« Il y a des années où l’on a envie de ne rien faire » disait Pierre Barouh, feu fondateur du label Saravah. Un homme a croisé sa route et contredit sa devise, au point que cinquante ans après ses débuts, Ariel Kalma peut s’enorgueillir d’une discographie pléthorique enregistrée entre deux méditations en pleine conscience et une quête ininterrompue de la vérité intérieure. Portrait d’un Français pour qui le new age, c’est tout sauf des vacances.

« Toute ma vie, j’ai cherché la synchronicité ». A 16 685 kilomètres de Paris, l’homme qui me parle au bout du fil s’excuse pour son français. Il ne le pratique pas assez, dit-il, depuis qu’il s’est exilé à Byron Bay, Australie. Douze heures avant cet entretien téléphonique, j’ai croisé Salvatore Adamo dans un train. Et j’ai hésité pendant dix secondes à l’accoster pour lui dire que je préparais à l’instant même une interview avec ce musicien qui débuta sa carrière à ses côtés, cinquante ans plus tôt. La synchronicité, c’est comme les trains : elle arrive souvent quand on ne s’y attend pas.

Ariel Kalma, né à Paris dans l’après-guerre, se définit comme un « musicien du monde ». Sur le papier, ça fait peur. On se dit qu’il va falloir sortir le sarouel et les maracas et se taper un concert de bols tibétains avec un seau sur la tête. Mais ce qu’on n’imagine pas en visualisant certaines des pochettes photoshopées de cette discographie très « tye and dye », c’est que le Terry Riley français a plus d’une flute dans son tiroir.

Certes, il a commencé par apprendre la flute à bec. Puis le saxophone classique. Puis l’orgue. Puis enfin, les synthétiseurs mélangés au bruit de la nature. Tout cela aboutira à un gros bordel désorganisé dans la tête du vingtenaire qui s’engagera au début des années 70 dans la musique comme on entrerait à l’armée, d’abord en tant que musicien de tournée pour Adamo. L’expérience durera pendant 3 ans, « jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus ». Ariel, parfait autodidacte incapable de lire la moindre partition, a besoin d’un peu plus que d’un cachet d’intermittence. D’une étoile à l’autre, Kalma continue alors son apprentissage. On le retrouve jouant de la flute sur les disques de David McNeil (signé chez Saravah), du saxophone sur ceux de Guy Skornik, puis aussi chez Heldon et même chez Gilbert Montagné. Difficile, à ce stade, d’imaginer comment cet enfant de mai 68 réussira à devenir ce « transe former » pour qui tapis de yoga et tapis persans ne font qu’un.

BOMB Magazine | Ariel Kalma

Inde et pendants

Lassé du fait de jouer avec des musiciens, c’est-à-dire d’accorder son âme avec des esprits qui jouent faux, Ariel découvre la musique harmonique et les râgas indiens. Comme pour Terry Riley [1] même époque, c’est une révélation. « Le vrai déclic, ce fut à la Maison de la Radio pendant un concert des Dagar Brothers, j’ai pleuré. Unir le corps et l’esprit dans une seule vibration, c’est ce que j’ai toujours recherché. En fait j’ai raté ma vocation : je voulais devenir neurochirurgien pour aller voir ce qui se passait dans la tête ».

Alors plutôt que de trépaner des inconnus, Kalma se lance dans un grand voyage neuronal. « Ca fait longtemps que je suis parti… je ne suis jamais arrivé d’ailleurs ». Décollage initial depuis Paris, destination un point dans l’espace. Faute de carburant, le Français atterrit en Inde et s’initie aux workshops de tantra. La commercialisation de la musique, telle que pratiquée en Occident ? Très peu pour lui. Le business émergent ne semble pas se marier avec cette vérité intérieure qu’Ariel a trouvé lors de son premier voyage indien, en 1974. Initiatique. « Un billet d’avion, aller simple. En fait je n’en suis jamais revenu ». Là-bas, il trouvera le shilom, cette petite pipe typique destinée à fumer le haschich, mais surtout une « simplicité intérieure avec de la profondeur » qui semble tant manquer aux musiciens français de l’ère giscardienne. Un an plus tard, retour à Paris et sortie du « Temps des moissons », premier album de Kalma, indescriptible. A la fois free, méditatif et tourné vers les hauteurs. Comment revenir d’un voyage pareil ?

 

 

La musique du Club Med

A son retour à Paris, milieu des années 70, le baba un peu paumé recroise la route du directeur musical du GRM (Groupe de Recherches Musicales, fondé par Pierre Schaeffer en 1958, Ndr) qui lui ouvre la porte des studios, en loucedé, le soir et les weekends. Il y enregistrera l’album précurseur « Osmose » en 1978, mais aussi les 13 minutes de beauté de Ballade sur le lac sur un beau piano Bosendorfer, et exhumé plus tard par le label Transversales sur « Nuits blanches au studio 116 ».

A peine revenu à Paris, le revoilà déjà parti. Mentalement, en tout cas, Kalma n’est déjà plus vraiment là. « Depuis longtemps, je savais que j’étais destiné à d’autres choses : trouver mon monde intérieur. Ma vie, c’est un peu comme cette fable de la Fontaine où un type fait un tour du monde pour finalement revenir chez lui et découvrir un trésor dans son jardin ».

A force de creuser, Kalma devient sans le savoir neuromusicien. Ce sera sa porte d’entrée vers une maison très petite qu’on nommera, faute de mieux, la musique expérimentale et underground française. A côté, un petit cabanon servira à entreposer ce qui deviendra au début des années 80 la musique new age plébiscitée par la « génération Bernard Tapie », autant à la recherche d’épanouissement capitaliste que de guérisons méditatives à plusieurs dans la forêt ; les deux étant probablement liés. Des albums, Kalma, lui, continue d’en sortir à un rythme effréné.

On pense à « Interfréquence », initialement écrit en 1980 pour la télé ou le cinéma, mais pour lequel il faudra attendre que l’un des titres phares (Danse Sœur) soit exhumé fin des années 2010 sur une compilation de diggers de library française (« Space oddities » chez Permanent Vacation). On pense aussi à « Open like a flute », dont l’enregistrement s’est étalé sur trois ans, entre 1981 et 1984, complètement à rebours des canons de l’époque. Un son continu, de l’harmonium et des flutes comme s’il en pleuvait. Sublime. Même époque, Véronique et Davina font danser la France entière avec Gym Tonic. Kalma ne pouvait pas tout simplement pas lutter.

« Pourquoi gagner sa vie lorsqu’on l’a déjà ?» (Ariel Kalma pour Libération)

Sa chance ? Avoir croisé la route de légendes comme Suzanne Ciani, Baden Powell ou Laraaji. La seconde ? Ne pas avoir eu assez de succès pour être tenté de se compromettre. « Je n’ai jamais vraiment considéré ma vie musicale comme une carrière dit-il d’une voix apaisée. Et si cette carrière a existé, elle m’a aidé à bâtir les fondations de ma maison ». On ne parle pas d’un pavillon à murs creux en Ile-de-France, mais d’une maison intérieure avec plein de disques dedans. On s’est arrêté de compter à 88, par manque de souffle, mais la centaine a déjà dû être dépassée depuis bien longtemps. C’est que chez le Français boulimique, il semble y avoir une note pour chaque humeur, un disque pour chaque mot. La musique, il n’a jamais arrêté. Même après son départ pour l’Australie, voilà quarante ans. Quant à la commercialiser pour de vrai, c’est une autre histoire.

Lettre à France

Tombé dans l’introspection comme d’autres tombent se vautrent dans un 100 mètres haies, Kalma, pour trouver son chemin spirituel, a fait presque toutes les erreurs possibles. Les sectes de seconde division, les mauvais gourous, les cours d’élévation où tantrique rime avec trique, etc. Mais il est au moins une erreur qu’il n’aura pas faite : tomber dans l’amertume. Ca s’entend clairement au bout du fil, Ariel a fait la paix avec un passé plus lourd qu’un gong. « Mon problème n’était pas avec la France, mais avec le fait d’être parfois plaqué contre un mur par des flics qui me traitaient de bougnoule. Ca, c’était dur ». Et puis avant cela, avant même sa naissance, il y a la Seconde guerre mondiale qui a décimé une grande partie de sa famille. Le premier mari de sa mère ? Déporté en Allemagne suite à la rafle du Vel’ d’Hiv’. Quant à celui qui n’est pas encore son père, il a perdu sa femme et ses petites filles envoyées à Auschwitz. Les deux, par le hasard et la beauté des chemins fissurés, finiront par se trouver et donneront naissance au petit Ariel Kalma. Comble de l’ironie, avoue ce dernier, sa femme actuelle est allemande. « Nous vivons la réconciliation » s’amuse-t-il. Une autre définition du « new age ».

De la détente au kilomètre

« Qu’est-ce que je fais là-bas ? Je ne sais pas ce que je fais ». Quand on lui demande ce qu’il fout en Australie, à l’autre bout du monde, Ariel tente la pirouette. Ariel, en fait, fait beaucoup de choses. De la musique, principalement. Livrée par kilos sur son compte Bandcamp où les sorties s’empilent, de qualité variable selon les humeurs, parfois avec de véritables surprises planquées derrière des pochettes au goût discutable (« 1985 Kula Blackhole ») mais toujours avec cette idée de partage, loin des fanfaronneries, et où parfois une simple note de sax permet de lier avant-garde, drone et chants de drôles d’oiseaux.

La suite pour Kalma, dans le nouveau siècle ? Pareil que dans le précédent. Remis en selle depuis les années 2010 avec une production prolifique, notamment dû aux commandes de quelques labels étrangers (RVNG Intl., Black Sweat), Kalma refait depuis quelques années parler de lui là où il est né, mais à distance. Ca lui fait d’ailleurs penser à une très ancienne dissertation, qui l’a beaucoup marquée :

« Objet inanimé, avez-vous donc une âme qui s’attache à mon âme et la force d’aimer ». Quand il compose, Kalma synchronise toujours des éléments différents et « en l’air » parce que les choses « doivent naturellement s’accorder, sans forcer ». A rebours, ce sera sa réponse à la dissertation. Sa manière de dire que certaines rencontres relèvent de la juxtaposition. Comme celle avec Jonathan Fitoussi, rencontré par l’actuel directeur du GRM (on y revient) et avec qui il signera le disque « Nuits Blanches au Studio 116 » chez Transversales, ou encore celle avec Gilbert Cohen, musicien et patron du label Versatile, fruit d’un hasard encore une fois programmé. :

« Je devais aller à Amsterdam en 2018 pour un concert. Sauf que sur place, je ne connaissais personne pour m’héberger. Alors plusieurs jours avant de partir, j’ai tapé « Amsterdam » dans ma messagerie. Et un vieux mail de Gilbert Cohen est ressorti, où il me disait « Salut, je vis à Amsterdam et j’aimerais travailler avec vous ». Évidemment, je n’avais jamais répondu à ce mail envoyé plusieurs années avant. Le hasard est parfois bien fait ! »

Le disque en question, Kalma et Cohen ont fini par le faire, c’est « Head Voices », publié en 2020 après que Cohen ait à son tour pris un billet pour l’Australie avec, en trame de fond, le livre Shantaram, une flute double et le lointain souvenir du label Saravah de Pierre Barouh.

Alors, fin de l’histoire ? Non. Car on aurait tort de croire que la new age est une musique de glandeurs bronzés, comme le prouve la sortie quatre jours avant le premier confinement de 2020 d’un album sur le coronavirus et ses effets. Ca s’appelait « Corona Insola » et là encore, la beauté est contagieuse. Quand on lui demande s’il sait combien d’albums il a sorti du sable, celui qui refuse de parler de carrière s’emmêle les doigts : « Impossible à dire, je ne sais pas. Ca ne s’arrête pas, et j’en ai encore plusieurs sur le feu. Là je viens de recevoir par mon vieil ami du GRM tous mes travaux réalisés là-bas voilà 40 ans, il doit y avoir 250 heures d’archives donc ça ne va pas s’arrêter de sitôt ! »

Finalement la seule chose qu’il porte mal, c’est son nom : on ne voit pas trop ce qui pourrait calmer cet Ariel.

https://ariel-kalma.bandcamp.com

[1] Qu’il croisera grâce à Daniel Caux, journaliste émérite dont les émissions seront programmés sur France Culture et France Musique.

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