Je me suis alors composé un dogme sur mesure : dorénavant, mes seules occupations seraient de traîner dans la rue, boire du gin, manger et dormir le moins possible, aller voir des matchs de boxe autant que je le souhaiterais et faire des photos lorsque mon corps me le commanderait. J’inaugurai un journal photographique tragiquement intitulé Une forme vide dans la ville, auquel je me consacrais partout et à toute heure. Je photographiais tout ce qui attirait mon attention, la tension de la ville et ses flux voraces, du mouvement et de la proximité, des ombres, bref, toutes les choses avec lesquelles j’entrais en contact, sans mise au point, sans cadrage, sans réel but précis. Une chasse photographique.
Le soir, je regardais les négatifs sécher dans ma salle de bain ; toujours les mêmes bribes, les mêmes restes. De la merde. J’avais l’impression de faire partie du service de propreté de la cité. En travaillant sur cette série, deux créatures antagoniques s’installèrent en moi. L’une était un “chasseur d’images” qui visait à abattre l’invisible, l’autre était un “ramasseur de fragments” qui ne pouvait croire qu’en ce qui était visible. Cette dichotomie me tiraillait, et je pensais que la façon dont je la résoudrais pourrait donner un travail intéressant. Un soir, la providence m’en donna la chance.
1.
L’orage avait astiqué la ville et laissé place à une tempête qui avait eu le génie de vider les rues. À priori, ce soir-là, je n’avais donc pas à m’emmerder avec la photo. Sur les larges portes rouillées était accroché un feuillet encore ruisselant de pluie : “DEMI-FINALE ANNULÉE POUR CAUSE D’ORAGE.” J’étais bien le seul type de cette ville de plusieurs millions d’habitants à m’être pointé au match. Sur le boulevard, je vis que la une de ce journal que toute la ville lit sauf moi annonçait en larges caractères rouges le report du combat. Il me fallait maintenant encaisser les deux heures de train pour rentrer, ce qui m’était pour l’instant trop douloureux. Je décidai de m’asseoir sur le perron d’une épicerie en vidant mon maigre reste de gin dans une nouvelle bière. Les rues, toujours vides, scintillaient comme le cul d’un nouveau-né, et j’eus, l’espace de quelques minutes, l’impression d’être le dernier des hommes. Cet interlude me fit le plus grand bien, car pendant un instant j’oubliai cette furie et ce qu’elle pouvait bien être en train de faire. L’alcool commença à frictionner ma nuque et j’allumai une dernière cigarette avant de ramper sous terre pour faire durer un peu la torpeur. Heureuse sérendipité.
Alors que je m’apprêtais à dévaler les marches du métro, une apparition divine me stoppa net. Une horde sauvage de six femmes noires, peut-être sept, émergèrent de la bouche, alignées comme un bataillon des nuits rouges, hilares, vêtues de bouts de tissus certainement destinés à tout dévoiler de leurs attributs. Jamais je n’avais vu de femmes plus en chair, sauf dans quelques films de l’Italien, et encore. Elles s’éloignèrent en se tordant et en écrasant de leurs pas lourds l’asphalte immaculé ; je déclenchai de loin, pour dégourdir mes doigts, puis elles pénétrèrent une à une dans le sous-sol d’une large maison de grès rouge, de l’autre côté de la rue. Je finis ma bière et fut bientôt face à un molosse portant un tee-shirt où était inscrit “BIG SUGE”. Je ne sais plus ce que je lui dis, mais un instant plus tard, je fus pris dans une furieuse bacchanale.
Au bar, je trouvai un pichet d’un cocktail saturé de sucre et de coco, que je m’enfilai d’un trait, puis je racontai diverses anecdotes invraisemblables à qui voulait les entendre, sans trop de succès, mais qui firent se dilater la rate à une bande de types qui commandèrent deux autres pichets. L’un d’eux me demanda si j’aimais les femmes en chair. “Pas spécialement”. Je bus un autre pichet. Je vis des corps se distendre, se chevaucher avec passion dans les angles, des visages se figer dans l’extase ou l’horreur. Je suffoquais, mais ma bête à cinq doigts jubilait et déclenchait frénétiquement. Ma dernière vision, mon dernier ressenti plutôt, fut un plongeon forcé dans l’opulence d’un décolleté digne de la Déesse Mère, sensation de guimauve brulante et mouillée. Puis les cris et les larmes d’une fille, de joie ou de détresse, je ne sais plus vraiment, m’assourdirent, et l’on me fit valdinguer contre les murs qui, j’en suis certain, rapetissaient. J’eus l’impression d’être de passage dans l’Hommage à Oskar Panizza de George Grosz.
2.
Je me réveillai nu et à moitié vautré sur sol du living-room, le visage rôtissant sous le soleil de midi, avec pour seule certitude d’avoir marché pendant des heures. Je fis un rapide inventaire : j’avais tout perdu, hormis mon appareil photo et quelques pellicules. Mon flash s’était scindé en deux morceaux, mes vêtements encore trempés d’autres choses que la pluie, et des ecchymoses avaient bleui ma cuisse. Il fallait que je sache au plus vite, alors j’ai développé les films dare dare. Un coup de séchoir, une planche-contact et la mémoire revint : l’opulence de guimauve, les larmes encore chaudes de la jeune fille, et mille autres choses comiques ou macabres qui me nouèrent durement l’estomac. Quelques heures plus tard, le téléphone sonna. Il sonna encore et encore pendant dix bonnes minutes, alors je finis par décrocher en priant pour que ce ne soit pas elle, du moins pas encore. Des rugissements gutturaux achevèrent mon oreille gauche, je reconnus la voix de Big Suge. Il voulait les photos que j’avais promises. Il mentait, je ne promets jamais mes photos. Si j’acceptais son rendez-vous dans un fast-food le lendemain, c’était pour une raison simple : j’avais envie de retourner là-bas et je savais que les lieux changeaient sans cesse. Il était ma seule chance d’obtenir un billet retour. J’arrivai au rendez-vous avec la traditionnelle heure de retard. Je le remarquai sans difficulté : il était attablé sur deux tables recouvertes de papiers gras et d’os de manchons de poulet, les yeux rivés sur le poste de télévision. Voyant l’air dont il me tançait, j’avais sûrement dû dépasser les bornes l’autre soir. Qu’avais-je donc fait ? La Déesse Mère était peut-être sa femme ? Finalement, il ouvrit mollement la bouche pour lâcher que son équipe venait de perdre, je me retournai et vis en effet un florilège de pauvres types se prendre la tête à deux mains sur l’écran. Sans un mot, l’air abruti, il fit défiler les clichés puis les empila sur la table, et me demanda d’un air grave : “Où est la couleur ?” Je crus à une plaisanterie, mais la question résonna à nouveau comme un boomerang. “Où est passée la couleur ?”, répéta-t-il. “Qu’est ce que tu veux que je foute de ça ? Les gens veulent voir leurs putain de fringues !” S’ensuivit un dialogue de sourds qui aboutit à un arrangement à l’amiable. Il griffonna une adresse sur un morceau de serviette tachée, puis s’évapora.
3.
Deux semaines plus tard, j’y retournais avec des films couleur. Ce manège dura trois mois. Certains me prenaient pour le photographe des rassemblements, d’autres pour un maigrichon branché femmes en chair. Peu m’importait. Ces sorties devinrent une échappatoire salvatrice, un contrechamp indispensable au quotidien. Je distribuais des uppercuts de flash, dansais comme un dératé, buvais pichet sur pichet. Ici, tout était permis, les vieux tabous de l’Amérique puritaine étaient renvoyés dans les cordes. Mais les rassemblements devinrent de plus en plus lugubres. Je devais boire un verre de trop pour trouver la force d’y aller. Tout finit par devenir bien différent de cette exquise première nuit. Ce soir-là, quand Big Suge me téléphona, j’eus ce mauvais pressentiment qui jamais ne m’a trahi.
J’étais sur la terrasse, seul à une table, à observer des types débiles singer les Black Panthers. Je photographiais une fille dont le surpoids ne la tiendrait plus longtemps éloignée du cercueil. Elle me lança un regard noir, ça sentait le soufre, non, personne ne souhaitait plus me voir ici. Plus loin, une scène me glaça le sang : un col blanc maigrelet se pavanait en chef de banquet, entouré de plusieurs bacchantes qui bouffaient sans relâche. Il les regardait s’empiffrer avec un plaisir malsain, les caressant, les encourageant à continuer encore et encore. Il me souriait, ravi, nous pensant de la même race. Je m’effondrai dans les toilettes et dégueulai tout mon dîner.
De l’autre côté de la piste, des femmes se cambraient et offraient leurs gargantuesques culs aux Black Panthers qui mimaient l’acte férocement, surexcités, la bave au menton ; sûrement quelque rituel de séduction antique. Je me joignis à la danse, le temps de déclencher vingt fois à 1/125e de seconde et de valdinguer contre une rangée de tables où étaient effondrées des formes humaines, au milieu de l’alcool et de la bouffe. Soudain, quelque chose broya mon épaule. Un type gigantesque en costume à grosses rayures rouges fit glisser ses lunettes noires sur son crâne huileux, puis me demanda de ne plus photographier sa femme. Derrière lui, quelques types surveillaient, pourquoi, je ne sais pas. Je recommençai à photographier, il le fallait, c’était le dernier film. Il a fallu que la première photo que je prenne après cet avertissement soit justement la sale trogne de sa vamp de femme, que je mis K.O. sur-le-champ d’un uppercut de flash magistral. Le type réapparut et commença à vociférer qu’il allait me tuer, en frappant de toutes ses forces dans le vide. J’eus l’impression que le disque sautait. Ses types le retenaient pour retarder le massacre, pourquoi, je ne sais pas. Il répétait sans cesse qu’il aller m’enterrer je ne sais où. La société désormais nous encerclait, tout le monde voulant assister à cette foire d’empoigne qui s’achèverait sur ma mise à mort, la foule l’encourageait et frappait des mains en rythme avec la ligne de basse qui hurlait. J’étais fini, j’allais prendre, c’était la fin du voyage. C’est alors qu’un fou rire féroce, absurde, me plia en deux. Il y eut un très long silence où seul mon rire nerveux résonna dans la pièce, alors que les yeux du type se remplissaient de sang. Je vis ses poings se serrer. Tremblant d’une haine stupide, il voulut me saisir le cou comme un poulet mais il se contenta de saisir mon appareil, qu’il envoya se briser contre un mur, juste au-dessus d’une femme endormie. Il tourna les talons, c’était fini. La foule se dispersa, déçue. Big Suge et ses amis me laissèrent tout juste le temps de ramasser les débris de l’appareil et m’expédièrent droit sur le pavé. Je hélai un taxi, et lui donnai la destination suivante : “Alaska, monsieur”. Au feu rouge, une très belle jeune femme, une infirmière peut-être, traversa devant nous. “Pas mal”, dis-je, par connivence masculine. L’autre : “Je les préfère plus en chair, même un peu grassouillettes pour tout te dire.” Le monde tournait en boucle.
Épilogue.
Lorsqu’ils vont mal, les gens font des tas de choses. Certains se scarifient, d’autres vont au cinéma. Moi, j’étais parti à New York pour partager la dérive de ces inconnus, et donner une autre impulsion, plus belliqueuse, plus va-t’en-guerre, à ma solitude. Ma copine a fini par revenir, comme toujours. J’ai rangé les négatifs, les tirages et les planches-contacts dans ce tiroir où j’accumule tout ce que j’aimerais oublier. Et puis la ville commençait à me regarder d’un mauvais œil, je m’étiolais. Alors, un matin, nous sommes finalement partis. Quelques mois plus tard, en finissant de vider un carton qui me servait de bureau, je retrouvai ces photographies que j’avais presque réussi à oublier. Comme je vivais de maigres expédients et que je n’avais rien produit, ou presque, depuis mon retour, je me décidai à frapper aux portes de deux rédactions photo bien à gauche et tout et tout. J’obtins un premier rendez-vous avec l’un des deux rédacteurs en chef, un homonyme du plus célèbre aviateur français de l’histoire. J’attendis trois heures, car il avait oublié notre rendez-vous. Finalement, il passa chercher son courrier et m’invita à m’asseoir dans son bureau. Je lui tendis les mêmes clichés qu’à Big Suge dans le fast-food. De la même manière, il les fit défiler, les tria, puis les réunit et les fit bondir sur le bureau. Il leva la tête et me détailla froidement. Sensation de déjà-vu. Il me demanda de quoi il pouvait bien être question. Comme je rouscaillais au lieu d’apporter une vraie réponse, il m’aligna sec ; en quoi ce que je lui montrais pouvait-il bien différer de clichés pornographiques ? Le second rédacteur en chef, d’un canard de photo qui appelait au rassemblement en vue des élections et publiait des publicités Vuitton deux pages après des reportages sur les fléaux de la malnutrition, hésita pendant des mois. Finalement, il me téléphona un soir pour me poser quelques questions d’ordre sociologique auxquelles je ne pus apporter aucune réponse. Il qualifia ma démarche de sauvage, c’était un travail de “cow-boy”. A-t-on effectivement déjà vu John Wayne, Richard Widmark ou William Holden entrer dans un saloon, s’adosser au comptoir et demander au poivrot du coin son numéro de sécurité sociale ? J’avais réussi à faire vivre le “chasseur d’images” au lieu de jouer une fois de plus à la caisse enregistreuse. André Breton a écrit un jour que l’acte surréaliste le plus simple consiste, revolver au poing, à descendre dans la rue et à tirer tant que l’on peut dans la foule. J’ai troqué les revolvers contre un appareil photo et essayé de vivre ce que la photographie se contente trop souvent de voir.
Texte & photos : François Grivelet.
1 commentaire
Quelle immensité…!!! Remarquable chevauchée jusqu’au-boutiste…Merci François…!!!