Ce matin, Nicolas P., le patron des divertissements de France Télévision a convoqué la fine fleur de ses troupes dans la Salle des Intouchables. Ce nom presque exotique désigne le placard dans lequel on enferme les stagiaires quand le besoin se fait sentir de créer de nouvelles épreuves pour Intervilles.
Pour les titulaires, y être convoqué équivaut à un déclassement social majeur et pour tous, c’est le gage de prises de tête sans fin sur des problématiques foireuses (sans mignardises ni oranges pressées à la clef). Aujourd’hui, mon statut de stagiaire corvéable à merci me contraint à remplir le quota « fraîcheur » de l’assemblée.
La raison officieuse de cette convocation ? « Nina-Morgane, sa petite dernière ne fait toujours pas ses nuits et Nicolas, il est au bord du nervous breakdown là… et puis de toutes façons, il a une conf’ call avec le directeur des programmes pour discuter du rachat des droits de l’élection de Miss France à TF1… Alors l’Eurovision, hein !» nous chuchote Colette, son bras droit peroxydé, en ruminant son chewing-gum.
A cause d’une enfant trop jeune pour être traitée à la Ritaline, nous voilà donc chargés de choisir le candidat qui représentera la France à l’Eurovision cette année:
« Bon c’est vrai qu’en 2009, Colette a merdé. Mais là c’est 2010, alors faites-vous plaisir les mecs… Hein, cette année, on-se-fait-plaisir chantonne Nicolas en collant une joyeuse main au cul de Colette. La stagiaire qu’on vient juste de virer vous a présélectionné cinq dossiers… Alors entre les quatre pouffes qui célèbrent le sexe débridé sous couvert de féminisme, le duo de pédés qui roucoulent un hymne à la tolérance technicolor et le négro qui chante la fête avec chorégraphie labellisée Club Med… Vous allez bien nous trouver un truc qui dépote, hein les jeunes ?! [Pause sourire ultrabright] Bon, je dois filer. »
Il lance les cinq clips qui tourneront en boucle pendant toute la durée de la réunion.
Dans la salle, Joe Gracy, fourmi laborieuse de l’Union Européenne de Radio-télévision et auteur du mythique L’oiseau et l’enfant. Oui, derrière une Marie Myriam radieuse, l’amour, c’était lui. Aujourd’hui encore, l’évocation de la victoire eurovisuelle de la France en 1977 fait frémir cette moustache délicate.
A côté de lui, il y a Didier Icke, mis au placard du service des sports en 1992 après avoir proclamé en direct de la retransmission de la finale olympique de Handball qu’il était le fils de Dieu venu sur terre pour nous sauver. Peu de temps après cet épisode tragique, les éminences noires du service public l’ont invité à attendre la fin du monde loin des antennes. Depuis, on le croise, errant l’air suspicieux dans les couloirs mais si l’on prend la peine d’écouter ses théories sur les reptiliens, il n’est pas rare qu’il paye sa tournée de café.
A sa gauche, Jean-Pierre-François Audigier, ancien programmateur musical de la Chance aux Chansons, qui garde une certaine nostalgie de la grande époque d’Antenne 2. Accordéon et cotillons : c’est son credo, mais il admet lui-même que le vent semble avoir tourné, du coup là, il peaufine un projet qui risque de faire exploser l’audimat : « tecktonic et cotillons ».
Enfin, il y a Colette, celle qui l’année dernière avait glissé à Nicolas que « tout de même, Patricia Kaas, c’est une grande dame de la chanson française – rien à voir avec ce guignol de Sébastien Tellier, même pas foutu de se coiffer correctement, hein – et que d’ailleurs, son beau-fils qui revenait d’un voyage d’affaire à Bratislava, il lui avait ramené une cassette de reprises de ses plus grands standards en slovaque… parce qu’elle est universelle Patricia ! ».
« Nico, ça l’avait fait réfléchir et il a eu envie de tenter le tout pour le tout : Patricia Kaas à l’Eurovision, c’était peut-être ça la solution. Ahahah ! Qu’est-ce qu’on a pu se marrer dans les couloirs à cette époque : « Devine qui va se faire KASSser le cul à Moscou cette année ? » Faut pas croire, on a aussi notre petit côté Canal + chez France Télévision et la déconne, ça nous connait. » me glisse Jean-Pierre-François.
Joe prend la parole : « L’Eurovision, comme vous devez le savoir, c’est plus de quarante compétiteurs. C’est une fantastique vision d’une Europe élargie au-delà de nos espérances les plus folles… Pourtant, depuis la Victoire de Marie Myriam, et malgré le fait que la France fasse partie des principaux financeurs de l’évènement, nos candidats se retrouvent immanquablement en queue du classement. Et vu la qualité des productions de nos concurrents, il n’y a AUCUNE justification valable à ça… »
Je soupire en lançant un regard compatissant à Colette dont le parti pris avant-gardiste n’a visiblement pas été compris par les téléspectateurs des Balkans. Mon esprit divague et je pense à ma mère dont l’année télévisuelle est rythmée par l’élection de Miss France l’hiver et le concours de l’Eurovision l’été. Et c’est vrai que chez nous, ces deux grandes messes parviennent à rassembler la famille entière devant le poste de télévision, et ce pour des motifs aussi divers que peu glorieux. Pour ma part, j’admets que de me délecter de ce pot-pourri de pop-dance-techno-variété servi dans des costumes roses aux reflets moirés s’avère au fil des ans toujours aussi réjouissant.
Alors que je commence à fouiller parmi les dossiers jetés sur la table par Nicolas, Icke se lance dans une diatribe contre ce spectacle ritualisé qui depuis cinq décennies conduit les téléspectateurs européens à accepter un jugement supra-étatique, présage d’un asservissement prochain à l’ordre des reptiliens.
Un ange passe.
Pourtant, il a pas tout à fait tort Didier. Avant d’être cet OVNI télévisuel de mauvais goût que l’on savoure en remplissant sa bouche de chips et en se tapant sur les cuisses, l’Eurovision est une véritable institution du paysage audiovisuel qui s’insinue dans le cortex de l’eurotéléspectateur dès sa plus tendre enfance :
« Didier a raison, je me souviens que dès le CE1 on m’a fait chanter L’oiseau et l’enfant et qu’un an plus tard on m’a fait jouer le Te deum de Carpentier à la flûte… Bon, c’est vrai aussi que comme ma mère ne m’a jamais autorisé à travailler mon pipeau à la maison, je ne sais jouer l’hymne de l’Eurovison qu’en version kazoo…»
Un regard de détresse se lit sur les visages de l’assemblée. Je constate qu’une telle révélation après la prise de parole complotiste de Didier les a conduits au désarroi le plus total.
Après une longue inspiration, Joe Gracy pour qui une nouvelle victoire de la France tient du défi personnel, tente de recentrer le débat :
« Soyons pragmatiques, depuis trente ans le spectacle offert à l’Eurovision est parfaitement calibré. Au fil des ans les compétitions se succèdent et se ressemblent au point qu’il est possible d’en établir une typologie précise. Sur les 25 finalistes, on comptera immanquablement : un exhibitionniste ventripotant, dix chanteuses au brushing impeccable et dix groupes produisant un amalgame de pop-dance-techno-variété axant leur travail sur une chorégraphie sophistiquée accompagnée d’effets pyrotechniques éblouissants. Il est donc facile de déterminer mathématiquement le produit susceptible de gagner en 2010, 2010 année de… de…
– … La pisse ! » dis-je en gloussant d’un air complice.
Les trois autres me regardent cette fois-ci d’un air profondément atterré. Je réalise une nouvelle fois combien l’intégration dans le monde du travail est compliquée.
11h45, après quelques secondes de flottements durant lesquelles tout le monde se regarde en chien de faïence, Colette s’empare de la télécommande pour mettre la vidéo en pause : «Je sais pas vous, mais moi j’aime bien ce Olé Ola, ce Jessy Matador, là ! ça me donne envie de danser, un verre de rhum arrangé à la main, ça sent les vacances et le monoï. Du coupé-décalé qu’ils appellent ça… Je suis sure que mon beau-fils, il adorerait »
Jean-Pierre François qui tripotait nerveusement sa gourmette de communiante depuis un moment lance un tonitruant : « Démerdez-vous mais moi, à moins cinq, je me casse à la cantine… Et puis, si c’est pour avoir un négro pour représenter la France à l’Eurovision, je préfère me barrer tout de suite, hein.»
Simple mais efficace.
En fin de journée Nicolas prendra la parole devant les journalistes du Parisien pour expliquer que le style joyeux et dynamique du nouveau poulain de France Télévision va faire des merveilles lors de ce 55ème concours de la chanson. En fait, il n’en croit pas un mot. Pour lui, la variété hip-hop de Jessy Matador, c’est ni plus ni moins que le retour à la logique de ces deux dernières décennies, à savoir envoyer un truc prétendument tendance jouant sur des valeurs de sensualité et de diversité. Le fait que les pays de l’ancien bloc de l’Est votent immanquablement les uns pour les autres démontre que l’Eurovision est un catalyseur des relations entre les Etats et qu’il est nécessaire qu’un pays grande gueule comme la France s’y ramasse constamment : ça atténue les animosités. En attendant, il va fêter le rachat par France Télévision des droits de diffusion de l’élection de Miss France, parce que ça, ça c’est un spectacle qui fait honneur à la beauté de notre pays.
En ce qui me concerne, je ne peux que conclure en faisant miens les mots de Jessy Matador : « Lala, ça va chauffer, je sens le truc monter » et il va m’être difficile d’attendre le 29 mai pour me trémousser sur la chorégraphie coupé-décalé de notre nouvelle emblème nationale.