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Les médias français ont tendance à utiliser deux grilles de lecture pour tous les événements, ces temps-ci : celle de la légende et celle du complot. Dans le cas de l’Ukraine, la légende façon Ransom Stoddart, c’est cette idée en carton de révolution 2.0 déclenchée par le post courageux du journaliste Mustafa Nayyem. L’intégralité de la ville de Kiev dans la rue grâce à un statut Facebook, plus de monde que pour un apéro électro au canal Saint-Martin. Quant au complot, c’est la forte odeur de gaz dégagée par cette histoire d’annexion de la Crimée par la Russie. Poutine, avec son gros oléoduc qui engrange les dollars.
Pour résoudre cette énigme moins glamour qu’un voyage en Albanie (1 200 km en dessous de Kiev), il va falloir en passer par ce bon vieux Robert Zimmerman. Mais pour vous raconter la véritable et triste histoire de l’Ukraine, faisons un crochet par New York City, une ville minière du Minnesota, et Odessa.
Little Bob
La scène se déroule en 1961 au Gaslight, un pub de Greenwich Village. Quelques amis sont attablés pour le dîner. Il y a là Dave Van Ronk, chanteur folk installé et respecté qui deviendra le modèle des frères Coen pour Inside Llewyn Davis, Ray Gooch (“Il ressemblait à un vieux loup balafré après mille batailles”), le folk singer Paul Clayton (“mi-gentleman yankee, mi-libertin sudiste”), quelques autres, et Bob Dylan, tout juste 20 ans, à New York depuis seulement quelques mois. On parle bien sûr musique, folk songs, argent, célébrité. Des bouteilles de beaujolais vides, des cendriers pleins, de la bonne humeur. La conversation tombe sur Ramblin’ Jack Elliott, chanteur établi lui aussi, “meilleur élève de la Woody Guthrie/Cisco Houston School”. Un nom de cow-boy, un look qui va avec : il porte un Stetson en permanence. Quelqu’un révèle qu’il est, en réalité, né dans la banlieue voisine de Brooklyn et, surtout, que son vrai nom est Adnopoz. Bob Dylan éclate de rire, tombe de sa chaise, roule sous la table. Un fou rire formidable et nerveux. Il passe le reste de la soirée sous cette table. De temps en temps, l’un des joyeux compagnons se penche, lui dit “Adnopoz”, ce qui déclenche une nouvelle crise de rire. La conclusion laconique de Dave Van Ronk sur cette soirée : “We had all suspected that Bobby was Jewish, and that proved it.”
L’homme à tout faire de la grande roue
Robert Zimmerman est né à Duluth, ville minière du nord des États-Unis. Dans ce pays d’ouvriers, il est issu de la classe moyenne. Abraham, son père, tient un magasin d’électroménager. Il soutiendra financièrement son fils jusqu’à ce que celui-ci obtienne ses premiers succès. Après une enfance sans histoire, Robert s’inscrit à l’université du Minnesota, où il va très vaguement en cours, mais surtout s’imprègne de culture folk, de façon obsessionnelle. Il absorbe la musique, le mode de vie, imite la voix de Woody Guthrie, vole des disques.
Il se fait appeler Dillon, débarque à New York en janvier 1961, dans la voiture d’un pote de fac. Il devient Dylan, s’invente littéralement de jour en jour, au gré des rencontres, sans volonté de cohérence. Greenwich Village offre une enfilade de bars où l’on peut jouer deux ou trois morceaux, passer le chapeau. Il survit, s’incruste, branche tout le monde, squatte les canapés de ses toutes nouvelles connaissances, passe son temps à jouer, écrire, composer, fumer des clopes, boire du beaujolais toute la nuit, du café toute la journée. Il n’est pas avare de name-dropping : il a joué avec Big Joe Williams, enregistré avec Gene Vincent (“mais le disque n’est jamais sorti”). Sa famille ? Il n’en a pas. Il vient de Gallup, au Nouveau-Mexique. Il a fugué depuis l’âge de 10 ans, sept fois en tout. La dernière fut la bonne. Il voyage comme les hobos, en train ou en stop. Il prétend avoir travaillé dans un cirque, ou avec des forains. “L’homme à tout faire de la grande roue.” Il raconte à Suze Rotolo, son iconique girlfriend (c’est elle qui s’accroche à son bras sur la photo de pochette de “The Freewheelin’ Bob Dylan”), qu’il est orphelin et qu’il s’est enfui d’un foyer à Fargo, Dakota du Nord.
“Quand on est défini, on est détruit.”
Bob Dylan
Il travaille sa voix, aussi : sur ses premiers albums, on entend un vieil homme qui a plus de souvenirs que s’il avait 1 000 ans. I Was Young When I Left Home, traditionnel poignant enregistré sur le célèbre bootleg “Minnesota Hotel Tapes”, résume sa posture ; on y entend un vieillard de 20 ans. “I was young when I left home/And I been out rambling ‘round/And I never wrote a letter to my home/To my home, Lord Lord Lord/And I never wrote a letter to my home”. Cette identité fluctuante rejaillit aussi sur le système qu’il forme avec son public. Toute sa carrière se fonde sur un refus d’être ce qu’on attend de lui. Acoustique, électrique, Juif, chrétien. En concert, il rompt le pacte implicite des tournées sponsorisées par Nostalgie : la “complémentarité narcissique” décrite par Jeffrey Satinover : tu joueras tes tubes. Comme ils ont été enregistrés. Encore mieux : des albums classiques joués en intégralité sur scène, en respectant le tracklisting. Lui fait le contraire : des titres nouveaux, des orchestrations nouvelles.
Et maintenant, à 73 ans, son ultime reboot est Frank Sinatra. Sérieux ? Pourquoi, Bob ? “Quand on est défini, on est détruit.” Cette phrase, plus que toute autre, résume l’homme et sa démarche. Pourquoi le traiter de menteur quand il dit qu’il a fugué ? Tout le monde confond vérité et sincérité. Il a vraiment vécu son départ de Duluth comme une fuite salvatrice. Tout comme ses grands-parents, qui ont fui Odessa, petite ville portuaire, pour échapper au pogrom.
Odessa
“J’étais à Odessa la belle.
Le ciel là-bas est longtemps clair
Le commerce hisse ses voiles :
Il est actif et opulent.
Là-bas tout a un air d’Europe.
On sent qu’on est dans le Midi.
On voit briller mille couleurs.
On entend sonner dans les rues
La belle langue d’Italie ;
On voit passer des Slaves fiers,
Des Français, des Grecs, des Moldaves,
Des Arméniens, des Espagnols,
Et Maure-Ali, vieil Égyptien,
Corsaire aujourd’hui retiré”
C’est beau, c’est du Pouchkine.
Odessa la belle fut fondée en 1794 par Catherine II de Russie. La ville a surgi de terre, à partir de rien. C’était, pour l’impératrice rouge, un jalon, une étape vers la conquête de la Turquie (l’Empire ottoman, comme on l’appelait alors). Elle avait créé la sombre Sébastopol, de la même façon, quelques années auparavant, pour en faire un port militaire, une ville de métal. Odessa doit être une vitrine lumineuse de la modernité, ainsi qu’un port de commerce. Catherine II veut faire classe, alors elle se paye des architectes français. Odessa devient très vite une ville totalement cosmopolite, un genre de Marseille. Pour les Européens, c’est une ville russe ; pour les Russes, une ville européenne. Pour tout le monde, une ville du bout du monde. L’opéra est une copie de celui de Paris. Il brûle. On le rebâtit sur le modèle de celui de Vienne. Les hôtels particuliers sont tous calqués sur les palais italiens. Une ville-champignon, avec ses rues à damiers, sur un vieux continent. Une anomalie. Le Tsar Alexandre 1er souhaite booster son développement : il le fait à coup de dumping fiscal, ce qui a pour effet d’attirer toutes sortes de marchands, armateurs, spéculateurs. Italiens, Grecs, Allemands, Français, le monde de l’époque est là. C’est le point culminant du “mythe d’Odessa” : un rêve de liberté, d’énergie, de métissage. Les Juifs polonais, allemands et russes représentent jusqu’à un tiers de la population. La vie culturelle est aussi multilingue. Mais les communautés se mélangent peu, dans cette ville à l’identité éclatée, peuplée uniquement d’étrangers les uns aux autres. Cette liberté ne dure pas. Moscou se met à russifier. Des lois antisémites sont appliquées. Un pogrom a lieu en 1905. Quelque 50 000 Juifs quittent la ville après le massacre, dont les quatre grands-parents de Bob Dylan. En 1922, rideau. C’est l’URSS.
C’est quoi, l’Ukraine ?
En 1991, Odessa est rattachée à l’Ukraine, libre et indépendante. Mais qui est-elle ? Un fantôme, une idée morte. Des famines, des bombardements, ont tout détruit. Elle n’a plus qu’un passé. Elle n’est pas russe, elle n’est pas européenne. Et l’Ukraine ? C’est quoi, l’Ukraine ?
Le mot “Ukraine”, littéralement, signifie “les confins”. C’est une voie de passage entre l’Asie et l’Europe. Avec autant de personnalité qu’une aire d’autoroute. Romains, Byzantins, chrétiens, orthodoxes : cultures mêlées. Ces habitants ont, depuis toujours, eu des identités multiples. Quand on est loin des pouvoirs centraux, on est moins marqué par les dogmes. L’Ukraine sera donc une terre d’accueil pour les Juifs, les protestants, mais aussi pour tous ceux dont les idées sortent du cadre. Le pays des confins attire la marge. Pays d’aventuriers. Pays souvent occupé, souvent soumis. Des racines incertaines. Mais il faut définir, catégoriser, puis ranger pour gouverner. Le témoignage d’une bonne dame voulant faire un recensement religieux, est édifiant : “Beaucoup de ces braves gens, assez ignorants, passent d’une religion à l’autre avec une facilité singulière. Le prêtre qui a la meilleure tête, qui prêche le mieux, dont le tarif d’enterrement et de mariage est le moins élevé, est celui qui a le plus de succès. Et comme il est tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, il y a un va-et-vient continuel…”
L’URSS fit simple et enferma totalement ce pays sans unité, histoire de lui en créer une. Ce qui ne peut évidemment pas fonctionner. Les frontières, quand elles ne sont pas naturelles, sont tracées par le sang des hommes. C’est comme ça. L’Ukraine est un pays indépendant depuis 1991. Ce qui, à l’échelle de l’Histoire, n’est rien. Trop peu pour se forger une identité. Alors, elle en a plein : les pro-européens (vers l’Ouest), les pro-russes (vers l’Est), les pro-soviétiques (vers l’Est d’hier), et les post-nationaux, que l’on appelle les “expatrides” – les Ukrainiens exilés, en particulier juifs, et leur descendance en mal de racines. Depuis vingt ans, l’état de l’Ukraine est celui d’une “guerre civile froide”. La révolte de Maïdan a fait exploser un pays occupé à naître, dont l’existence même a toujours fait douter ses habitants.
Mon nom est personne
L’expatride, concept forgé par Yves Gounin, est un migrant qui n’est attaché à aucun pays. Les liens disparaissent avec le pays d’origine, mais ils ne sont pas remplacés par ceux du pays d’accueil. Parce que, toujours, les valises peuvent être refaites, autant ne pas s’attacher. Les identités s’additionnent, linguistiques, religieuses, éducatives. L’expatride est un nomade, un entrepreneur, un chevalier aux blasons multiples.
Bob Dylan est l’expatride archétypal. Au gré de son voyage, il vient mobiliser de nouvelles identités, sans jamais être prisonnier d’aucune. Ses grands-parents ukrainiens ont migré aux États-Unis, où ils se sont fixés dans la région de Duluth parce qu’elle ressemblait à celle d’Odessa. Sa quête identitaire chaotique est le fruit de ses origines. Ses apparentes volte-faces sont, en réalité, une stratégie de survie. Au moment de sa première notoriété, quand les journalistes retrouvent les parents du prétendu orphelin et sa première petite amie dans sa ville natale, il est furieux, se sent mis à nu, trahi, ridiculisé. New York était la possibilité de la page blanche, du contrôle de son image – et voilà qu’elle lui échappe. Il paraît que ses parents n’étaient pas non plus particulièrement ravis d’avoir été effacés de la photo. Dans ses mémoires publiées en 2003, Dylan ne reconnaît que la filiation avec sa grand-mère unijambiste (oui), sa confidente, dont il situe la naissance en Turquie. En réalité, elle est née à Odessa, comme ses trois autres grands-parents. Il nie ses origines ukrainiennes, même aujourd’hui. Il refuse aussi ses origines juives. Il ira jusqu’à changer de nom ; les artistes travaillent sous pseudo, pas lui : son patronyme officiel est Dylan, et ce depuis 1965. En mai 1980, sa conversion au christianisme a provoqué des haussements de sourcils. Ce fut pourtant sans doute l’une des rares périodes de sa vie où il fut heureux, où il se sentit chez lui quelque part – le reste de sa vie étant plutôt marqué par une lucidité glaçante (“I made shoes for everyone, even you, while I still go barefoot”, écrit-il dans I and I).
Bob Dylan est un cas à part. Le souffle de sa poésie, la créativité de sa musique, sa longévité inégalée au plus haut niveau lui valent une reconnaissance unanime, et toutes les médailles qui existent. Il a transcendé malgré lui une blessure narcissique originelle qui est celle de tout un peuple sans nation. Il lui a donné une visibilité, mais combien d’expatrides sont comme lui aujourd’hui ? Combien d’hommes sans racines composent avec les circonstances ? Combien de fidélités successives toujours trahies ? Combien de ricochets traumatiques d’une génération à la suivante ? La réponse, mon ami…
Il suffit de consulter Bob Links, le site Web qui répertorie tous ses concerts (avec liste des musiciens, setlists et reviews), pour constater que l’expatride est chez lui partout et nulle part (“I feel like a stranger in a strange land”). Ses tournées le mènent dans tous les p
ays, dans toutes les petites villes. Cet été, en France, il jouera à Albi (Tarn) et à Saint-Malô-du-Bois (Vendée). Il est allé au Vietnam, en Chine. L’ailleurs est toujours à un battement de cœur. Mais Bob n’a jamais donné de concert en Ukraine.
Qui et où suis-je ? Russe ? Juif ? Soviétique ? Européen ? Chrétien ? “On est ce qu’on croit être.”
“Hey, Bobby ? Adnopoz !”
Illustration : Maxime Roy
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