J’ai rencontré tellement de types qui se la pétaient avec leur demie-célébrité, leur réel pouvoir d’influence et leur facilité à jacter de et pour l’establishment. Faux cul, l’air de pas y toucher et te prendre pour un con par principe, par esprit de catégorie. En fait, j’ai tellement écouté France Culture et BFM que j’avais oublié qu’il y avait des mecs comme Fabien.
Des types normaux sans looks spécifiques (ou alors peut-être ces branches de lunettes ondulées), le genre de mec qui débarque à 14h30 et qui n’a rien bouffé de la veille, qui a encore fait dormir un journaleux en chien de fusil sur son canapé comme au bon vieux temps quand on était juste une bande potes. Le type qui avance à pas feutrés parmi la foule, qui se faufile complètement ordinaire. Un mec pas du tout d’époque, pas spécialement Tchek basique (petite tape main ouverte puis les poings joints). Le mec entre la campagne et la ville, sorti de nulle part sans réseau dans la musique, sans réseau dans l’édition qui te sort un truc à faire jouir les 35/65 ans pour Noël.
Ça s’appelle De la vigne aux platines et c’est un bouquin qui propose à chaque page d’écouter un disque avec un vin pour se faire plaisir d’abord, et aussi pour la mettre bien profond à la culture playlist, aux mecs de Spotify, d’Echonest et consort qui revampent les playlists achetées à des stars youtubeuses devant un hamburger et un Fanta. Des types absurdes des années zéro qui ne pensent pas « disque » mais « échantillons » qui n’ont jamais lu ne serait-ce que cette pauvre petite nouvelle de Vincent Ravalec intitulé Un pur moment du rock’n roll, qui pourtant dit tout de ce que ce pourrait être la question de l’enchaînement (et du déchaînement). Mais Vincent Ravalec il a aujourd’hui presque 55 ans, et il écrivait son pur moment en 1992. Maintenant, il y a Johann Zarca, le type qui fait Paris Underground, prix de Flore 2017 (tchek de base apriori). Allez vas-y, sers à boire là.
De la vigne aux platines, c’est peut-être une partie de chasse qui se termine en week-end aux champignons.
De la platine aux vinyles, c’est donc de l’histoire antique, la proposition d’écouter un disque avec un vin. Alors, pas n’importe lequel hein, un jaja stylé genre paradigmatique mais qui donc ne se la pète pas, pas du tout un vin de super riche qui s’installe chez Sotheby’s pour suivre les enchères d’une collection de guitares d’époque. Non. On parle ici d’un truc à la fois rare et pas si extraordinaire que ça, bien choisi mais pas si cher, et explosif. Un truc qui dit que plein de trucs sont hyper-bons, là sous tes yeux, crétin. De la vigne aux platines, c’est peut-être une partie de chasse qui se termine par un week-end aux champignons.
Donc Fabien K (monsieur K, comme un héros de Kafka), comment fais-tu pour accorder un vin avec un disque, tu choisis comment ? C’est peut-être la seule question de ce bouquin où les types qui « picolent un disque » littéralement, sont invités à produire un texte libre. Et le boss qui s’est tapé l’essentiel des chroniques des disques, souvent avec brio, sans doute avec délice, n’a toujours pas touché à son plat du jour et te regarde alors, sérieux (oh mec, bien ou quoi ?).
Finalement, il va se gratter une joue : « ben ça vient comme ça, je ne peux pas te dire, ça me prend comme ça », un truc qu’il appelle« synesthésique » (genre Baudelaire en parlait). Mais comme on est en 2017, on dit plutôt comme Wikipédia que c’est un phénomène neurologique qui associe plusieurs sens simultanément. Bref, t’as envie de dire que le mec a trouvé une bonne excuse pour écluser gratis et maintenant s’il écoute « Dolores » de Murat, il exige son Mas de Daumas Gassac blanc 2014. Et pour « Heavy soul » de Paul Weller, ce ne sera plus jamais sans un Saint-Péray 2014 du domaine François Villard. Patron, la même chose !
« On réunit des potes et on teste les vins avec les disques, après ça vote à main levée ».
Vu de loin, cela ressemble à un délire de vieux Lords, perruque anglo-saxonne donc, very ground plutôt qu’underground, une sorte de silence des tonneaux. Charlie Watts et ses purs-sangs arabes. The Seeds, évidemment (Two Fingers Pointing on You). « T’es rien ? Alors t’es bon à rien ? Alors t’es bon… T’es heureux, alors euh t’es content… alors t’es con » (Fred Poulet, alors 2003). Alors il regarde toujours son plat du jour et je vois des milliers de mecs à lunettes avec des coupes de cheveux approximatives et des pulls à cols ratés qui vont adorer ce livre. Je vois des alcoolos, ex-musiciens à succès, ex rock critics qui vont se dire « putain on est pas si mal« . Il mange enfin et son pote arrive, parce qu’il a demandé à un pote de venir pour l‘interview, en fait… Ben ouais. Accolade et puis la bise. Ouais gros.
Personnellement, je n’ai rien bu depuis hier soir et je visualise parfaitement l’univers de Fabien K lorsqu’il me raconte son parcours professionnel, d’abord un peu emmerdé et puis finalement, bah… Pour commencer le bac des branleurs doués du 20ème siècle (section Sciences dite D) puis l’école de commerce de province et les potes, les potes, les potes. L’échappée belle dans un job sur-mesure, l’organisation d’un raid étudiants de moto neige en Laponie finlandaise (si si) qui va durer ben… 20 ans.
« Au foot, j’étais arrière gauche, j’étais nul mais bon j’insistais, j’insiste toujours »
Si tu te demandais si le rock était un truc d’éternel ado d’une éternité d’avant, et ben t’as compris. Avec tout le reste, l’envie de commencer et de finir un puzzle à 4000 pièces, le goût de la logistique, du sponsoring et donc des potes (tchek de l’épaule, accolade sur l’omoplate). L’école de commerce à rebrousse-touffe à l’époque où on pouvait s’imaginer un bel avenir de beauf de luxe chez les Canal Plus et consort, pour faire la PLV et le marketing abo, chez Nestlé, Kit et kat et bientôt chez SFR. Du rock et des nanas, Elmer Food beat et déjà, insidieusement, l’autosabordage.
Vingt ans plus tard soit aujourd’hui, des bataillons de quadras usés par leur feuille d’impôts, leurs réseaux sociaux et leurs gosses qui ne pensent pas comme eux (ils ont trouvé la parade, ils s’amusent à se faire chier, pour paraphraser le Fief de David Lopez, le vrai perdant des grands prix littéraires 2017). Macronistes par lassitude, pour ce qui leur reste d’avenir. Et Fabien tout sourire, échappé surprise par les trous du mur des cons du tournant du siècle. La Laponie donc– ah oui, un bref passage chez BASF (rayon cassette audio bien sûr, hommage au paternel et à la technologie d’enregistrement pré-napsterienne). La Laponie et même pas Belle and Sebastian qui d’ailleurs ne figure pas dans la liste des « accords ». La Laponie et puis boom, l’inspiration houellbecquienne, la carte et le territoire, la version France profonde. « Je suis éditeur numérique, je vends de la valorisation géographique et cartographique aux gîtes ruraux ». Tcheke le lien avec le bac D, la science de la vie et par extension, la géo. Le mec, en fait, est chef d’entreprise et ça marche suffisamment pour ne pas s’en plaindre, pour assouvir sa soif de mesure du monde, de vélo de sport tout terrain. De control freak aussi, sans doute. Tchek de l’épaule ça va sans dire. Bah alors c’est vrai ce n’est pas si compliqué. « On réunit des potes et on teste les vins avec les disques, après ça vote à main levée ».
Et après on s’accorde avec des mots, genre évocation du breuvage, mais aussi quelque part du disque Ample/baroque/concentré/contemplatif…/triste pour l’accord Jura blanc cuvée fleur Domaine Labet 2013 et « Rock Bottom » de Robert Wyatt (1974). Abrasif/droit/fragile/minéral/froid… pour un cour Cheverny domaine des Huards, cuvée François première vieille vigne 2011, avec Pere Ubu, « The Modern Dance » (1978). Bien ou quoi ?
Au début, c’est sûr, peut-être en 2015, personne n’y croyait à son machin à Monsieur K. Quand il a commencé à brancher les gens avec son histoire à se saouler debout, c’était timide mais quand même, très méthodique, et engagé … « Disons que j’aime aller au bout, je suis une sorte d’idéaliste acharné, fidèle et acharné ». Du coup les demi-mondains du zoo du livre finissent par tourner la tête … Sabine Bucquet-Grenet, la future éditrice qui en a vu pas mal rouler sous le plan média. Caryl Férey l’écrivain à succès qui lui dit plusieurs fois « non », et l’autre d’insister, « mais s’il te plaît ». Mais putain mec … « OK il finit par dire le Caryl mais alors fuck ta liste, moi je veux les Clash » (Férey, vous n’êtes pas sans le savoir, a notamment écrit La jambe gauche de Joe Strummer). Et zou, c‘est parti. Même Thurston Moore a failli écrire là-dedans. Bon, on va pas tous les citer ou bien juste cet album, « From the lion mouth » (1981) de The sound, chroniqué par l’ami de toujours Jean Zobenbulher qui évoque toute la liesse rock’n roll du petit K né vers 1968, balancé à Manchester vers les 14 ans pour un stage de foot. Parce que oui, le gars est un footeux, suite logique de la section D et des écoles de commerce, entre Lyon et Rouen. « J’étais arrière gauche, j’étais nul mais bon j’insistais, j’insiste toujours, j’essaie d’aller au bout »
Moi j’écoute toujours, et cette fois je bois (un Saint-Joseph généreusement offert). J’apprends que Viny Reilly (Durutti Column) a été à deux doigts d’intégrer l’équipe de Manchester. Que l’histoire de The Sound est en fait l’histoire d’un échec, groupe culte jamais bankable, suicide du leader Adrian Borland en 1999 dans le genre Jeffrey Lee Pierce à qui on le compare d’ailleurs souvent. C’est Dominic Sonic qui résumera le truc dans sa bambochade Fire of Love au Vignot 2014 (domaine Chantal Lescure). « Notre époque aura vu le subversif Gun Club devenir un classique iconique et un jeune punk voulant tout brûler boire en dandy du Pommard devant sa cheminée ».
On ne va pas se mentir ; Fabien Korbendau est un gros nostalgique de la musique d’avant (ses chouettes potes lui font écouter des trucs nouveaux mais comme avant). Trop nul au foot, dégagé de sa famille d’accueil mancunienne, il finit par traîner dans les quartiers et se heurter à une bande de marlous qui écoutent Exploited et se la jouent clairement cailleras (ohoho). Le pitch de la prochaine série à succès s’arrête là parce que K n’est pas spécialement antisocial, même s’il a perdu son pucelage avec une nana aux cheveux rouges. Pas un super héros mais bon, remis d’aplomb de recomposer son CV d’ado, de ses premiers amours du rock des années 50 et du blues (« A 11 ans j’ai été sidéré par le truc d’une émission sur France Culture… ») collés à la queue de comète punk en infusion dans les premiers albums de Depeche mode. Mention Bad cave mais pas trop (Stranglers), pleurnichard for sure (Eyeless in Gaza, Talk Talk) et connoisseur : la morbide spirale à succès du Pale Fountains et de son écroulement royal. A la fin, c’est-à-dire aujourd’hui, à papoter comme un Michka Assayas devant sa tisane. « Ian Caple aurait dû être là, pour notre soirée de lancement à la librairie Monte en l’air… il adore le projet ». Ian Caple ? Le producteur de « Fantaisie Militaire » mais aussi de Jah Wobble, de Julian Cope, de Pale Fountains donc.
Sex, drugs and rock’n roll, peut-être pas tant que ça mais certainement rien d’autre que ça. Dans le genre gros pépin, monsieur K va tomber sur un os, en fait complètement dans les vapes d’un retour du Maroc en 1998 et apprendre d’un coup qu’il va perdre ses reins et se retrouver sous dialyse, direct, dans l’entre-deux de l’école de commerce et de la mort violente des héros du rock’n roll. Et il ne sait pas encore le candide que 18 ans plus tard, il signera son bouquin aux éditions de l’Épure.
« Je crois que le mec m’a abordé dans la rue… Je ne savais pas quoi dire » (Valérie Leulliot, Autour de Lucie)
Le mec sportif déclassé passe donc en vidange permanente, dialyser pour éliminer les déchets transportés par son sang et maintenir constante la quantité d’eau et de sels minéraux de son organisme ; entre autres. « And now, it’s getting worse » chantait Billy Idol (Eye without a face, 1983 avec Perrier citron de la même année) « On a un peu adapté nos itinéraires de randos, du coup, on roulait à travers la France de centre de dialyse en centre de dialyse ». Et puis les potos et le beau-frère médecin qui montrera la voie, donnera confiance, jusqu’à la résurrection, la greffe des reins en 2002, la délivrance. Popopopoh, eh ouais mon pote tiens j’ai niqué ta race, t’as la haine vas-y dis-le. Du coup, il peut picoler comme un ouf ,le bâtard.
Donc précisons : si c’était mieux avant, c’était quand même bien avant… et puisque Fabien va jusqu’au bout eh bien oui, il est arrivé au bout de l’histoire du rock, là où tout est déjà là (il faut le regarder contempler le livre, s’assurer que oui tout y est, et s’en émerveiller encore… Freud aurait pu écrire là-dessus). Terminus, fin de partie, célébration permanente… On pourra boire tout ce que l’on peut, des origines jusqu’à plus soif, jusqu’à Radiohead que d’ailleurs il n’écoute pas, à l’inverse de son beau-frère Christophe Mariat, devenu coauteur et qui fait entrer « In Rainbows » dans le bouquin par l’intermédiaire de Valérie Leulliot (Autour de Lucie). « Je crois que le mec m’a abordé dans la rue, je crois qu’il habite pas loin de chez moi, je ne savais pas quoi dire … ouais, c’est sympa ton truc mais moi je n’écris pas, tu sais… » Ben en fait si. Leulliot, elle reprend Billy Idol et faut dire que c’est brillant (dans un autre genre tout aussi réussi, Sophie Hunger, Le vent l’emportera, même ampleur, même puissante modestie). « On fait de la musique pour partir, on en écoute pour partir » dit autour de Lucie. Lopez l’écrit autrement : je dis téma comment j’suis un boss. D’une chiquenaude, je propulse le mégot vers la poubelle, et il part très mal le mégot, il dévie sur la droite et atterri super loin de sa cible. Mais c’est rien, c‘est sûr, un jour, tout disparaîtra. Alors, bois.
De la vigne aux platines : histoires d’accords Rock & vin, Fabien Korbendau et Christophe Mariat, éditions de l’Épure, 2017.
Toutes les citations en italique sont extraites de Fief (David Lopez, Seuil 2017). Qu’il en soit remercié.
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quand y’a yêtre ‘rhum, sodomy & the lash’