Rachid Taha n’a jamais rien fait comme tout le monde. Boudé par les radios, censuré pour d’obscures manipulations politiciennes, compagnon de jeu de Mick Jones, il nous ouvrait en 2013 les portes de son monde compliqué pour 24 heures. Respect éternel pour le Rock’n’Raï héros, décédé à l’âge de 59 ans, bien trop tôt, va sans dire. 

20 h. Ménilmontant. Le chanteur boit du vin au café Ma Pomme, où il a son ardoise. Trench rouge – ça flashe –, cheveux plaqués, regard malicieux, Taha n’est pas mécontent de me voir mais il a oublié un détail : notre entretien doit durer 24 heures. Il me demande si j’ai de l’argent, puis éclate de rire : “Tu veux passer la nuit avec moi et t’as 40 euros, t’es marrant ! Bon, t’inquiète pas, papa, on va appeler un taxi.” Nous discutons avec un client du bar qui s’appelle Selim. Il est gay, aide-soignant, quinquagénaire, et décide de nous suivre “pour aller danser”.

23 h 58. En route vers le Marais. Nous quittons Ménilmontant en taxi. La conversation dérape sur la politique. “J’ai joué à Jérusalem il y a quatre mois, aucun chanteur arabe n’a jamais vraiment osé. Il y avait Mahmoud Abbas, je lui ai dit que je venais pour reconnaître la Palestine.” Puis Rachid ajoute : “Je n’aime pas le Dalaï-Lama, t’as vu comme il parle des femmes ?” Un flow, du verbe, des idées.

00 h 15. Le Dôme du Marais.
Quelque part dans le ive arrondissement de Paris, pluie de branchés. Les serveurs portent des masques modèle Eyes Wide Shut. Gaspard Ulliel est là, il se dandine comme une folle, suivi par une cour de morues accrochées à lui comme des boîtes de conserve derrière une Mercedes Benz just married. Il y a une flaque de cocaïne étalée sur le rebord des chiottes. Et, aussi, beaucoup de poseurs. Les salauds, à chaque fois que j’essaye de prendre une photo, ils passent devant l’appareil et chopent Rachid par l’épaule. Réflexe mondain, probablement. Rachid ne danse pas trop. “Là je mettrais bien de la transe, The Chemical Brothers, de la 
techno…” Un peu comme à l’époque où il a commencé à bosser avec Steve ­Hillage (Gong, System 7…) dans les années 90. “Bien sûr que Steve a pris des drogues, il prenait tout, mais à l’époque ça guérissait tout !”

02 h 08. Confessions au Dôme. Évoquer sa rencontre avec Mick Jones n’intéresse pas Rachid, il préfère me parler de son ex-femme, aussi photographe de la brillante pochette de son dernier album, “Bonjour”, en 2009. Rupture, cure, peinture. Trois années sont passées, et Rachid n’est toujours pas retourné au cinéma avec une meuf. Rien de concret, comme disent les jeunes.

03 h 00. Direction le Montana. “On va pas rester ici, venez !” Dans la rue, Taha s’énerve du peu de taxis dispos, hèle une voiture, puis deux, puis banco, le conducteur d’un coupé blanc s’arrête, il connaît bien Rachid. Nous montons, et David, notre chauffeur super sympa, passe sur son autoradio le magnifique Boule qui roule de Pierre Barouh. On se tait. Le temps ralentit. Et nous arrivons.

03 h 20. Le Montana. Recalés. Rachid, furieux : “Marque-le dans ton journal, 
raconte ces fils de pute de merde !

03 h 42. Saint-Germain. Scandale devant le Montana. Taha continue de gueuler au milieu de la rue. Au moins, nous on a le droit de hurler. Nous traversons le boulevard Saint-Germain pour nous mettre en terrasse. Quatre jeunes gens s’assoient à côté de nous, Rachid paye sa tournée.

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03 h 53. À la terrasse du Café Louise. Après avoir rincé tout le monde, Rachid a perdu son larfeuille. C’est drôle, en moins de deux minutes, les quatre jeunes se volatilisent. Il le retrouve, soulagement. Il l’assure, jamais on ne se serait fait jeter comme des malpropres de sa boîte lyonnaise dans les années 80 : “Le club que j’ai ouvert s’appelait ‘Au Refoulé’, on acceptait tout le monde !” Les femmes et les homos, Rachid s’entend super bien avec. Dans les années 90, il vit en coloc’ avec la fondatrice du Pulp, Michelle Cassaro, et cinq autres filles dans une grande maison. Le Pulp, légendaire boîte lesbienne, à laquelle Rachid apporte les fameux “Jeudis”, soirées hebdomadaires où tout le monde peut alors entrer, hétéros compris.

05 h 11. Que fait-on ? Nous titubons un peu devant le Lipp, brasserie à la terrasse de laquelle Ben Barka s’est fait kidnapper en 1965. Aux dernières nouvelles, le corps n’a toujours pas été retrouvé.

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05 h 11. En allant au Keur Samba. En route vers la plus belle avenue du monde, on parle de Carte de Séjour, premier groupe de Taha, monté en 81, avec qui il a fait ses premiers pas sur scène en chaussures à talons, avec la robe et le maquillage de sa mère : “C’était pour chanter Ya Habibi, une chanson sur la condition féminine !” Ce qu’il ne pouvait pas prévoir, c’est qu’en France, on n’aime pas trop les Arabes qui reprennent Charles Trenet. “Douce France était 38e dans le Top 50, puis 33e, puis le morceau disparaît alors que nos ventes continuaient d’augmenter. On a été obligés d’utiliser l’anagramme ‘Art De Jouer Sec’ pour que les radios passent nos morceaux. Et ça a marché !” Carte de Séjour est boycotté. Taha l’est aussi dès son premier album solo, “Barbès”, en 91 : “C’était la guerre du Golfe, et Rachida Taha était le nom d’une chimiste de guerre, alors j’ai pas été diffusé.” Son seul succès populaire, il le partagera avec Faudel et Khaled, en enregistrant le live “1,2,3 Soleils” : “Pascal Nègre n’est pas aimé dans le métier, mais ça a été le seul à avoir les couilles de mettre deux millions sur trois bicots !” Résultat : 500 000 disques vendus, merci Pascal.

05 h 30. Le Keur Samba. Devant le club afro, Rachid prend son meilleur accent congolais : “Tu veux entrer dans une boîte noire, papa ?!” Bien sûr que je veux. 20 balles de bakchich à Pascal (portier ici depuis 20 ans) et on entre. L’ambiance est moite. Un escadron de déesses noires ondule sur la piste, avec très peu de tissu sur le corps. Certaines sont des putes qui doivent penser que je suis un client. “Ici, j’ai baisé les plus belles femmes du monde”, me dit Rachid, posé sur les banquettes de velours. Du sol au plafond, des talons de 13 cm aux spots afro-disco, ça pue le sexe. On mate et on se ressert les dialogues des Galettes de Pont-Aven : “Regarde moi ça. Oh ce cul ! Bon Dieu de bordel de merde !”

07 h 35. À la recherche d’un cabaret. On vient de faire la fermeture du Keur Samba. “Le public maintenant, c’est plus que des Noirs de la classe ouvrière. Ils n’ont pas de thunes, ça ferme beaucoup plus tôt qu’avant.” Nous atterrissons dans une galerie commerçante assez glauque. Le cabaret arabe que nous cherchions vient de fermer aussi et nous rencontrons Samy, qui nous propose d’aller en after. Comment refuser ? Nous voilà embarqués dans un taxi clandestin (10 balles) pour Madeleine. Rachid me raconte qu’au cours de l’un de ses concerts, Yasser Arafat lui a avoué qu’il écoutait ses disques.

9 h 40. Au restaurant Madeleine 7. Rachid commande une plâtrée d’huîtres et du rouge frais. La bonne bouffe, le bon vin, il a appris à aimer avec son manager, Francis Kertekian. “Mais à 20 ans, moi je ne buvais pas !” À 10 h, moi non plus ; je suis au café et Rachid continue de me parler de bouffe. “T’as déjà mangé du caviar, toi ? Moi, la première fois, c’était avec Brian Eno, on allait donner des concerts en Russie en 2005. Caviar et vodka rouge !” La terrasse est à nous quand une vieille dame et son chien s’en vont. Rachid se marre : “À chaque fois que je vois un caniche, je pense à un copain sans-papiers. Pour éviter les contrôles, il s’habillait en bourgeois et se baladait avec un caniche. C’était le plus gros dealer de Lyon ! Il planquait toute la came dans le manteau du chien !”

11 h 30. En route vers chez quelqu’un. Rachid ne laisse qu’une seule huître, règle l’addition et se lève. Rachid se relève toujours, j’ai l’impression. C’est lui qui me relance : “Tu as voulu passer 24 heures avec moi, hey papa, tu vas pas regretter. On va chez quelqu’un.” Notre hôte est complètement fou et la conscience professionnelle m’interdit de mentionner son nom. Pendant cinq heures, je passe de la peur à l’ennui, selon qu’il me demande de le prendre dans ses bras ou qu’il me hurle “partez de chez moi !”, des larmes de rage aux yeux. Flippant.

16 h 20. Où l’on se sépare. J’en peux plus, tant pis pour les quatre dernières heures. J’ai promis à notre hôte de ne rien raconter, mais j’ai vu ce qu’il se passe derrière les volets toujours fermés des beaux quartiers.

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