(C) Bruno Bébert

L’audience démarre comme dans un rêve, dans la salle voûtée de feu la buvette du Palais de justice de Paris. Au milieu des fantômes et de leurs vieux dossiers cachés, l’avocat Epstein (pas Brian, Fabrice) déroule son « histoire judiciaire du rock » compilée dans le livre Rock’n’Roll Justice. En un peu moins de 60 textes, il met à peu près tout le monde à poil.

Il faut dire que le jeune avocat n’a pas trop l’habitude de boire. Quelques verres de blanc sec et le voilà bien pompette en plein janvier sobre. On n’est pas à l’abri d’un délit d’ivresse publique dans cette buvette elle-même chargée d’histoire, mais d’histoire avec un grand H. C’est ici, voyez-vous, que Marie-Antoinette, reine de France, a patienté avant d’embarquer pour la place de la Concorde pour s’y  faire promptement décapiter. Tradition française comme on sait, toujours d’actualité. C’est ici encore – mais il faudrait demander à notre avocat- que Bob Dylan s’est glissé avant de rencontrer le juge Potier en novembre 2013 au prétexte que celui-ci l’avait mis en examen pour incitation à la haine raciale. Eh oui, dans une interview au magazine Rolling Stone, Bob aurait déclaré que les victimes sentent venir les assassins, ils sentent leur « sang » : celui des Blancs, des Nazis comme des Croates. Sacré Zimmerman. Le Conseil Représentatif des Institutions et de la Communauté Croate de France n’a pas du tout aimé lire cette digression fallacieuse dans la version française de Rolling Stone. Mais c’est sûrement une erreur de traduction comme l’a plaidé Bob. Lui n’a jamais validé ces propos et, de plus, il n’a jamais donné d’interview à Rolling Stone France. Bah oui et Potier comprend vite le truc. S’il est passé par la buvette après l’audition, il l’aura sans doute déclaré à la cantonade. Pour sûr, ce citoyen mérite un non-lieu ! Avant de se plonger dans cette carte toute simple qui fait la joie bistrotière de l’établissement. Epstein, s’il était dans le secteur, regardait tout ça de loin. Il était encore bien jeunot, mais avait déjà capté que pour se sustenter rapidement, il fallait avoir les faveurs d’une de ces serveuses en jupe et collerette blanche, contrairement à ce qu’en disaient à l’époque les gazettes spécialisées :  « [à la buvette du Palais] les serveuses en tenue administrent la salle avec enthousiasme et professionnalisme. »

 

Si t’as loupé le train des royalties, t’as raté ta vie

Alors évidemment si on parle du citoyen Epstein, c’est parce qu’il est bon. Bien élevé d’accord, mais tout à fait au niveau. Ses histoires sont bien troussées, toujours remplies d’ironie et de tendresse pour sa passion, le truc des ados comme il dit, son truc de quadra en fait. Il n’a pas directement connu la fin des années 1970, mais il peut sincèrement compatir avec le pauvre Robert Fripp qui patine dans la semoule pour faire admettre ses droits sur l’intro de « Heroes » que – oui, oui tout le monde est d’accord- il a bien enregistré avec Bowie, Eno et Visconti. Il était bien là. Mais voilà, il n’est pas crédité ; et il a loupé le train des royalties.

Ces histoires d’argent sont souvent au cœur des contentieux et ça amuse beaucoup le baveux, pas seulement à cause de son patronyme qui le rattache à l’escroc Brian, mais aussi parce que pénaliste, il officie en droit des affaires. Alors il a bien creusé les dossiers du Colonel Parker et d’Allen Klein, peut-être le plus perfide de tous, celui dont la succession possède toujours le catalogue 1961/1969 des Stones et fait la pluie et le beau temps sur les synchros et les droits de citation. Un cas d’école, la succession Klein, l’inverse même du Peace and love des années 1960 finissantes. Avec cette bande de Sopranos, pas question d’aller chercher des « mesures » par-ci par-là parce que soi-disant,  la musique se partage. Pas question que The Verve s’amuse  à jouer les premières notes de « The last time » de 1965 pour faire briller son Bitter sweet symphony de 1997. Enfin, jusqu’à ce que cette fixation devienne ridiculement contre-productive, jusqu’en en 2019 date à laquelle les droits seront cédés (Richard Ashcroft remerciera chaleureusement les Stones par réseaux sociaux interposés alors que ceux-ci n’ont pas grand-chose à voir avec cette décision).

Rock'n'roll Justice", l'histoire judiciaire retracée par Fabrice Epstein - rts.ch - Livres

Au-delà des anecdotes rigolotes qui parsèment le livre (Barry White incarcéré pour des vols de pneus, décidant finalement de s’orienter vers le chant), c’est sans doute sur ce point que le bouquin touche quelque chose essentiel : la transformation progressive des groupes en pacte d’actionnaires, gros mot qui a surtout pour fonction d’éviter les enculages subis par les aînés. Bien sûr, il y aura toujours de l’arnaque qui flotte au-dessus des bons plans. Mais à partir des années 1980, tout le monde connaît l’histoire. Comme dirait Orelsan : « J’ai quelques éclairs de génie, mais, la plupart du temps, j’suis teu-bé ». Et puis, un groupe aujourd’hui franchement,  c‘est un peu old school non ?  L’heure est plutôt à l’auto-entrepreneuriat. À ce titre, il est intéressant d’observer l’attitude des cadors du rap français et leur virtuosité à faire rimer cash et voyouterie, réputation et grand public. Et après, on va dire que l’on n’a pas d’entrepreneurs sérieux en France ! OK, il y a voyou et voyou et un avocat doit séparer le bon grain de l’ivraie. Dans Rock’n roll Justice, forcément, le rap n’est que nenni, ou déni. Enfin presque. Il y a quand même un papier sur Tupac et puis la drôle d’histoire du Parent Musical Ressource Center (PMRC) que l’épouse Gore a porté dans l’opinion américaine jusqu’à imposer la fameuse mention « explicit lyrics » sur la plupart des albums de rap. Et augmenter ainsi de 10% le profil des maisons de disques. C’est curieux, mais soudain Epstein ne rit plus et me déclare droit dans les yeux que « ce n’est pas parce qu’on a réussi dans la vie hein ! Cette histoire nous enseigne aussi qu’il ne faut pas trop se prendre au sérieux.»  Il a sans doute un peu trop forcé sur le vin blanc.

 

Punk revanche et Daft pour tous

On vous laissera piocher les « good stories » tout seul, on ne va pas non plus vous mâcher tout le boulot. Le bouquin est à 25 euros, mais ça vaut le coup pour briller dans les dîners. Epstein y travaille depuis un bout de temps, il besognait déjà il y a cinq ans sans trop savoir quoi faire de ces chroniques sex drugs and big money.
À l’époque il était bien occupé à créer son cabinet avec son compère Benjamin Chouai, lui-même terriblement contaminé par le virus rock’n roll. Sa plume priapique a finalement trouvé port d’attache aux éditions Larivière, honorable maison familiale qui publie notamment 4×4 magazine, Connaissance de la chasse, Le monde du camping-car. Et évidemment Rock’n Folk, le clone français d’Uncut, le magazine fétiche de tous les papys rock. Cette fois, il monte d’un level avec ce livre, publié par la Manufacture des livres, plutôt tournée vers le roman noir ou le roman social. Bonne pioche.

On conseille le chapitre sur la Cour d’assises d’Épinal qui voit s’affronter un sosie de Johnny et un autre de Gainsbourg. Truculent. Mention spéciale également pour les Daft Punk qui font plier la Sacem sur les droits numériques. C’est tellement énorme qu’Epstein en rajoute. Ce serait le père Bangalter qui aurait mis la puce à l’oreille de son fils, arguant que ses membres auraient spolié les biens de Juifs pendant la guerre. Punk revanche et Daft pour tous selon Epstein. Rock’n roll, au sens de ses années d’adolescence à lui ; ces années 1990 durant lesquelles la musique ne sait pas trop où elle va, l’époque bénie des cassettes VHS et de la franchise Scream, la transformation de la guitare électrique en Air guitar, en jeu vidéo. La parodie de la parodie dont le fan en petite robe noire cherche à extraire ici la substantifique moelle. Et le pire, c’est que la plupart du temps, il y parvient. Il n’est pas avocat pour rien. Et d’ailleurs s’il se retrouve à la buvette avec les pénalistes champions, ce n’est pas parce qu’il a défendu un Joey Starr ivre, insultant une hôtesse de l’air. Faut pas déconner non plus. Non, s’il est là, c’est parce qu’il a aussi été secrétaire de la Conférence des avocats qui se livre ici régulièrement à d’éloquentes agapes. La Conférence, vous ne connaissez sans doute pas, mais c’est un truc tradi du métier où l’on vient rivaliser d’esprit lorsqu’on a moins de 35 ans et moins de 5 ans de barreau devant un jury de pairs qui vous fait choisir un sujet absurde sur lequel il faut improviser et briller en rhétorique. Le genre d’endroit où l’on peut s’étendre sur le procès en autoplagiat fait à John Fogerty ou celui visant les Sex Pistols au prétexte de l’indécence du titre de leur disque « Never mind the bollocks ». Bullshit. Car voilà, comme l’expliquera au prétoire un professeur de littérature anglaise, le mot « bollock » bande de nases signifie aussi « orchidée ». C’est aussi le nom dont on affuble les prêtres lorsqu’il raconte n’importe quoi. Bollock c’est bien plus énorme que tes couilles, ça appartient au patrimoine de la langue anglaise. Ajoutez à cela monsieur le juge que ce disque en vitrine partout dans les boutiques et dont ne cesse de parler la presse n’a jusqu’ici froissé la décence de personne.  Alors, on l’a compris, l’affaire est vite classée.

 

Life is a bitch and then you’re dead

Pour en rester aux histoires de couilles, il y a évidemment celle de Jim Morrison puisque son histoire croise celle du Palais. N’est-ce pas à deux pas d’ici, on le sait aujourd’hui, que le chanteur des Doors a consommé le poison qui lui a été fatal ? Ici, au Rock’n Circus de Sam Bernett, ici dans la cité des Gaules qui abritait un Morrison en délicatesse avec la justice de son pays pour avoir dit-on (mais rien n’est vraiment prouvé) exhiber sur scène son bel appareil de rock’n roll star.

Did The Doors' Jim Morrison expose himself in Miami? | Miami Herald

Epstein se fend alors d’une plaidoirie imaginaire qui atomise le dealer Jean de Breuil et accuse Pamela Courson et Agnès Varda qui a couvert son témoignage. Agnès Varda est une menteuse, déclare-t-il promptement et ça fait vraiment du bien d’entendre ça tant la petite vieille qui a achevé son œuvre dans un égotisme éhonté est saluée partout comme la poétesse du Nouveau monde. Mais oui, c’est aussi ça une plaidoirie, travailler à renverser de quelques mots la table des bonnes intentions et, au passage, ambiancer son surmoi de badass. Et Epstein peut se lâcher, notamment lorsqu’il apprend  que Morrison a fini par être gracié  par la justice américaine comme Merle Haggard l’avait été par le gouverneur Reagan (1972). Morrison dit-il « chiait dans son froc pendant l’audience ».  Ce n’est pas que la grâce soit par trop chrétienne ni le fait que le juge était un copain d’école du grand Jim qui le révolte. Non, c’est plutôt que la grâce est un « non-sens juridique ». Aussi imprévisible que cette déclaration tardive du Vatican expliquant que les Beatles, c’est quand même chouette et que ça ne valait pas la peine de leur tirer dessus au prétexte que ce benêt de Lennon pensait sincèrement que son groupe était davantage connu que Jesus Christ lui-même (1966). C’est ça qui énerve Epstein, le fait que l’on pardonne aux Blancs tandis que les Noirs pourrissent au cachot. On est au cœur de la plaidoirie, de l’ADN de l’avocat de la défense et c’est sans doute le fil qui relie ici le mot « justice » et celui de « rock’n roll ». Par extension, la belle idée des années 1970 qui en vient a refusé la solution pénitentiaire et le principe d’enfermement au prétexte qu’il est non seulement inégalitaire, mais ne résout rien. Un truc, observez-le, revenu dans l’air du temps, dans les diagnostics à la Bourdieu retravaillé au piment de l’intersectionnalité. Classe laborieuse, classe dangereuse, cette folle puissance culturelle de la musique noire et du hip-hop – en France, sa composante arabo-caribéenne – qui ne cesse d’exciter ce nouvel esprit réactionnaire qui se serait- nous dit-on – insidieusement répandu dans nos démocraties avancées. C’est toute la magie d’une plaidoirie. Vous partez d’un type qui montre sa broquette en public, vous arrivez à une analyse critique de la société capitaliste. Une façon comme une autre de sauver l’honneur du rock’n roll.

Fabrice Epstein // Rock’n’Roll Justice // La manufacture des livres
https://www.lamanufacturedelivres.com/livres/fiche/214/epstein-fabrice-rock-n-roll-justice

 

 

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*
*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

partages