A l’occasion du passage prochain de Gonzaï en kiosque, (re)lisez ce papier publié dans le n°1 (tirage épuisé) et exceptionnelle offert par la rédaction avant de vous (ré)abonner à prix copain en cliquant ICI.
Pour tous les Occidentaux, elle est la mère patrie. L’Amérique a régné sur le xxe siècle, a inventé l’économie de marché et la culture pop – de la musique que nous écoutons aux fringues que nous portons – et a même été le terrain de l’émancipation du peuple noir et de la “communauté” gay. Pourtant, notre nouveau millénaire s’est ouvert sur son déclin. Dans l’histoire des martyrs, nous retiendrons un fait : en criant sur les plages normandes “Lafayette, we are back… again !”, les GI ont versé leur sang pour assurer la prédominance de leur pays sur notre vieux continent. Mais maintenant qu’enfants et petits-enfants de cette bleusaille ont élu pour la deuxième fois consécutive un président noir – certes, le même – quelque chose a changé : les jeunes Français d’aujourd’hui construisent leur pop culture avec des jeux vidéo et des mangas japonais et dansent sur les beats d’un rappeur sud-coréen. Désormais, notre avenir se joue à l’Est. Quant à notre Amérique à nous, elle est morte en deux images : les cadavres de la Nouvelle-Orléans baignant dans le Mississippi après le passage de Katrina, puis les vidéos amateurs de ces familles expulsées de chez elles par blocs entiers après l’explosion de la “bulle spéculative” des subprimes. Comment pourrions-nous encore considérer comme modèle dominant ce pays incapable de sauver les siens, uniquement bon à faire la guerre au Moyen-Orient et nous ayant offert pour seules icônes, dans la dernière décennie, Wes Anderson, Lady Gaga et la saga Twilight ? Voilà bien un tournant dans l’insignifiante histoire de l’humanité.
Les cobayes et les Indiens
“C’est pas tant que j’aime les habitants de ce pays. Pour moi, les vrais Américains, ce sont les Indiens.” Pourtant, Jean-Marc Jeanne – alias Little Joe – en a passé, du temps, à étudier la culture blanche américaine. Surtout celle du xıxe et de la conquête de l’Ouest. Mieux : il fait partie de cette “communauté” très présente sur nos terres de France : celle des westerners. Des mordus de l’Oncle Sam s’habillant comme les figures mythiques de la guerre de Sécession. “Pour moi, tout a commencé avec l’équitation. Je travaillais avec les chevaux, faisais du cross et du dressage. Ce que j’aime, c’est le grand air, la liberté.” Jean-Marc, né au milieu des années 50, a forcément pris l’Amérique de plein fouet. “Je me souviens, à 4 ou 5 ans, être allé voir un film sur Fort-Alamo. Après la séance, mes parents ont acheté le vinyle de la BO. Plus tard, j’ai écouté du rock.” Après avoir fait son service militaire, Jean-Marc s’en retourne à l’équitation. Mais pas sans un détour chez Cowboy Dream, l’une des premières boutiques western en France. “Ça ne fait pas très longtemps qu’il existe des clubs de westerners. Seulement depuis quinze ans. Dans les années 70, il n’y avaient que quelques boutiques comme Cowboy Dream, El Paso Botty à Montparnasse et Monsieur Cooper.” Ce Monsieur Cooper, Philippe au civil, a non seulement une échoppe aux puces de Saint-Ouen, mais il a surtout prêté des costumes et des décors western pour des fêtes d’anniversaires de… Johnny Hallyday.
“C’est pas parce qu’on fantasme sur une femme qu’on veut vraiment la rencontrer. C’est pareil pour la Californie. ”
On en revient à Jean-Marc, dit Little Joe le week-end. C’est une autre célébrité du milieu qui l’introduira finalement au monde du spectacle. Un certain Frank Danyel, sosie officiel d’Elvis passionné par le monde médiéval, lui présente l’impresario de Dick Rivers, un dénommé John Nevada, possédant une troupe de théâtre qui monte aussi bien des spectacles 50’s ou 60’s que des shows western, auxquels participe bien évidemment Little Joe. “C’est comme cela que je me suis retrouvé à manger avec Nancy Holloway.” Bien qu’il baigne dans le jus du western depuis ses 30 ans, il n’a jamais visité le désert de l’Utah.
“Les grands espaces américains, c’est surfait. Mon Amérique, elle est chez moi. J’ai créé un musée dans ma maison avec toutes mes collections de costumes, de lassos, d’art indien, d’armes anciennes…”
Wild Wild West
L’Amérique, alors. Ceux qui la veulent l’ont désormais livrée comme le journal, sur le pas de la porte. Bals western, courses de hot rods, conventions de motards, expositions de voitures de collection, festivals country… Aux quatre coins de la France se créent spontanément des enclaves américaines où aucun élément du décor n’est oublié. Et dans le rôle des figurants de ce mini-film hollywoodien, des milliers de Français de tous âges déguisés en cow-boys, indiens, blousons noirs et autres outlaws, à la manière des films de Sam Peckinpah. La fascination pour les États-Unis, profondément ancrée dans ces têtes blanches d’enfants retraités, ne meurt pas. Au contraire : depuis dix ans, l’engouement est tel que les événements “à thème” voient leur nombre de desperados augmenter. Pour une génération bercée par les souvenirs de guerre de leurs parents, le vieux monde en noir et brun s’est fait dynamiter par tous les disques et les films made in USA. D’un coup d’un seul, l’autre côté de l’Atlantique a proposé un nouveau monde avec des héros de leur âge. Ressembler aux idoles de jeunesse, un transformisme d’un nouveau genre que l’on rencontre dans ces coins paumés du grand Ouest français. Une communauté soudée où chacun change, le temps d’un dimanche, de nom et d’histoire. C’est ainsi qu’à un rassemblement western, le trappeur Davy Crockett se retrouve à se battre en duel avec le “Marshall”, qu’un Sioux enlève la Miss Quity du coin sous les yeux se son mari le maréchal-ferrant. Pendant que leurs enfants et petits-enfants jouent au foot sur les parkings, les adultes tirent des balles à blanc avec de vrais colts, dansent le quadrille, recréent les duels au couteau façon cherokee et dépensent quelques centaines d’euros pour des bourses en peau de loutre et autres vestes en python. Chaque participant a créé ses personnages. Jean-Marc, lui, en possède une demi-douzaine : “Parfois, je suis Little Joe le hors-la-loi, parfois je suis un joueur de poker pro, un croque-mort, Mr. Yo le Chinois. À Cergy, j’ai même inauguré mon costume de Mexicain.” Les salles polyvalentes de province se transforment en salles de jeux où le rêve peut s’exprimer, sans frontières. Certains de ces cow-boys du dimanche sont ouvriers, d’autres courtiers d’assurances. Beaucoup d’hommes, quelques femmes en Stetson et boots mexicaines. Les petites filles lèchent des sucettes géantes en apprenant les pas de danses vieilles comme leur arrière-grand-mère. Pourtant, il ne s’agit pas de la bourrée bretonne, il ne s’agit pas de l’héritage de leurs ancêtres… Non, il s’agit du refuge qu’ont trouvé leurs parents dans ce monde où le ciment commun manque, où la culture populaire se résume à De Funès et à la haine du Premier ministre, quel qu’il soit. La culture américaine remplace au pied levé le grand vide laissé par le manque d’une culture partagée par tous.
Le nouveau bal populaire
Attention, maintenant c’est Buffalo Bill qui nous parle : “L’idée, c’est de se retrouver entre copains, rencontrer de nouvelles personnes le temps d’une journée.” Décédé cet été à la suite d’un accident de voiture, ce Buffalo Bill-là, sosie officiel du plus gros tueur de bisons, nous avait alors introduit avec bonhomie dans cette communauté où personne n’est resté inconnu bien longtemps. En plein mois de septembre 2011, dans la salle des expositions de la rive gauche de Rouen, un petit millier d’aficionados de la culture western s’est réuni afin de partager quelques saucisses grillées et danser des line dance. Loin de l’ambiance de la fête à neuneu pour beaufs en bermudas, ce salon “Western et armes anciennes” ravit par la simplicité de son cadre, la gentillesse de ses exposants et l’enthousiasme de ses participants. Nous sommes ici au cœur de la France, celle “d’en bas”, comme l’appelait l’Apache Raffarin à nez cassé. Sur scène, Peter Stevens, un musicien country du coin, chante les standards du genre avec un orchestre pas si baloche que ça. On retrouve les syncopes, les accents et envolées des maîtres du genre. En plein après-midi, avec le soleil “au rendez-vous”, une véritable impression de bal du 14 juillet naît grâce à la grande joie des convives. Bien rapidement, l’évidence frappe : nous sommes au beau milieu d’une messe à éperons où la danse crée des liens entre les êtres. Jean-Marc, qui aujourd’hui joue son personnage de trappeur, invite les femmes pour quelques danses de son invention. “Avant, il n’y avait pas beaucoup de femmes à nos réunions. Mais, grâce au line danse, qui ressemble beaucoup au madison, elles viennent maintenant s’amuser avec nous. Pour moi, le line dance, ce n’est pas la vraie danse western. Je préfère le cajun, le square dance.” Quand on lui demande où il a appris tous ces pas, il nous répond tout simplement “dans les films”, et tout ça avec une bonne part d’imagination. Pendant que nous levons le coude en discutant des origines bavaroises du yodle, le bassiste et le violoniste de l’orchestre jouent au milieu de la piste. Les danseurs les entourent et entament une ronde, poussant des cris sur des pas de plus en plus complexes. Quand la musique se tait, les danseurs courent vers les musiciens pour les porter sur leurs épaules. Face à notre air béat, Buffalo Bill nous dit que “c’est tout le temps comme ça : l’ambiance est bonne parce que les gens ont besoin de s’amuser ensemble”. La tradition des danses en ligne, extrêmement codées, impose des règles à connaître. La liste des chansons et les types de danses sont affichés à côté de la piste, avec un indicatif de difficulté : easy, medium, hard. Les danseurs, une fois en ligne, exécutent les pas avec minutie, créant par leur coordination un groupe homogène. Une telle danse s’incarne comme l’exact inverse des danses pratiquées dans les clubs et boîtes de nuits : le principe ici étant de bouger ensemble, oublier son individualité pour se perdre dans le groupe, partager un savoir-faire. Des associations country transmettent ces connaissances d’un autre siècle et réunissent les amoureux du genre par villes. “Les associations organisent les événements, explique Little Joe, invitent les groupes et les westerners. Et puis tout cela se mélange avec la culture biker, voitures de collection américaines.” L’Ouest américain, une passion passant aussi par le cinéma, lui-même vecteur de l’ensemble des représentations ici véhiculées. Car les États-Unis, la majorité de ces gens n’en a vu que des films et des photos. La quasi-totalité des personnes rencontrées ici n’a jamais foulé le sol outre-Atlantique. Mais, comme dit le proverbe : “Ce n’est pas parce que l’on fantasme sur une actrice que l’on pense la rencontrer un jour.” C’est bien uniquement de fantasme dont il s’agit ici. L’Amérique, grand terrain de jeu pour la génération d’après-guerre, constitue un monde imaginaire assez riche pour recréer des valeurs communes sans pour autant avoir été visitée par ces derniers.
Le quotidien du cow-boy
En France, comment devient-on un cow-boy ? “À Bain-de-Bretagne, le plus grand rassemblement western du pays, il y a des concours de rodéo. Certains Français sont tellement bons qu’ils font même carrière aux USA.” Le cow-boy français est avant tout un homme de spectacle. “Western” étant un adjectif pour désigner un type d’équitation destiné au travail avec des troupeaux de bovins, la monte western fut rapidement arrangée par des cascadeurs afin de créer des spectacles live. “J’avais écrit une pièce de théâtre autour de mon personnage de Little Joe, qui est devenu plus tard Le Dollar du désespoir. Ça a été monté par des anciens cascadeurs de la Mer de sable [parc d’attractions un peu old school situé dans l’Oise – NdlR], des pros de chez pro qui s’étaient basés à Rennes. On avait monté le spectacle sur un morceau de Dick Rivers, J’en ai marre de ce western, et ils avaient fait tous les décors, la musique. C’était comme dans les films, mais en direct, et ça tirait dans tous les sens, ça traversait les fenêtres… Du top de top.” Puis le spectacle s’est ouvert aux amateurs. Comme dans chaque communauté, les westerners ont leurs puristes, dont le plus grand plaisir reste les vrais camps de cow-boys, avec tentes et tipis, feux de joie et chansons au banjo. Une sorte de camping roots qui se transforme parfois en reconstitution de batailles historiques. “Parce que les westerners sont des fous d’Histoire. Avec nous il y a aussi des Nordistes et des Sudistes qui font des reconstitutions comme font les médiévaux. Et puis, ces histoires-là font directement partie de notre Histoire à nous, les Français. Les batailles de Lafayette par exemple, un type qui était pote avec George Washington mais aussi avec les Indiens, un combattant de l’esclavagisme… Voilà un homme qui tisse le lien réel entre la culture western et notre Histoire.”
Et les femmes de cow-boys dans tout cela ? Si certaines viennent aux événements uniquement pour la danse, d’autres ont, elles aussi, été piquées par le virus westerner. La compagne de Little Joe s’est ainsi créé un personnage autour de Rose du Cimarron. “Il y avait des femmes étonnantes dans la conquête de l’Ouest. Rose était la sœur d’un bandit du temps de Jesse James. Un jour, au saloon, son frère et sa bande se sont fait prendre dans une rixe. Cette femme, qui était dans une chambre à s’occuper d’un blessé, a pris l’arme du gars et est intervenue en faveur de son frère… On tirait pas sur les femmes en ce temps-là !” Sous nos yeux, le juge Robin, Calamity Jane et Charles Bronson (cherchez l’intrus) discutent de leur propre magazine, Dream West, et chaussent leurs bottes en évoquant le souvenir de la musique de leur jeunesse. Rose : “Quand j’étais jeune
, j’étais très branchée folk music. Mais le vrai folk hein, pas le truc new country de Nashville. Mes idoles étaient Johnny Cash, June Carter et Hank Williams. Et puis des Français avaient joué le rôle de passeur : Paul Personne qu’on a vu dans un événement à Évreux, Eddy Mitchell bien sûr, Hugues Auffray parce qu’il avait fait la connexion avec Dylan. Et sinon, sinon… on aime bien aussi Bernard Lavilliers. Mais c’est plus pour son côté baroudeur.”
Shérif, fais-moi peur
La liberté des grands espaces, la violence d’une justice rendue non par l’État mais par des individus, voilà ce qui met l’esprit de nos cow-boys normands en ébullition. Notre Marshall du paragraphe précédent aime cette idée d’un homme fort, ayant au fond de lui une véritable vision de la justice. “Un jour, je regardais Convoi de femmes avec Robert Taylor, et là je me suis rendu compte que ces pionniers de Californie vivaient seuls, entre hommes, sans épouses… Ça m’a fait réfléchir sur ce que pouvait être la vie de ces gens. Quand la boîte d’intérim dont je m’occupais a fermé à Saint-Nazaire, et que j’ai dû prendre une retraite anticipée, je me suis dit : ‘Tiens, maintenant que tu as bien bossé, qu’est-ce que tu vas faire ?’ Au fond, j’ai toujours voulu rendre justice. C’est là que j’ai décidé de devenir Marshall.” Un Marshall américain sur les chantiers de l’Atlantique, voilà. Du genre capable de se taper quelques centaines de kilomètres pour participer à tous les événements country, du Nord-Pas-de-Calais jusqu’aux Pyrénées-Atlantiques. Le Marshall bosse son apparence à fond. “Tu vois mes moustaches bien horizontales ? Ça me prend vingt minutes tous les matins à faire, en les cirant avec une cire spéciale. Le veston, chapeau et pantalon, ça a été beaucoup de recherches pour en trouver des comme cela. Puis ma paire de colts, c’est vraiment des armes de collection…” Les flingues justement, de vraies armes qui peuvent donner la mort, pour peu qu’on les charge avec les balles adéquates. Little Joe termine l’histoire en nous faisant l’historique de l’armurerie du westerner : “Un colt, ça peut coûter 450 €. Avant, on tirait à la poudre noire mais c’était dangereux parce que ça faisait des vraies flammes. Alors maintenant, on tire à blanc. Ça fait autant de bruit sauf que c’est moins dangereux pour tout le monde. C’est comme un gros pétard : juste pour s’amuser un coup.”
Photos : François Grivelet