums de VDGG, paru en 1976. La chanson commence dans un lent climat de désolation. Elle fait rapidement intervenir le chanteur Martin Cure, dont la voix puissante et claquante comme une oriflamme rappelle étonnamment celle de Peter Hammill. Puis la machine s’accélère, entrainée par un orgue Hammond qui dévale le morceau à tombeau ouvert. D’ailleurs, tout comme le générateur de Manchester, le groupe ne fait qu’un usage discret et essentiellement rythmique de la guitare, au profit des claviers qui emportent tout sur leur passage.

La deuxième chanson ne tient malheureusement pas la promesse de cette exaltante entrée en matière. Elle laisse place à une soul blanche plus conventionnelle proche de Traffic, mais néanmoins toujours portée par un orgue tonitruant.

Le reste de l’enregistrement propose fort heureusement d’autres réjouissants moments de prog brutale et dramatique. Sans néanmoins parvenir à éviter le ridicule, comme lorsque Cure hurle à pleins poumons “I’ll never love you girl, you’ll never love me”, sur « Love Song N°6 ». Ce que l’auditeur magnanime lui pardonnera tant cette déclaration maladroite semble venir de ses tripes. « Dreams » est le second grand morceau “génératorien” de l’album, sinistre et agressif à souhait, alternant chant déclamatif, calme et bourrasques sonores. L’énergique et nerveux « Time » conclut la galette dans un déluge de dissonances. Un chaos duquel Still Life ne réémergera hélas plus jamais…

Album : Still Life, Vertigo, 1971

L’album a été repressé à 3 000 exemplaires en 2006 par Repertoire Records. Il n’a visiblement pas été officiellement réédité depuis. Il est en revanche accessible sur les principales plateformes de streaming.

Le tempétueux Raw Material

Raw Material fut repêché par Neon Records après avoir enregistré un premier album de rock psychédélique sans grand relief pour l’obscur label Evolution, en 1970. Entre-temps, les six membres du groupe ont, eux aussi, visiblement beaucoup écouté Van Der Graaf Generator. Une influence qui se ressent dès les premiers “souffles” de « Ice Queen », morceau d’ouverture de Time Is… (1971) qui, comme l’immense « Darkness (11/11) » de VDGG, émerge furieusement de sons d’ambiance évoquant les prémices d’une tempête.

Alors que le jeu lancinant et martial de Mike Fletcher au saxophone rappelle aussi fortement celui de David Jackson au sein du générateur. Malgré ces clins d’œil (trop ?) appuyés, Raw Material n’a pas la puissance dramatique des tourmentés progeux de Manchester. Ses compositions sont bien moins mémorables et le chanteur Colin Catt n’a ni le coffre, ni le charisme et l’expressivité de Peter Hammill. Mais c’est dans cette relative simplicité et dans la spontanéité des interprétations des morceaux que réside le principal atout de Time Is… La preuve en est avec “Empty House”. Le titre est porté par un réjouissant riff de guitare proto-punk à la Amon Düül II et le chant habité de Catt. Sans être transcendant, le reste de l’album se laisse apprivoiser au fil des écoutes. Il oscille entre un acid folk parfois rêveur et des passages plus énergiques, souvent dominés par des rythmes jazz, non sans nervosité (“Religion”). Time Is… n’est sans doute pas un enregistrement majeur. Mais, contrairement à nombre de productions prog de l’époque, il évite toute vacuité technique, qui, comme chacun sait, est l’un des principaux travers du prog rock. Rien que pour cela, il mérite un peu d’attention.

Album : Time Is… Neon, 1971.

L’enregistrement a été régulièrement réédité de façon plus ou moins officielle par des labels confidentiels (Akarma, Belle Antique, Ethelion…). Il est accessible en ligne sur les principales plateformes de streaming.

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