Freak Out!
Depuis 150 ans, le Japon captive un petit bout de France à l’âme bridée. Fascination japonisante pour les estampes d’Hokusai, passion gloubliboulguesque pour le fulguro poing de Goldorak, expo’ Murakami à Versailles, récupération des mangas intellos par Télérama, diffusion du Takeshi Castle sur M6 (sorte d’ultra Intervilles), tous les domaines furent touchés par ce péril jaune culturel. Et par-delà l’art, la BD et les jeux TVcrétins : le cinéma.
The ring a cartonné, Takeshi Kitano (maître du château et cinéaste) compte les cinéphiles français parmi ses plus grands admirateurs et les distributeurs – Wild Side et Des Films en tête – se sont évertués à propager la bonne parole nippone. Toutefois, malgré ce tsunami hétérogène, on trouve bien évidemment des trésors secrets – invendus et introuvables – dans nos belles contrées de France et de Navarre. Yaji and Kita, the Midnight Pilgrims a pourtant deux-trois éléments susceptibles d’ensorceler l’otaku moyen en mal de japonaiseries. Réalisé par le scénariste/comique/musicien Kankuro Kudo, arborant une pochette d’un mauvais goût indiscutablement merveilleux et mariant Japon féodal et drogues de freaks, Yaji and Kita a de quoi séduire.
Vaguement inspiré d’un roman jap’ du 19ème, The Midnight Pilgrims, malgré l’homosexualité des deux personnages principaux, n’est pas un Trou Blood saison 3 bis. On ne cherche jamais à choquer le bourgeois. Après tout, dans le Japon du 16ème siècle, la pédérastie était un sport national. Yaji and Kita abuse du thème uraniste non pour éveiller les consciences mais par pur but humoristique. La séquence cartoonesque du bain, où Yaji tire avec vigueur une couille de son amant pour, au final, s’en servir comme d’un micro est de ces scènes d’anthologie où plus rien ne semble franchement réel. Des couilles-micro en caoutchouc, des homosexuels changés en duo comique purement japonais, des éléphants roses aux pattes longues longues longues… On baigne plus dans des élucubrations Tex Averiennes déviantes que dans les bacs à merde de Gus van Sant. Ajoutez à cette énigmatique arc-en-ciel attitude un humour blindé de références nippo-japonaises et vous obtenez Yaji and Kita, une oeuvre que l’occidental qui n’est pas tombé dans un bouillon de Sushi Dorothée risque de ne pas comprendre. Il m’a bien fallu six mois avant d’avaler intégralement les 124 lourdes minutes du film.
Contrairement à son cousin Sukiyaki Django qui contenait quelques aspérités US – les cowboys, les flingues et Quentin Tarantino en guest star – quasiment rien, dans The Midnight Pilgrims, n’accrochera spontanément le spectateur occidental de base. Pour percer ce gros rond rouge, une sacrée persévérance est exigée, plus encore que dans tout ce que vous êtes susceptible de trouver dans les rayons asiatiques de votre FNAC locale.
Une fois cet hermétisme – pas si désagréable – dépassé, Kankuro Kudo dévoile un univers extrêmement personnel thématiquement proche des coeurs brisés made in Gondry. Toujours sur le fil du rasoir, le réal’ se risque à jouer les cartes du ridicule et du grotesque pour faire passer ses discours presque niaiseux mais toujours mignons.
L’esthétique générale, un peu surfaite et très clipesque, rappelle le funambuliste Southland Tale où Buffy sans les vampires côtoyait Justin Timberlake dans une fable d’anticipation adolescente et touchante. On restera toutefois un peu gêné par le manque de talent du Kudo cinéaste tout en étant bluffé par ses impressionnantes qualités de scénariste. Chez Kankuro Sensei, tous les genres copulent. Film d’horreur, comédie musicale, comédie potacho-romantique, conte fantastique, cartoon… Yaji and Kati est un banquet médiéval colossal où les cygnes bien poivrés et les rôtis de cerfs ne sont jamais régurgités.
Par-dessus tout, The Midnight Pilgrim s’inscrit dans la grande tradition des oeuvres hallucinogènes.
Mais nous ne sommes pas franchement dans les délires psychotropes des Coleridge et des Hunter S. Thompson. Contrairement aux deux suscités, Yaji and Kita se place très clairement contre les paradis artificiels. Pas aussi bas du front qu’Aronofsky, Kankuro Kudo révèle que le rêve peut être un très bon substitut aux hallucinations. L’hilarante séquence où Kita rêve d’un Bioman blanc bottant le cul d’un public ignare, les positions anti-drogues de Kudo et ses acerbes sarcasmes esquintant les foules nippones lobotomisées par des centaines d’heures d’émissions crétinistes ; comme feu Frank Zappa, Kudo reste clean pendant le boulot tout en injectant – à très fortes doses – des flots constants de frénétiques hallucinations bigarrées visant à enterrer le spectateur sous des couches scénaristiques à quadruple sens.
La pelote des genres et des thèmes que forme l’intrigue du film est d’une extrême complexité, sans pour autant atteindre les noeuds abscons des toutes dernières escroqueries lynchéennes. Et Yaji and Kita bondit sans fatiguer du film de drogués à la critique sociale parodique pour aboutir sur une intrigue policière jouissive. Détail marrant, les autorités – le gouvernement et les flics – s’opposent constamment aux anachronismes en les déclarant illégaux : moto d’Easy Rider prohibée par un gendarme féodal, LSD interdit par le shogunat, radio bannie par un commissaire moitié Sarko moitié DSK… Belle illustration de l’éclatement des cadres que tout artiste se doit d’imposer.
De façon franchement intéressante, Kudo annihile les murs auteur/spectateur qu’érigent certains réa’ hypes (Lynch, Lynch et Lynch) mal avisés. Certes, Yaji and Kita : the Midnight Pilgrims fait figure de canard boiteux du cinéma japonais, rien de la maestria technique des Kurosawa ou des Tsukamoto ne transparait dans cette ode au pipi/caca/gaygay/culcul mais pas concon. Mais mis à part son scénario rocambolesque, le film dégage une espèce de sympathie qui apparaît comme l’hologramme vivant de cet édenté nippo-hipster de Kankuro Kudo.
Inévitablement… un dialogue se crée entre l’occidental intrigué et le réalisateur/scénariste asiatique. On discerne les contours de ce peuple étrange qui hurle sur le trône pour couvrir des bruits honteux… Et au-delà de cet esprit exotique, on repère un personnage, une identité très forte, pas un leader ni un grand réalisateur charismatique mais un immense freak. Un de ceux qui pourraient jouer les dervish tourneurs sur les terrains vagues parisiens ou débattre très sérieusement de la guerre entre les chiens et les Chinois.