Commençons comme la série : lentement. Et par un nécessaire retour en arrière, pour bien comprendre de quoi on cause. 1981. Stan Lee - le vieux moustachu qui fait des caméos dans chaque blockbuster Marvel, papa, entre autres, de Spider-Man, co-créateur de la maison d’édition du même nom et aujourd’hui probablement multimilliardaire pour avoir eu l’idée géniale de doter les USA de la mythologie qui lui manquait – rame avec son justicier aveugle.
Né en 1964, Daredevil n’intéresse pas grand monde. Son géniteur refile le bébé à un petit nouveau : Frank Miller s’apprête à faire la révolution au pays des comics. Et la révolution, ça ne se fait qu’avec une totale liberté. Qu’il obtient. Trois décennies plus tard, le village global et ses réseaux sociaux refilent des frissons à tous les geeks de la planète en pleine crise de priapisme à la vue du trailer du futur Superman vs Batman, dawn of Justice, où Batman s’adresse en ces termes au demi-dieu gominé : « Do you bleed ? » On s’égare ? Pas une seconde : entre autres bouleversements au pays des types en collant (narration, hyperréalisme, découpage des planches, épaisseur psychologique, fin du manichéisme), Frank Miller les a fait… saigner. Même le plus puissant d’entre eux. Petit rappel pour les néophytes : cette punchline introduit le combat entre Superman et Batman, dans le dernier tome de The Dark Knight (1986), où Miller fait renfiler le costume de chauve-souris à un sexagénaire réactionnaire qui fait des arrêts cardiaques en plein ciel. Tout ça pour sauver sa ville (Gotham). La seule ligne qu’il ne franchit pas ? Le meurtre. Deux points communs avec notre aveugle hypersensible : quand les super-héros dégueulent la testostérone au moment de sauver le monde, titans modernes mais proprets, Daredevil essaye de sauver son quartier, armé de deux bouts de bâton.
On résume. Des super-héros à taille humaine et vulnérables, des enjeux locaux et des soucis éthiques qui emmerdent nos justiciers – « je te pète le bras pour que tu causes mais je refuse de régler le problème en t’arrachant le cœur »… On va pouvoir commencer à causer de la série de Netflix.
Un justicier dans la ville
Soyons clairs. Si Daredevil n’est pas un chef-d’œuvre (on y reviendra), c’est un tournant décisif dans le prolongement sur écran de ces BD qu’on allait, pour les plus âgés d’entre nous, acheter chaque semaine chez le buraliste de notre bled histoire d’oublier les cours de math et les râteaux pris auprès de la bombe du collège. Je vous fais pas un dessin… Mais une série, oui. Format finalement BEAUCOUP plus proche de celui des comics que le cinéma. Pas question pour autant de faire le procès des blockbusters Marvel. Non seulement je suis le premier à courir voir ces formidables coquilles vides, délicieux bonbons pour les yeux dont il ne reste presque rien quelques jours plus tard, mais sans pareil succès, pas de série pour Daredevil. Car question prod, la collaboration Netflix-Marvel pèse quelques dollars. Et sans mauvais jeu de mot, ça se voit.
Daredevil tranche avec le reste des aventures des sauveurs en spandex.
Petit pitch rapido. Il était une fois, dans le quartier new-yorkais d’Hell’s Kitchen, un garçon qui se fait renverser par un camion transportant des produits chimiques. Pas de bol, le jeune Matt Murdock s’en prend plein les yeux. Et devient aveugle. Tout ça parce qu’il a voulu sauver (déjà) un vieux qui traversait ; ces Ricains sont impayables. Comme on est au pays des super-héros, les produits chimiques vont bien sûr doter notre gamin de supers pouvoirs, en l’occurrence un sens radar lui permettant de sauter de gratte-ciel en gratte-ciel sans finir vingt étages plus bas, et d’une ouïe qui lui aurait ouvert les portes des plus grands tabloïds s’il n’avait pas décidé de mettre des bourre-pifs aux voyous. Rajoutez une formation au combat prodigué par l’inévitable maître, un père boxeur victime de la mafia pour avoir refusé de se coucher et vous obtenez un parfait justicier dans la ville. Pourquoi tant d’ironie alors que je suis censé tresser les lauriers d’une série formidable ? C’est pas parce qu’on est fan qu’il faut fermer les yeux (rires) sur les défauts de l’objet de notre joie. Ces précautions prises, allons au baston.
Bible, Bach et bowling
Qui dit gentil, dit méchant. Sans le diable, pas de Jésus, hein. Et ça, Matt Murdock le sait bien. De mémoire de lecteur, on ne connaît pas d’autre super-héros catholique. Bref, ici, le bad guy s’appelle Wilson Fisk, supra caïd d’une pègre où Russes, Japonais et Chinois se partagent le gâteau pépère. Jusqu’au jour où notre jeune chien fou, avocat le jour, décide d’enfiler un masque la nuit venue. La série part de ce postulat, plutôt que de raconter la création du héros. Les showrunners vont prendre leur temps : première surprise, et premier pied de nez au grand écran. Un seul exemple ? Truc impensable au cinéma, l’absence de costume. Il faudra attendre le dernier épisode pour voir Matt Murdock en enfiler un digne de ce nom. Jusque-là, « le diable de Hell’s Kitchen », surnom donné par les médias, va kicker ses adversaires avec un pauvre foulard sur le visage et un juste-au-corps noir. Quand il ne prend pas des branlées. Dès le deuxième épisode, notre justicier est retrouvé à moitié mort dans une poubelle. Le métier qui rentre… Là encore, Daredevil tranche avec le reste des aventures des sauveurs en spandex. Le gentil collectionne les cicatrices, fait parfois les mauvais choix, ment à ses proches… et fait preuve d’une violence pas très PG 13 (classement permettant à une œuvre d’être vu par les moins de 13). Mais Netflix n’est pas une salle de cinéma. L’adaptation en série permet un réalisme où le bruit des os qui cassent fait détourner la tête et où le sang coule. Voir pour ça la scène d’assassinat d’un second couteau des Russes à coups de boule de bowling dans la gueule… Do you bleed ? Indéniablement. Merci Franky.
Tournée massivement de nuit, la série lorgne du côté de Seven et de The Wire
Autre gage de réalisme, les décors. Ruelles poisseuses, hangars désaffectés, bureaux vétustes de notre avocat-justicier… Tournée massivement de nuit, la série lorgne du côté de Seven et de The Wire, cette dernière référence étant revendiquée par les créateurs. Question collusion pègre-puissance publique, sur fond de trafic de drogue et de magouilles immobilières, la série se pose là. Avouez que ça nous change des méchants qui ne pensent qu’à détruire le monde. Au contraire, Wilson Fisk, amateur d’art, fin gourmet et mélomane (avait-on un jour imaginé entendre Les Variations pour Goldberg de Bach chez les super-héros ?), se veut bâtisseur. Sauf que sa vision de transformation de Hell’s Kitchen, où lui et Matt Murdock ont grandi, n’est pas tout à fait la même…
Enfin, dernier coup gagnant, le juste équilibre entre série de super-héros et série tout court. On ne se boulote pas une saison entière en une semaine sans scénario bien écrit (putains de cliffhangers !), sans personnages secondaires dignes de ce nom ni punchlines bien senties. L’ami et associé de notre héros n’est pas le dernier à faire des vannes, Wilson Fisk cite la Bible, son assistant est une incarnation en costumes trois pièces du machiavélisme, le prêtre de Murdock évoque le génocide rwandais au détour d’un dialogue et le reporter à l’ancienne, largué dans ce monde d’Internet, fera triper n’importe quel journaliste courant après les infos et les sources un stylo et un bloc à la main.
Reste deux trois ratés scénaristiques (deux avocats new-yorkais et leur assistante qui défendent la veuve et l’orphelin sans jamais rentrer une thune, c’est la fête) et un final un peu trop happy end, qui pue le compromis de studio. Mais pas de quoi fermer les yeux sur les aventures d’un aveugle et sa vision de la justice. J’arrête là, je vais finir par dépasser les bor(g)nes.