Le monde des erotica flirte parfois avec le roman noir. Paul Smara en est une illustration. C’est l’histoire d’un homme, à l’identité obscure, dont les dessins se sont échangés sous le manteau pendant des décennies et qui ressurgit aujourd’hui en pleine lumière à la faveur d’une édition – la première – de 48 de ses dessins. Son crime ? S’être trop intéressé à son propre sexe. Son arme ? La mine de plomb. Sa couverture ? Paul Smara, un pseudonyme aujourd’hui connu seulement d’un petit cercle d’esthètes avertis.
Il aura fallu du temps pour tordre le cou à la légende… Comme dans tout bon polar, la parole des témoins aura livré son lot d’inexactitudes, de contre-vérités, mais aussi d’indices. Ainsi, une galerie spécialisée, à Paris, a écoulé durant des années quelques dessins de Smara en précisant à chaque fois qu’il s’agissait des œuvres de Paul-Émile Dubois, artiste qui a sur Smara deux avantages : son œuvre est connue et référencée et l’on connaît quelques détails de sa biographie. Le Bénézit, dictionnaire de référence des artistes, nous indique en effet que ce peintre orientaliste est né dans le Doubs en 1886 et qu’il y est mort en 1949. On le sait, la nature a horreur du vide : un petit arrangement avec la réalité vaut mieux qu’un long silence. Et, avouons-le, imaginer qu’un peintre affilié à l’école d’Alger, spécialiste des vues du désert, ait choisi le pseudonyme « Smara » pour signer son œuvre parallèle, celle-ci moins sujette à attirer prix et récompenses, était bien tentant.
Smara désigne en effet sur la carte de l’Afrique une petite ville de ce territoire qu’on appelle aujourd’hui le Sahara occidental… Bon sang mais c’est bien sûr ! Seules ombres au tableau : l’existence d’une épouse audit Dubois, née Henriette Damart, et pastelliste de son état… Mais après tout, nous sommes dans la première moitié du XXe siècle et une attirance pour son propre sexe, a fortiori en province, n’a jamais été considérée comme une contre-indication au mariage. Plus ennuyeux, la confrontation des œuvres peintes avec les dessins secrets ne laisse aucune place au doute : nous avons affaire à deux styles extrêmement différents… Et à moins de considérer qu’il peut exister entre la manière de Dubois et celle de Smara autant de distance qu’entre Mr Hyde et Dr Jekyll, on se dit que l’enquête retourne au point mort… Quoique…
Au Temps du Bœuf sur le Toit
La clef, c’est le sulfureux Maurice Sachs qui nous la livre. Dans ses Mémoires, intitulés Au Temps du Bœuf sur le Toit, publiés peu de temps avant son engagement aux côtés des Allemands durant l’Occupation, cet écrivain-aventurier a eu la bonne idée de se souvenir d’un de ses contemporains pas tout à fait comme les autres :
« Paul Smara était un petit homme chétif, acerbe, drôle, dont les mots éblouissaient Paris vers 1921. Il s’appelait en réalité Dupont [sic], était le fils d’un marchand de friandise de la rue Lecourbe, à l’enseigne de L’Enfant gâté. Il ne possédait aucun livre mais les avait tous lus, allait toujours à pied mais à si bonne allure qu’il arrivait avec les voitures. Son plus grand travers était de vivre de l’amitié qu’on lui portait à cause de tout le mal qu’il disait d’autrui pour distraire ses hôtes, sans que ces hôtes se fussent dit qu’ils n’étaient pas toute sa clientèle et qu’il fallait bien en conséquence qu’il dise ailleurs du mal d’eux. »
Encore un petit effort… Une recherche menée aux archives nous éclairera sur la véritable identité de ce « Dupont » qui se faisait appeler Smara et qui n’était pas Paul-Émile Dubois. Là-bas, on découvre que le gérant de la boutique L’Enfant gâté s’appelle non pas Dupont, mais Dubois. Alphonse Dubois, domicilié 3 rue Lecourbe, à Paris. De fil en aiguille, grâce au registre des recensements, on retrouve la trace d’un fils. Et lorsque finalement on consulte le dossier militaire ce celui-ci, tout s’illumine ! Notre suspect, né Paul, Alphonse, Marie Dubois le 31 août 1899 à Moray, dans le canton de Châteaubriant, département de Loire Inférieure, mesure 1,55 mètre ! Cet élément fait écho aux mots de Maurice Sachs sur ce « petit homme chétif »… Nous tenons là notre homme.
Size does matter
Ce que l’armée qualifiera d’« insuffisance de développement », motif d’un ajournement reconduit d’année en année à partir de 1918, explique bien autre chose : enfant chétif, adolescent malingre, Smara n’aura de cesse, une fois atteint l’âge de tenir entre ses mains un crayon, de représenter des marins, soldats, légionnaires aux corps musculeux. Maxillaires exagérés, cou de centaure, épaules développées, poitrine large où n’a été oublié aucun muscle, reins cambrés au-dessus d’un fessier hypertrophié, cuisses puissantes, mollets à faire pâlir d’envie un coureur du tour de France, pieds et mains larges comme des battoirs… Les créatures imaginées par Smara semblent sortir tout droit d’un bloc de marbre buriné à coups de testostérone. Le dessinateur a-t-il les yeux bleus et les cheveux châtains, les hommes dont son crayon trace les contours seront bruns, tout comme leur regard. Quant à sa peau de jeune homme au visage pâle – qu’il s’évertue dans sa jeunesse à rendre plus sombre à coups de longs bains de soleil où il communie nu devant le Dieu Apollon – Smara la voudrait naturellement cuivrée comme celle des Orientaux ou de ceux qui ont longuement voyagé.
De Smara nous restent quelques très beaux dessins, fleurs délicates et ouvragées, nourries des amours clandestines qu’ont longtemps abritées les hôtels borgnes de Brest, Toulon et Marseille. Réjouissons-nous qu’ils soient enfin montrés en pleine lumière ! Une exposition aura lieu en avril, à Paris, à la Galerie Obsession, et pour les plus impatients d’entre nous, une édition de 48 dessins de l’artiste appartenant à la collection de Pierre Passebon vient de voir le jour. Il est temps que Smara rejoigne publiquement ses frères de cœur et de mine : Neel Bate, dit « Blade », Jean Boullet, Paul Cadmus, Roland Caillaux, Touko Laaksonen, appelé plus communément Tom of Finland, Dom Orejudos, passé à la postérité sous le nom d’« Étienne », ou encore Roger Payne, dit « Roger » !
Paul Smara, Paris, éditions Hors Champ, 128 pages, reliure luxe, 167 x 247 mm.