Des Noëls par centaines à regarder des téléfilms allemands sous la couette, à raconter des anecdotes puériles d’enfants gâtés, à croire en cette magie hivernale omnipotente : de tout ça, bien compliqué d’en faire un résumé. C’est d’un conte, entre fiction et (auto)biographie, qu’est venue la solution, afin de rendre à ce vingt-cinq décembre passé, un hommage bien mérité.

C’était le Noël mille neuf cent cinquante huit, la neige n’avait jamais été aussi épaisse et gracieuse. Les prolétaires chevronnés pestaient de ne pouvoir se rendre à l’usine, les garnements étaient aux anges, descentes en luge, batailles de boules de neige et bonshommes aux carottes avenantes. Du haut de mes treize ans, studieux comme j’étais, raie de droite et chaussures vernies par notre chère maîtresse de maison Mafalda, je n’avais que faire des ces idioties hivernales. Je ne voyais en la neige qu’une stupide colique expresse du bon Dieu. Alors se pavaner dans cette mélasse givrée, très peu pour moi. Mes parents se tracassaient de voir leur fils esquiver toute forme de sociabilité. Le docteur était même passé la veille pour exclure la Grande Folie de mes yeux grands ouverts, mon regard porté vers l’intérieur et mon faciès terne comme le premier mineur sorti de son enfer sombre. Je n’étais point fou. Juste seul, sans frère ni sœur, sans amis ni amour.

Il est huit heures, je me réveille sous les cris stridents du petit Kevin, toujours premier du nom à sonner le glas des festivités. Il était si puissant : les cheveux en pics, la doudoune rouge guerrière et le cache-oreilles dernier cri. Tous les regards du voisinage étaient portés sur lui. Pas finaud pour un sou, mais que voulez-vous, son minois parlait pour lui. Sa force colossale n’hésitait pas à humilier son ennemi devenant alors esclave de toujours. Le régime Kevin 1er comme j’aimais l’appeler. Moi, il ne me connaissait pas. Faut dire que je me faisais discret, les yeux baissés, la démarche fautive, mon caban ficelant à la force des murs si longtemps longés. Oh, mais mon orgueil était intact. Je n’avais que faire de ces jérémiades bedonnantes et vulgaires. Comme me disait toujours ma mère, «vaut mieux être abandonné que mal adopté».

Elle était là. Le regard hagard perçant la lueur éclair de la neige, le trait fin dessiné par un ange enfantin, le museau félin perdu dans son grand manteau ivoire, rabouté aux coudes par de simples morceaux de cuir séchés. Elle n’était pas comme les autres. A chacun de ses pas en direction de ma fenêtre, mon cœur s’emballait, ma gorge se serrait et le temps se figeait. Annette était ma voisine d’en face. Ses parents étaient à l’usine tous les jours et n’avaient guère les moyens de lui offrir la poupée qu’elle chérissait. Alors c’est d’une simple brouette de bois, remplie de chatons sauvages ou apprivoisés, qu’elle occupait ses vacances sous la neige. Son imagination était sans limite, elle se voyait comme reine, souveraine du monde des chats. Pas de tyrannie monarchique ; Annette choyait ses disciples comme ses propres fils et les dorlotait jusqu’au petit matin, à en perdre le sommeil.

Jamais je n’oublierai cette veille de Noël.

Le petit Kevin continuait d’intimider ses servants, leur jetant de grosses boules de neige sans que la représaille ennemie ne puisse se lancer. De toute manière, qui oserait l’attaquer ? Annette continuait à jouer en face de ma fenêtre. Comme chaque matin, mon regard ne pouvait se détacher de ses folles créations scénaristiques. Comme une vieille dame en fin de vie, elle était là, entourée de ses chats, écran de fumée protecteur et invisible contre un monde extérieur sûrement trop agressif. C’est alors que Kevin décida d’agrandir son influence et d’attaquer l’un des derniers territoires sans son empreinte. Le communiste rouge vif, couleur marquée du sang de ses ennemis sur sa doudoune, se dirigeait désormais vers Annette, seule et sans défense. Et c’est d’un air lâche et démuni que j’assistai à la scène d’enlèvement. Les chats furent capturés, un par un. La brouette retournée. Et le rire jaune d’un Kevin typé. La jeune fille pleura toutes les larmes de son corps, mais personne ne répondit à son appel de détresse. De la voir en larmes, mon cœur semblait lui aussi s’éteindre. Sans vigueur ni haine, il s’effaçait, sans une lueur de révolte. La journée passait et mes yeux osaient à peine regarder ma carcasse de déserteur, pire, de collaborateur. Au fond de moi, je participais à la loi du silence instaurée par le petit Kevin, clef de voûte de sa domination. Je faisais les cent pas dans ma chambre et sentais un tel poids de culpabilité que ma tête se mit à exploser. Je me devais de réagir. Mais comment ? Moi, si petit, la mine blafarde et les muscles cotonneux. Il me fallait un plan. Et pour la première fois, la résistance était maître mot. Une centaine de stratagèmes couraient à travers ma pensée, la plupart irréalisables et complètement utopiques, qui auraient requis armée grandeur nature et intervention héliportée sur la tête de l’ennemi. Mais une vieille ruse me vint en tête. Je l’avais dénichée dans mes vieux livres d’Histoire, abandonné dans cette crasseuse boîte en carton humidifiée par le temps, sous mon lit, et au slogan évocateur : «au débarras».

Un grand panier d’osier au poignet, de multiples couches de laine empilées sur mon torse bombé pour gilet pare-neige, un bonnet phrygien pour casque de combat, et des bottes doublées en poils de chèvres pour Rangers anti-marécage. J’étais fin prêt. Je me dirigeai vers la maison de Kevin. Il était seul dans son jardin, ma cible était localisée, chats à ma portée ; et car mon acte de bravoure se voulait être diffusé à Annette, j’attendis la fin de son repas et sa sortie dans la rue pour mettre en œuvre mon plan d’attaque. J’arrivai devant Kevin. Il m’interpella par des mots grossiers. Je ne réagis pas, bien au contraire, indexant mon panier, je lui indiquai ma volonté de me rapprocher de sa bienfaisance en lui offrant ces modestes chocolats de saison. Le sourire dédaigneux, il voulu m’arracher mon cabas. C’est alors que je sortis du panier ma botte secrète, d’énormes boules de neige préparées en amont. Sa stupeur fut à la hauteur de ma domination : une dans le foie pour le faire accroupir, une deuxième en plein visage pour effacer sa supériorité marquée et une dernière en plein fessier pour le corriger. A terre comme une bête désavouée, il hurla quelques idioties indiscernables. Je récupérai alors les otages, tous sains et saufs après cet abordage. Courageux mais pas téméraire, je courus bien vite pour rejoindre ma chère voisine.

Elle rayonnait. Son visage si pâle semblait se perdre dans la neige blanc nacrée. Comme un chevalier servant rapporte à sa dulcinée la tête du dragon égorgée, moi, je rapportais ces mignons petits chatons. Mon cœur n’avait jamais été aussi serré. Je pouvais à peine respirer, alors grand Dieu, ouvrir ma bouche pour en sortir des sons, impossible. C’est Annette qui eut les premiers mots. De simples remerciements qui avaient pour moi la portée d’une déclaration d’amour. Je bafouillai quelques formalités quand elle avança vers moi, les yeux écarquillés, la mèche tombant sur son nez pour m’adresser mon tout premier baiser. Sans un mot, d’un simple sourire amusé, elle fit demi-tour, se détourna de moi et rentra avec ses chats. Plus jamais je ne la revis, elle déménagea quelques jours plus tard. Mais pour moi, à jamais, ce Noël 1958 restera le plus beau : celui de la révolte, celui du premier baiser, celui qui fit de moi un homme.

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