Dernier long-métrage du réalisateur italien Pier Paolo Pasolini, Salò ou les 120 Journées de Sodome reste comme l’un des films les plus controversés de tous les temps. Lors de sa sortie en 1975, l’adaptation du roman le plus sulfureux du marquis de Sade fait l’effet d’une bombe. Le scandale est double : quelques jours avant la première, Pasolini a été sauvagement assassiné dans des circonstances encore aujourd’hui non élucidées. Retour sur l’un des films les plus maudits de l’histoire du cinéma.

Mauvaise conscience de l’Italie d’après-guerre, Pier Paolo Pasolini aura été pendant plus de vingt ans le franc-tireur de la société italienne. À la fois poète, essayiste, romancier, dramaturge, celui que l’on connaît aujourd’hui comme l’un des plus grands réalisateurs du cinéma du XXe siècle était un intellectuel engagé dans la lutte des classes. Marxiste, l’homme se tient néanmoins à distance des appareils politiques : il a d’ailleurs été exclu du parti communiste italien en 1949. Le PC l’accuse d’« indignité morale et politique » après qu’une procédure judiciaire a été ouverte contre lui pour corruption de mineurs et actes obscènes ; accusations dont la justice finalement le disculpera. Observateur de la jeunesse perdue des bas-fonds romains dans ses romans Les Ragazzi et Une vie violente, il est aussi l’auteur d’une œuvre cinématographique protéiforme parfois considérée comme hermétique (Théorème, Médée). Au milieu des années 1970, PPP, comme on le surnomme, rencontre un immense succès populaire avec sa Trilogie de la Vie, adaptations érotiques d’œuvres du patrimoine mondial (Le Décaméron, Les Contes de Canterbury, Les Mille et Une Nuits). Il va pourtant s’en détacher rapidement, considérant ces films comme trop complaisants à l’égard du capitalisme et idéalistes vis-à-vis du prolétariat. Son reniement se nommera Salò ou les 120 journées de Sodome.

Alors qu’en Europe les années 1970 connaissent un recul progressif des contestations sociales, l’Italie est marquée par une montée des tensions politiques. Une guerre civile larvée voit s’affronter groupes armés d’extrême-gauche, organisations néofascistes et un État contrôlé par des officines secrètes comme la loge P2. Durant ce que l’on appelle les « années de plomb », Pasolini multiplie les diatribes dans la presse, prenant à partie le régime politique italien, en particulier la démocratie-chrétienne sous l’emprise de la mafia. C’est dans ce contexte qu’il décide de monter d’un cran, et sur une idée de son assistant, Sergio Citti, d’adapter le roman du marquis de Sade, Les Cent Vingt Journées de Sodome ou l’École du libertinage. À l’exception de Buñuel qui s’en était partiellement inspiré dans L’Âge d’or (1930) – en France le film sera interdit par la censure jusqu’en 1981 – personne n’avait osé s’attaquer à l’œuvre la plus scandaleuse du « divin marquis ». Par son extrémisme et sa monstruosité, le roman de Sade était considéré comme impossible à traiter cinématographiquement.

Sade ou les infortunes d’un manuscrit

En 1785, dans sa cellule humide de la prison de la Bastille à Paris, Sade rédige d’une petite écriture serrée, à peine lisible, sur un long rouleau de douze mètres de long, un long roman qui restera inachevé. À sa mort en 1814, le philosophe pensait que son œuvre la plus importante s’était perdue dans le pillage de la Bastille à l’été 1789. En réalité, le document a été mis à l’abri, quelques jours avant le 14 juillet. Le manuscrit refait surface une centaine d’années plus tard lorsqu’un psychiatre berlinois l’acquiert et permet une première publication en 1904.

Histoire de manucrits zombies : "Les 120 Journées de Sodome", de Sade

Dans son livre le plus maudit, Sade entend narrer « le récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe ». Enfermés dans le château imaginaire de Silling, en Forêt-Noire, quatre libertins – un duc, un évêque, un président de tribunal et un financier – infligent des tortures et de sévices extrêmes à 42 victimes qui périssent pour la plupart dans d’abominables souffrances. Le résultat est une énumération de plus de 600 actes de perversion sexuelle. La traduction sous forme filmique de la fiction sadienne apparaît comme une véritable gageure. Le réalisateur italien décide pourtant de relever le défi.

Prenez et mangez, ceci est votre corps

Pasolini transpose le roman de Sade dans l’Italie fasciste de la Seconde guerre. Plus exactement dans la dernière phase du régime, la République Sociale Italienne, également appelée « République de Salò ». Cet État fantoche installé dans le nord de l’Italie entre 1943 et 1945 est la dernière citadelle du fascisme avant la libération par les partisans et la capture de Mussolini. Dans le film de Pasolini, les personnages de Sade sont confirmés dans leur rôles : duc, évêque, juge et banquier. Ils sont assistés par quatre maquerelles qui excitent leur lubricité en contant des histoires érotiques. Sur le modèle des cercles de l’Enfer décrits par Dante dans sa Divine Comédie, Pasolini scinde son film en quatre actes : le Vestibule de l’Enfer, le Cercle des passions, le Cercle de la merde et le Cercle du sang. Après avoir raflé seize jeunes hommes et femmes dans la campagne italienne, sélectionnés pour leur beauté, les quatre dignitaires fascistes soumettent méthodiquement leurs victimes aux pires sévices –  viol, coprophagie, énucléation, scalpation – dans un crescendo d’atrocités qui conduit à la mort. Le résultat de cette démarche, c’est la mise en image d’un processus d’humiliation totale et systématique. Il s’agit de montrer l’insupportable, l’insoutenable : le mépris de l’homme poussé à son paroxysme.

SALO OU LES 120 JOURNÉES DE SODOME] Pier Paolo Pasolini. 1975. - CHAOS

8ETDEMI | Salò ou les 120 journées de Sodome

La banalité du mal

Cette démarche de transposition en images du roman de Sade ne fait pas l’unanimité et suscite les critiques d’intellectuels. Pour certains, il ne s’agit rien de moins que d’une forme de trahison de l’œuvre sadienne. Michel Foucault souligne qu’« il n’y a rien de plus allergique au cinéma que l’œuvre de Sade », tandis que Roland Barthes dénonce « une grossière analogie » entre fascisme et sadisme et enfonce le clou : « Sade ne passera jamais au cinéma, et, d’un point de vue sadien (du point de vue du texte sadien), Pasolini ne pouvait que se tromper – ce qu’il a fait avec entêtement ». Barthes admet néanmoins que la seule chose qui fasse de Salò un « objet proprement sadien », c’est qu’il est « absolument irrécupérable ».

En réalité, l’objectif de Pasolini n’est pas de mettre en images l’œuvre de Sade. Son ambition n’est pas non plus de faire la critique du fascisme historique. Le fascisme est l’allégorie du fonctionnement du pouvoir absolu. « La seule vraie anarchie est celle du pouvoir » déclare le duc de Salò.  Ce pouvoir absolu se manifeste, selon Pasolini, dans le capitalisme de masse.  Le cinéaste dénonce une « catastrophe anthropologique », ce qu’il appelle aussi le « génocide culturel », c’est-à-dire la disparition des cultures sous-prolétariennes, anéanties par « le pouvoir du consumérisme italien ». L’individu est transformé en corps-objet et devient une marchandise sous l’empire d’un capitalisme dévastateur. Son film apparaît aussi comme une mise à nu de la nature humaine dans ce qu’elle a de plus noir : « Il n’y a rien de plus contagieux que le Mal ». Chaque humain peut à tout moment basculer dans un processus de déshumanisation irréversible et dans ce qu’Hannah Arendt appelle la banalité du mal.

Sublimation de la cruauté

Le film Salò est à mettre en relation avec un film réalisé deux ans plus tôt par un autre réalisateur italien, Marco Ferreri, et intitulé La grande bouffe (1973) qui fait également référence à Sade. Mais à la différence de Ferreri qui avait choisi de traiter le sujet sur le registre de la comédie, Pasolini choisit d’en faire un drame horrifique. Il en résulte une œuvre inclassable, qui échappe à ce qui a été montré jusqu’alors au cinéma. Pasolini opte pour des prises de vue documentaire, simples. Une beauté glacée caractérise la photographie du film. Une tristesse infinie se dégage des plans éclairés d’une lumière sépulcrale. Cette esthétisation de la cruauté est renforcée par la nudité des corps asservis. Ces corps livrés aux actes les plus abjects, contraints de ramper aux pieds de leurs bourreaux vêtus avec recherche, voire extravagance – on pense aux robes ouvragées des maquerelles et aux chapeaux outranciers des quatre dignitaires qui se travestissent. La décoration et le mobilier de la villa sont dans le plus pur style moderniste et Art déco. Les tableaux de maîtres surréalistes et futuristes célèbres –  Chirico, Duchamp, Ernst et Léger – évoquent les derniers feux de la civilisation, dans une société emportée par le Mal absolu, comme une vision d’Apocalypse. Salò peut également se lire à la lumière de la psychanalyse. Pasolini met en scène le refoulé à des fins de démonstration politique. Il montre la pulsion de mort théorisée par Freud, celle qui tire l’homme vers l’en-deçà, l’infraculturel et l’infrahumain, le conduisant à la barbarie.

Pasolini utilise la technique de la citation, comme il a déjà pu le faire dans ses précédents longs-métrages. Dans le générique d’entrée, le réalisateur introduit les références qui l’ont inspiré, avec une longue bibliographie où on retrouve Barthes, Blanchot ou encore Beauvoir. De même, il mobilise dans les dialogues des citations de Nietzsche, Proust, Baudelaire ou Klossowski. Cette technique de la citation et de la référence tisse un lien mystérieux entre les époques, les œuvres et les auteurs. L’alternance de scènes de tortures et de passages discursifs pseudo-philosophiques souligne également la compatibilité entre raffinement et sophistication de la pensée, d’une part, et perversion absolue et rationalisme meurtrier de l’autre.

« Comment avions-nous pu faire une chose aussi terrible sans nous en rendre compte ? » (Hélène Surgère)

Le procédé de l’évocation est également mobilisé dans la musique du film. C’est le cas avec la récitation en musique d’un des Cantos d’Ezra Pound qui fut sympathisant du fascisme et soldat de la république de Salò, ou encore avec une pièce des Carmina Burana de Carl Orff, connu pour ses accointances avec le régime Nazi. Le son du film est post-synchronisé, comme c’est le cas dans la plupart des productions du cinéma italien des années 1970 pour des raisons à la fois économiques – les moyens modestes pour la prise d’un son direct de qualité – et techniques – les tournages fréquents en extérieur. Un autre facteur impliquant le recours au doublage est la présence de deux actrices françaises. Pour Salò, beaucoup de prises sont faites d’une même séquence. Le film se fera donc au montage.

Un casting interdit aux plus de 18 ans

Avant même sa sortie, le film dérange. Des appels à le faire interdire sont lancés par les opposants au réalisateur qui connaissent sa puissance subversive et pressentent la déflagration qu’il peut provoquer. Certains tentent d’empêcher le tournage qui doit faire l’objet d’une protection par la police. En dépit des menaces, le tournage se déroule sans heurts. Il dure huit semaines et nécessite une quarantaine d’acteurs qui sont filmés par quatre caméras. Les scènes sont tournées dans deux villas abandonnées près de Mantoue : les villas Zani et Riesenfeld. Les séquences extérieures du début du film sont réalisées dans le parc de la villa néo-classique Aldini à Bologne et la scène sacrificielle finale sera tournée dans les studios de Cinecittà à Rome.  Pour le casting, Pasolini a choisi les acteurs dans la rue, parmi ces ragazzi qu’il aime tant. Toujours patient et à l’écoute, il se montre néanmoins exigeant, attendant de ses jeunes recrues âgées de 14 à 18 ans une véritable performance d’acteurs.

« Il faut faire sauter le mythe selon lequel les figurants du film et les acteurs improvisés auraient été forcés de quelque façon que ce soit » (Hélène Surgère)

Hélène Surgère était avec Sonia Saviange une des deux actrices françaises du film. Décédée en 2011, Surgère se souvenait en 2002 de l’ambiance joyeuse voire potache qui régnait sur le plateau. « Il faut faire sauter le mythe selon lequel les figurants du film et les acteurs improvisés auraient été forcés de quelque façon que ce soit ». D’ailleurs, elle-même et une autre « narratrice » refusent de faire certains gestes prévus dans le scénario. « Il n’a pas insisté et nous a dit qu’il comprenait. Il a fait pareil pour les jeunes figurants ». Devant les plaisanteries des ragazzi, Pasolini et son équipe ont toutes les peines du monde à contenir les rires. Les scènes les plus difficilement supportables pour le spectateur de supplice ou de coprophagie – les excréments ingérés sont composés d’un mélange de chocolat et de marmelade à l’orange – sont tournées en dérision. S’agissant des scènes de torture finales, « les jeunes participants se sont beaucoup amusés à les tourner. Il y a eu beaucoup de fous rires entre les scènes ». Le réalisateur organise également, pendant les pauses, de joyeuses parties de football, avant de retrouver le sérieux du plateau. Comme si elle n’avait pas pris au moment du tournage la mesure du film en préparation, Hélène Surgère se souvient de s’être interrogée lors de sa sortie : « Comment avions-nous pu faire une chose aussi terrible sans nous en rendre compte ? »

Vol de bobines 

Dans la nuit du 26 août 1975, 74 bobines de négatifs sont dérobées au laboratoire Technicolor de Rome. Trois films sont touchés : Un génie deux associés une cloche, produit par Sergio Leone, Casanova de Fellini et bien sûr le film Salò de Pasolini. Une rançon de cinq milliards de lires est exigée par les voleurs mais le vol semble davantage tenir du prétexte. En réalité, c’est le film de Pasolini qu’on veut faire disparaître. Les réalisateurs sont sommés par la production de boucler leurs projets avec des chutes. Pasolini est contraint de couper plusieurs scènes – certains parlent de 30 minutes, d’autres de 60 minutes – et de remonter entièrement son film. Il s’exécute, mais certains témoignages rapportent qu’il serait déçu du résultat.

En Italie, le film est interdit par la censure. En France, Michel Guy, ministre des Affaires culturelles de Giscard qui a initié une politique d’assouplissement de la censure au cinéma assiste à une projection privée dans les laboratoires LTC à Saint-Cloud. « Avant même de voir le film, il déclare qu’aucune image ne serait censurée, le festival de Paris étant, comme toutes les autres manifestations cinématographiques un sanctuaire pour les œuvres d’art », se souvenait dans ses mémoires Henry Chapier, critique de cinéma, également à l’origine du célèbre programme télévisuel « Le Divan ». Pourtant, la commission du CNC propose une interdiction totale pour « avilissement de la personne humaine », « violence, sadisme et torture sexuelle », considérant que « la référence à Sade n’est qu’un alibi lointain ». Le ministre de tutelle, Michel Guy, est embarrassé mais n’entérine pas la décision de la commission de censure. Il autorise la sortie du film qui fait néanmoins l’objet de mesures drastiques : interdit aux moins de 18 ans, le film devra être projeté « dans une salle unique de dimension restreinte, parisienne, éloignée des grands centres d’activité ». C’est le mythique cinéma d’art et d’essai la Pagode, situé rue de Babylone, dans le 7e arrondissement de Paris, qui abritera Salò. Durant de longues semaines, les projections ont lieu à guichet fermé. Le téléphone du cinéma ne cesse de sonner : les spectateurs cherchent à savoir si, compte tenu du nombre de refusés de la veille, il y a un espoir de trouver une place pour la séance du jour. Mais avant cette sortie officielle en France en mai 1976, le film doit être projeté en avant-première au festival de Paris en novembre 1975, en présence du cinéaste. Mais quelques jours plus tôt, Pasolini a été sauvagement assassiné.

La Mort aux trousses

Le 2 novembre 1975 à l’aube, un corps est retrouvé sur un terrain vague proche de la plage d’Ostie, station balnéaire située à 30 kilomètres de Rome. Le corps est lacéré, la mâchoire est fracturée, une oreille est arrachée, sept côtes sont cassées, l’appareil génital tuméfié et le cœur a éclaté. L’identification se fait grâce aux papiers d’identité de la victime. La nuit du massacre, les carabiniers ont arrêté une Alpha Romeo 2000 GT couleur gris argent roulant à contresens sur la route d’Ostie. La voiture du cinéaste est conduite par un prostitué de 17 ans, Giuseppe Pelosi, alias « Pino la rana » (la grenouille). Dans un premier temps, le garçon n’avoue que le vol du véhicule. Mais lors de sa déposition, il déclare avoir perdu une bague qu’il décrit très minutieusement et avec insistance. La bague est retrouvée à côté du cadavre du poète assassiné. Sans difficulté, Pelosi confesse alors le crime. Il explique s’être défendu d’une tentative de viol du réalisateur. Les deux hommes se seraient battus et, une fois Pasolini à terre, Pelosi, voulant s’enfuir à bord de l’Alfa Romeo, l’aurait tué en roulant sur le corps sans le vouloir. Mais les proches de Pasolini ne croient pas sa version des faits. Un individu seul ne peut avoir mis le réalisateur, homme athlétique maitrisant les arts martiaux, dans un tel état. Il s’agit en réalité d’un assassinat probablement politique et orchestré par les adversaires de l’écrivain-cinéaste. La police et la justice italiennes s’ingénient à défendre la thèse du sordide fait divers. Le procès mené à huis clos au tribunal est expéditif. Pelosi est condamné à la sentence maximale pour un mineur, neuf ans et sept mois de prison.

En 2005, Pelosi se rétracte dans une interview à la Rai Tre, contraignant le parquet romain à réouvrir l’enquête en 2010. Face à la journaliste qui l’interroge, il affirme : « Je suis innocent. Je peux aujourd’hui dire la vérité car tous les protagonistes de cette histoire sont morts. J’ai vécu dans la terreur pendant trente ans. » Il fait une pause avant de reprendre : « Ils étaient trois. Ils ont roué de coups Pasolini en le traitant de “sale pédé” et de “sale communiste”. L’un d’entre eux me tenait à l’écart. Ils m’ont dit que si je ne me déclarais pas coupable, ils me tueraient ainsi que mes parents. ». Jusqu’à sa mort, en 2017, d’un cancer du poumon, « Pino la grenouille » changera plusieurs fois de version.

« Scandaliser est un droit. Être scandalisé, un plaisir. » (Pasolini)

Ce qui est certain c’est qu’à cette époque, Pasolini avait de nombreux ennemis qui ont pu vouloir l’éliminer. Dans ses écrits, en particulier ses articles publiés dans le Corriere della Sera, le réalisateur attaque violemment les hiérarques de la politique et de l’économie italiennes, responsables selon lui de la politique de terreur des « années de plomb ». En août 1975, dans le journal Il Mondo, il avait appelé au grand nettoyage : « Andreotti, Fanfani, Rumor, et au moins une douzaine d’autres grands dignitaires démocrates-chrétiens […] devraient être traînés, comme Nixon, sur le banc des accusés ». En parallèle de son film Salò, l’écrivain-réalisateur travaille à l’aboutissement d’un livre sur lequel il planche depuis plusieurs années et intitulé Pétrole. Pasolini fait entendre qu’il s’apprêterait à publier des informations susceptibles de condamner une partie de la classe politique, en particulier, au sujet de l’affaire Mattei, du nom d’un industriel du pétrole mort dans un mystérieux accident d’avion en 1962. Pasolini détiendrait également des éléments sur l’assassinat du journaliste Mauro De Mauro, liquidé en 1970 pour s’être intéressé de trop près à l’affaire Mattei. Autant de révélations que certains n’entendaient pas laisser sortir et qui ont sans doute coûté la vie au réalisateur cette nuit de novembre 1975.

Les dernières heures 

Le jeudi 30 octobre 1975, quarante-huit heures avant sa mort, Pasolini se rend à Paris afin d’assister à une projection privée de Salò en présence du ministre des Affaires culturelles Michel Guy. Ce dernier donne son accord pour l’avant-première du film qui doit avoir lieu au festival de Paris le lundi 3 novembre. Pasolini fait un passage sur les plateaux d’Antenne 2, pour ce qui sera sa dernière apparition télévisée. Dans son émission la Dix de Der, Philippe Bouvard mène l’interview. « Pensez-vous être, une nouvelle fois, celui par qui le scandale arrive avec votre nouveau film ? » lui demande-t-il. « Scandaliser est un droit. Être scandalisé, un plaisir. Le refus d’être scandalisé, une attitude moraliste. » répond le cinéaste qui s’apprête à frapper un grand coup.

Le journaliste Henry Chapier écrit dans ses mémoires que Pasoli a refusé de passer le week-end à Paris « en raison d’un rendez-vous politique important ». Avec le producteur Pierre-Henry Deleau, ils ont juste juste le temps de l’accompagner à l’aéroport pour le dernier vol du vendredi soir pour Rome.  Reposant sur le témoignage de Chapier, la piste d’un rapport sur la mainmise de la mafia sur l’industrie du sexe semble encore assez largement inexplorée. Chapier raconte : « Pasolini ouvre son cartable et me montre son volumineux rapport sur la prostitution masculine qu’il vient de terminer pour le remettre au parti radical italien ». Pourtant lui-même adepte des amours tarifés, le réalisateur serait sur le point de dénoncer l’emprise de la mafia sur les jeunes des quartiers déshérités de la banlieue romaine ; il serait en attente d’éléments que doit lui remettre un mystérieux informateur. « Pier Paolo, sûr de son informateur, m’explique qu’il aura enfin les preuves matérielles qu’il attendait à l’appui de son rapport dont la publication fera l’effet d’une bombe. » Craignant qu’il soit victime d’un guet-apens, Chapier insiste et tente de persuader son ami de remettre son rendez-vous après la projection du lundi 3 novembre. Pour le rassurer, Pasolini, qui refuse d’avoir la moindre protection lors de ses déplacements, lui dit qu’il maîtrise les arts martiaux et jongle avec son revolver. La suite, nous la connaissons. De retour à Rome, Pasolini dîne le samedi soir dans le restaurant Il Pomodoro dans le quartier San Lorenzo, avec son acteur fétiche Ninetto Davoli, la femme et le fils de ce dernier. Avant de partir, il lui laisse son dernier scénario en lui disant : « Tu me diras ce que tu en penses ». Vers 22h30, il déambule à bord de son Alfa Romeo aux abords de la gare de Termini et fait la rencontre de Pino Pelosi…

Double exposures: the photographic afterlives of Pasolini and Moro | Modern Italy | Cambridge Core

Le samedi 22 novembre 1975, trois semaines après la mort de Pasolini, le film est projeté en avant-première au Festival de Paris. Au palais du Trocadéro, 1500 spectateurs se pressent devant la salle de projection. « Ce fut l’émeute, portes défoncées, salle bondée et surchauffée. […] Il y a eu des évanouissements, des délires, de l’hystérie, chacun était à fleur de peau. » raconte Henry Chapier. Les réalisateurs Bertolucci, Bellocchio, Liliana Cavani, l’actrice Laura Betti ont fait le déplacement depuis Rome afin de protester contre le massacre de leur ami cinéaste et de soutenir le film attaqué dans la presse. Ninetto Davoli, amant de Pasolini, un des derniers à l’avoir vu en vie, est là lui aussi. Avant la projection, ils tiennent une conférence de presse. « Puis le film a commencé et toute la salle était sous le choc. ».

Salò ou les 120 journées de Sodome est encore aujourd’hui un film sans équivalent, un des rares qui n’ait pas été désamorcé par l’histoire du cinéma. Parce qu’il aborde le monde contemporain dans toute son horreur, ce long-métrage a indirectement provoqué la chute de son auteur. Film difficilement déchiffrable – « Salò est un mystère qui ne peut pas être compris », écrivait Pasolini – c’est aussi une œuvre testamentaire, le dernier film du réalisateur qui l’envisageait comme le premier opus d’une Trilogie de la Mort. Libre à chacun d’imaginer ce qu’aurait pu en être la suite. Reste Salò : un film qui nous emmène au bout de l’Enfer mais qui cache peut-être sous les plis des atrocités qu’il donne à voir une lueur d’espoir. Une pulsion de vie et d’amour, face à la mort.

3 commentaires

  1. Film maudit mais expérience unique sur une vie, chef d’œuvre, la grande question à laquelle l’article apporte partiellement des réponses est comment a t’il été possible de tourner ça ? Et tous les acteurs et actrices mineurs étaient ils consentant sur chaque scène ?

  2. Aïe
    Toujours les mêmes ressorts
    Toujours cette martyrologie qui donnerai plus de valeurs au propos.
    Ça prend la moitié de l’article.
    Par contre l’interview avec Bouvard est un document qui montre à quel point Pasolini n’a peur de rien.

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