La photo est tirée de 8 et demi, chef-d’œuvre parmi les chefs-d’œuvre de Fellini, long-(kilo)métrage qui parle essentiellement de la panne euh… d’essence, non d’inspiration, oui, périple en zigzag dans lequel les rêveries se confondent avec les apparitions. Dans la décapotable – cette voiture qui ne se protège pas de la lune – je suis au deuxième rang, à l’arrière.
Sur le fauteuil à ma droite, Gilles Verdiani me parle de La Nièce de Fellini, son roman qui écrit une version moderne de ce qui ressemble à la dolce vita. Une voiture, une jeune femme qui veut faire des films comme tonton, une voiture, un chauffeur écrivain, des croisements, une voiture, des errances nocturnes avec lendemain, des visions cinéphiltrées du passé, une voiture, des créneaux peu porteurs (pas d’histoire d’amour, pas de tranchage de nuque…) et beaucoup, beaucoup de dialogues. Et une voiture. Posé en éclaireur à côté de moi, Gilles Verdiani me fait les commentaires de son roman, en voix-on. Ça roule, moteur, action.
La Dolce Vita, 54 ans plus tard
Dans la voiture, devant nous, il y a Andreas, le chauffeur. Dès les nuits blanches, Andreas pose une main sur le volant ; un autre jour, la main sur un coin de table pour noircir des feuilles de la même couleur que les nuits. Si les flics l’arrêtent pour cause d’état d’ivresse, il pourra leur présenter ses papiers ; son meilleur permis – du moins, celui qui donne tous les droits – le permis d’écrire. Andreas exerce en fait, pour paraphraser Pavese, le métier de vivre, un métier qui se présente invariablement sous la forme d’un CDI. Il accompagne Anita Sorbello, jeune femme flamboyante qui, malgré un CV dont le fait d’arme le plus costaud ne découle pas exactement de sa propre volonté (elle est la nièce, indirecte, du plus grand réal’ italien) peine à démarrer son long métrage. Plus à cause de problèmes typiques de financements qu’à cause d’un quelconque manque de souffle créatif. Entre le point d’arrivée indéterminé de la vie et le point de départ de sa fiction, il va falloir traverser la vita, pourvu qu’elle soit dolce. Curieux : quand on dit «c’est parti », ça renvoie aussi bien à « on peut y aller » qu’à « c’est déjà trop tard ».
Comme un film, l’aventure de La Nièce de Fellini démarre pile quand le moteur s’enclenche. La voiture, elle-même, est une actrice, bien roulée, qui emmène ailleurs littéralement ; l’ailleurs, c’est pourtant le plein cœur d’un vieux Paris qui n’a jamais semblé aussi jeune et palpitant et qui, à défaut d’être complètement libre, se la joue libertin. Les lampadaires sont des projecteurs ; les passants, des figurants ; la musique, un air de déjà vu, la mélodie du bonheur. La Nièce de Fellini ne parle que de ça, de douceur, de sérénité, d’un bonheur apparent régalé (italianisme) par l’état d’ivresse – et pas obligatoirement l’inverse – et qu’on n’a pas à chercher entre les lignes, celles de la strada (la route, en italien dans le texte). Pourquoi ? Parce que Gilles Verdiani voit le réel avec les bonnes lunettes de soleil, même quand il n’y en a pas, du soleil : comme une parcelle, un micro-point écrasé par les réminiscences, les rêves, les fantasmes, la drogue – douce, elle aussi ; tout ça laisse peu de place au réalisme minus. Charles Dantzig, à propos des réalistes, dans A propos des chefs-d’œuvre : « Les réalistes ont certes la réalité avec eux ; la leur. Ils se disent lucides ; leur réalité procède d’une étrange passion, celle de voir la vie en mesquin. Pour les réalistes, tout est petit, bas, méprisable. En fait, ils décrivent leur mauvaise humeur ». La Nièce de Fellini est un récit de la bonne humeur.
Avec humour, Fellini avait déclaré que la seule question digne d’être posée par un journaliste à un réalisateur, c’était… « Comment ça va ?». Gilles Verdiani, notre auteur, n’est ni Fellini ni réalisateur mais d’abord ex-critique de cinéma à Première et surtout tifoso du maestro. Alors je lui demande, de la même façon, Gilles, comment ça va ? « Eh bien… merci de cette question, je suis heureux, oui. Mais la question qui me vient en tête là, c’est : est-ce que ce que je veux créer comme histoire du point de vue de mon bonheur peut intéresser les lecteurs ? Finalement la raison pour laquelle on est peut-être un auteur qui touche plus les gens quand on souffre, c’est simplement parce que la plupart souffre. Le Festival de Cannes, dont la sélection vient de tomber, a imposé pléthore d’auteurs qui passent leur film à se pencher sur la souffrance : de la révolte contre la violence du monde jusqu’à l’impossibilité d’aimer. »
Panneau STOP, j’ai deux théories sur la question. La première : si l’on part du principe que l’art est une parenthèse dont on s’extirpe facilement après s’y être perdu, la douleur qui s’y trouve permet de relativiser sur sa propre souffrance. Et de mieux envisager le retour au réel, comme un soulagement post-cauchemar. Le malheur des uns, soient-ils fictifs, fait le bonheur des vrais gens. La deuxième : si l’on part du principe que l’art est indissociable de la vie alors la fiction « de bonne humeur » agit comme une contagion ; les ondes positives éclaboussent, ne sèchent pas une fois que les yeux se reposent sur un réel moins exaltant. L’art, virus guérisseur. Fiction rêveuse, La Nièce de Fellini se situe là sur la carte, si toutefois le lecteur accepte de prendre place à la mienne. Ce même lecteur devra alors retenir la phrase-résumé du chauffeur, Andreas, qui s’exclame maintenant en allumant ses phares et dans le livre-même que c’est : « l’heure de trinquer à l’amnésie qui rend la vie plus légère ». Pour comprendre que c’est ça, la dolce vita : c’est l’happy hour (et, si possible, à n’importe quelle heure).
Mémoire embuée
Boire pour oublier ? Non : pour restaurer le noir et terne en technicolor. Comme Fellini, côté pile, côté transformiste, quand il a injecté ce qu’on a appelé du réalisme magique dans son cinéma, notamment en plein dans la face noire de l’Italie (quand celle-ci était fasciste). Là où beaucoup d’auteurs inventent pour mieux se souvenir, Gilles Verdiani, lui, se souvient pour mieux inventer. « La Nièce de Fellini n’est pas un récit réaliste. Il entretient avec la réalité le même rapport que le récit du rêve avec le rêve. ». Alors restons sur le transformisme…
Récemment Virginie Despentes se plaignait du fait que la mode littéraire consistait à transformer un défunt personnage (au sens personnalité avec ce qu’il faut d’extravagance) en personnage fictif (au sens héros), avec l’excuse du romanesque pour lui faire dire n’importe quoi. En premier dans sa ligne de mire, l’écrivain Tristan Garcia – pour La Meilleur Part des hommes – dans sa manière de ressusciter Dustan dans le « Paris des années Sida ». Garcia ne l’a pourtant pas caché : il ne s’est pas documenté des masses sur le sujet, pour ainsi non pas faire appel au fantôme de Dustan mais à sa propre imagination. Verdiani, lui, a opté pour un parti pris qui défonce l’ambiguïté entre véracité historique et liberté de la petite l’histoire : tout ce qui renvoie aux morts a bel et bien existé (« Michelangelo, tu es un grand artiste mais pour le cinéma, tu es une catastrophe. » aurait dit Carlo Ponti à Antonioni, dingue). Et à l’inverse de Garcia, l’auteur de La Nièce de Fellini connaît tellement par cœur les films de Federico qu’il se permet de le tutoyer, de l’outrepasser pour en faire le sien, de film. Ou de livre, c’est pareil. « C’est pour ça que j’ai utilisé cette phrase-clé de Borges, en exergue : « Tout est fiction, sauf la mort« . L’anecdote sur Satyricon, véridique, c’est pour que les gens saisissent le décalage entre une certaine époque et la notre : Fellini, en pleine gloire, adapte un auteur latin, qui plus est avec des acteurs inconnus ; et, lors de la première, une foultitude de spectateurs se précipitent à la première, en tirant des coups et en fumant des pétards pendant la projection. Là, direct, tu as un monde. Et une scène impossible aujourd’hui. »
Quant au reste, La Nièce de Fellini est, pour paraphraser Borges, fiction (oui, le terme lui appartient) : la nièce, elle-même, Anita Sorbello est fiction ; Sorbello, un clin d’oeil à l’artiste Alberto Sorbelli, ami de l’auteur ; l’autre clin d’oeil, c’est probablement à Anita Eikber, dans La Dolce Vita, la femme à la fontaine (de Trevi) ; dans le livre – attention, clignotant : SPOILER -, Anita est une femme…fontaine ! Les deux yeux sont ainsi fermés. « Je pensais à De l’eau tiède sous un pont rouge, je voulais une apothéose. » précise l’auteur, appréciant mon interprétation ; ce qui révèle parfois la beauté du lecteur attentif à la route : un précieux troisième œil. Les lunettes de soleil, là encore.
Anita, Anita… On le sait, dans le cinéma, la littérature ou la musique, les noms de femmes ont toujours été prétexte à des titres sublimes : du quart de la filmo de Fassbinder à Jean-Jacques Schuhl (Ingrid Caven) ; qu’elles soient réduites à une partie du corps (Aragon, d’Elsa, retenait les yeux ; Neuhoff, de Laetita, ses hanches…) ; qu’elles inspirent des sonorités charmantes (Elsa, encore, pour Christophe, dans La Dolce Vita, toujours)… C’est la musique des noms qui fait tilter Gilles, écoutez : « C’est la poésie de l’onomastique : il y a des noms propres qui transportent. Proust utilise ce procédé ; avec Guermantes, Combray, il crée des noms qui fabriquent des voyages. Moi, quand on me dit Diderot, je plonge dans son visage, dans le Paris pré-révolutionnaire… La musique agit comme un sortilège qu’aucun autre phénomène peut produire. Bon, la peinture, aussi, le fameux syndrome de Stendhal ; tu vois un tableau, tu t’évanouis. Moi, j’ai imaginé qu’on puisse entrer dans un tableau. Le reste disparaît. Et, à un moment, tu peux avoir la sensation d’être littéralement dans le tableau. »
Roman hors de la route
On s’arrête pour fumer une cigarette ; l’autoradio diffuse un morceau de Nino Rota, c’est la bande son de Juliette des Esprits. Le sens de la musique, de la note, de la notte, du tempo, Verdiani l’a et le met en œuvre dans ses dialogues à tirets-larigot. Ces personnages parlent, au point qu’on en vient même parfois à se demander s’ils ont le temps de réfléchir un peu (à ce qu’ils ne vont pas dire). En ouverture, une autre citation sert de guide GPS, celle de Perec (qui m’a inspiré également cet exercice d’auto-satisfaction très Oulipien) : « Le cinéma est supérieur au roman, parce que dans la vie on ne sait pas ce que pensent les gens ». Écrire, c’est parler avec les mains : tous les italiens sont-ils potentiellement des écrivains ? Plus sobrement, dans la vie, on ne sait pas ce que les gens pensent, c’est vrai, quoique dans l’état d’ébriété accélérée, on ne tourne plus au tour du pot d’échappement, c’est l’introspection qui fuite, et sans filtre, en quelques éclats de voix. L’avantage allant tout de même au livre : on peut couper la parole – pour parler à soi-même – à notre narrateur sans le déranger. Dans un roman, les dialogues peuvent être les sous-titres des pensées des personnages.
Dans La Nièce de Fellini, outre les dialogues tirets sous tirets comme une liste d’aphorismes percutants, il y a ce mélange oralité/écriture avec de la retranscription de SMS, un fantasme d’interview… Logique pour Gilles Verdiani, ancien intervieweur professionnel qui, au passage piéton, parvenait à la longue à réaliser ses entretiens sans dictaphone ni… notes ! Logique encore de la part de quelqu’un qui a beaucoup remis en question la (mauvaise) habitude du champs/contrechamps au cinoche, pas très aventureux sur ce terrain. Mais, Gilles, en littérature, c’est pareil : on ne peut pas non plus faire trop autrement dialoguer des personnages qu’en superposant les tirets les uns sous les autres, non ? « C’est juste. J’avais écrit un autre roman, pas édité, où j’avais alterné les dialogues : une partie où l’on savait qui parle et une autre où j’avais essayé de créer cette impression qu’on peut avoir pendant une soirée, où on sait que quelqu’un a dit quelque chose mais sans savoir qui exactement ! Mais les lecteurs étaient totalement largués, ça bascule très vite vers l’expérimental… ». Alors que le « roman-dialogue » existe depuis belle lurette – du Neveu de Rameau de Diderot (sa référence, absolument) au Déclin du Mensonge de Wilde (la mienne, accessoirement) – l’éditeur, à la première lecture du manuscrit, a trouvé que, oui, c’était un livre qui parlait trop.
Autre contre-argument commercial : pas d’histoire de crash amoureux dans La Nièce de Fellini. « L’amour… Non pas que ce n’est pas intéressant mais pas assez pour la quantité astronomique de l’intérêt qu’on y porte. D’autant plus que l’amour a été inventé par la fiction. C’est devenu ensuite un modèle : pas l’amour mais l’histoire d’amour avec la mythologie du coup de foudre, la prédestination, la passion… Intéressons-nous à autre chose. Pour moi, le livre parle d’histoires d’amitiés, de rencontres sexuelles, d’attirance, de vie ensemble, mais pas d’amour. » Le compteur tourne. Une dernière question, Gilles, pour la route ? En plus d’être un personnage total dans plein de films (bulldozer ou cinéma de moteur), la voiture, c’est une métaphore du cinéma, son incarnation-même, non ? « Je n’y avais pas pensé mais oui, ça fait sens. La voiture, c’est l’individu : dans l’embouteillage de 8 et demi, il est tout seul ; dans La Dolce Vita, c’est plus romantique… Et puis la décapotable symbolise le luxe ultime. Le cinéma et la voiture représentent la même époque, le même état de civilisation. L’expérience du voyage en voiture se rapproche de l’expérience du cinéma : il y a le paysage, la musique, le dialogue… C’est pareil. »
La décapotable, c’est du cinéma en plein air… Les lampadaires sont des projecteurs ; les passants, des figurants ; la musique, un air de déjà vu. On se gare. Le nuit affiche son panneau FINE, le cadran indique 8:30, le soleil se relève doucement. Marcello réajuste ses lunettes.
Gilles Verdiani // La nièce de Fellini // Editions Ecriture
2 commentaires
C’est comme si un exemplaire de ces lunettes de soleil exhausteuses de réel était offert avec ton papier. Bravos
Quel bel article. Un auteur apprend toujours quelque chose en lisant les critiques, mais là je suis comblé. Bravo ragazzo.