Il y avait moi, c’est-à-dire ma pomme, et mes trois Droogies, c’est-à-dire Pap’, Mam’ et ma frangine. Nous étions installés à la terrasse d’un bistrot par un doux soir d’été, à siroter un Moloko Fraise. Il y avait surtout cette affiche démentielle, que je n’arrivais pas à quitter des yeux, et qui disait : « L’histoire d’un jeune homme qui s’intéresse principalement à l’ultra-violence et à Beethoven ! ». Tu connais sans doute par cœur l’image, fulgurante et évocatrice, flippante et fascinante, qui accompagnait ce slogan. J’avais huit ans.
Orange Mécanique est ressorti en salle sept ans plus tard. Je suis allé le voir, bien décidé à découvrir ce qui se cachait derrière l’affiche qui avait impressionné ma rétine quand j’étais un ange. Film interdit aux mineurs, mais la société d’alors était plus permissive que celle d’aujourd’hui : j’ai passé le guichet sans problème. Juste un air entendu de la caissière, qui voulait dire « Je suis pas dupe, mon gars, mais vas-y et éclate-toi ! ». Et éclaté je me suis. Comme tu sais compter, tu as compris que j’avais quinze ans.
Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai attendu un paquet d’années avant de lire le bouquin de Burgess. Ce fut un nouveau choc : récit à la première personne, comme dans le film, mais en parler Nadsat intégral (ce méta-argot utilisé avec parcimonie par Kubrick, pour la bonne compréhension du spectateur). La lecture du livre requiert au début l’usage du lexique présent dans les dernières pages. Mais le schéma mental d’Alex étant assez simple, et son vocabulaire bien pauvre en vérité, on maîtrise le Nadsat en deux coups les gros. Je le pratique encore aujourd’hui. Pas pour philosopher, bien entendu…
Exquis cucuses usées pour cette intro un peu longue. Tout ça pour dire que j’ai adoré l’œuvre littéraire, mais que c’est l’œuvre cinématographique qui m’a marqué au fer rouge. Tu as compris pourquoi : force et antériorité des images, déjà gravées dans ma tête quand j’ai lu le roman. Lorsque mon fils est né, ma femme voulait l’appeler Ernesto. Ça me plaisait bien, mais nous l’avons finalement appelé Alex. Un bébé, c’est plutôt pertinent pour finalement en venir au lolo. Donc, place maintenant au blanc opaque, au lait, aux seins et aux vaches, auxquels le film Orange Mécanique fait la part belle, je ne sais pas si tu as remarqué…
Blanc opaque et claques opalines
C’est une peinture dont le blanc immaculé est perverti et souillé par ce qu’elle représente : un corps de femme nu au vagin offert ; Basile le reptile, ondoyant sur sa branche artificielle, montre des velléités de pénétration dans l’origine du monde.
Le blanc opaque qui domine les autres couleurs de la péloche fait-il régner une ambiance aseptisée, qui atténuerait la violence du propos ? Dans le bouquin de Burgess, c’est le Nadsat qui joue ce rôle de distanciation. Le blanc de Kubrick est certes clinique, mais il se manifeste aussi et surtout à travers des flashs agressifs qui te sautent à la gueule. Il ne serait pas raisonnable de lister ici toutes ces claques opalines. Impossible cela dit de ne pas citer les tenues de Cricket d’Alex et ses Droogs, le décorum du Korova Milkbar, la statuette phallique avec laquelle la babouchka aux chats se fait estourbir, les Christs suppliciés qui « dansent » dans la chambre de notre humble narrateur et néanmoins ami, la robe de la mariée pendue de la même séquence, le crachat de P.R. Deltoid et la neige de la scène fantasmée finale. Je sais que tu vas en trouver plein d’autres. Vas-y, fais-toi plaisir.
Le blanc opaque est la couleur du lait. Le lait, nourriture des chérubins, est par suite symbole de pureté et d’innocence. Nous voilà bien…
La beauté du lait se voit sans delay
Tout commence donc au Korova Milkbar, où nos quatre maltchickicaïds se défoncent au lait chargé, tout en se creusant le rassoudok pour savoir quoi faire de leur soirée. Alex énumère les cocktails lactés servis au Korova, du plus léger au plus dopé, précisant qu’eux ils en étaient au dernier. Ça donne une carte aux noms exotiques, commençant tous par « Moloko », comme il se doit. Avant le ronronnement de la voix-off et avant de biberonner, McDowell fait avec son verre un geste improvisé en direction de la caméra, suggérant ainsi qu’il trinque avec le spectateur à la fête ultra-violente qui s’annonce. Ce verre de « Lait Plus » devient symbole d’invitation au voyage.
Quand Alex investit la demeure de la dame aux chats, s’ensuit un passage bidonskant où il se prend les nougats dans les bols de lait disséminés un peu partout à l’intention des greffiers. Il se cogne dedans, trébuche et va même jusqu’à se rétamer, dans mon souvenir. Le lait, complice originel, fait alors obstacle à la bête sanguinaire. C’est dans le livre, pas dans le film, tu dis ? Effet burlesque à la Burgess, c’est juste… Mais pas grave, j’ai pas tiré ma dernière cartouche, tu vas voir.
Les Droogies trouvent leur chef trop routinier ; ils en veulent plus : plus d’argent, de plus gros coups. Non sans leur avoir d’abord montré qui est le maître (dans la scène d’anthologie du plan d’eau, reprise dans South Park), Alex fait preuve de magnanimité : il est prêt à écouter leur plan. Le gros coup qu’ils proposent pour plus de joli lollypop, c’est la babouchka aux chats (tu vois bien). Alex s’introduit en loucedé chez elle, n’a pas de problème avec des bols de lait, et l’envoie ad patres en la foudroyant avec la fameuse œuvre d’art d’une valeur inestimable.
Quand il ressort pour prendre la fuite, ses Droogs l’attendent de pied ferme devant la lourde. Alex, qui est un pur à sa façon, ne s’attend absolument pas à ce qu’ils le trahissent. C’est pourtant bien ce qui se passe, Dim (le plus gloupide des trois) lui fracassant tu sais quoi sur la cafetière. Cette bouteille de lait naturel, non speedé, va faire basculer l’histoire et, par là-même, la vie « bien rangée » d’Alexandre DeLarge. Peut-on parler d’un tournant cathartique dans le destin tout tracé de ce sociopathe ? Le loup va un temps devenir brebis, mais Burgess connaît l’âme noire des hommes et toi, la fin du film.
Il voit des seins partout
Quand je suis allé voir Orange Mécanique pour la première fois, j’étais plein de sève et de jeunesse. J’avais envie d’assister à un truc bien perché, c’est sûr, mais aussi de reluquer de la chatte, de la fesse et du nibard. Le sein, organe pair globuleux situé en avant et en haut du thorax et contenant la glande mammaire qui sécrète le lait maternel, est désigné en Nadsat sous le vocable « groundné ». Et là, je fus servi au-delà de mes espérances, même si la seule scène de cul mutuellement consenti est tournée en ridicule, images et musique jouées en accéléré. Poilant mais pas bandant. Allez, je le confesse : j’ai eu un peu de mal à arquer en sortant du cinoche à cause de l’Andromaque de la toute fin. Cela étant dit, il pleut des groundnés tout au long de la pellicule.
Tout commence donc au Korova Milkbar, où des mannequins tables et fontaines dardent leurs menus roploplos en toc. Plus loin dans la nuit, dans le vieux théâtre désaffecté, la bande d’Alex tombe sur celle de Billy Boy, qui est en train de faire subir une tournante à une pauvre devotchka sans défense. La partie de ça-va-ça-vient à la sauvage est interrompue. Avant que la baston façon Western ne débute, la jeune fille en profite pour prendre la fuite, ses seins lourds battant l’air. Je ne sais pas s’il a casté en fonction de ça, mais la palette de nichons que Kubrick donne à voir est vraiment karacho. Partant du principe que les déviants qui louchent sur les roberts de la buraliste dans Amarcord sont quantité négligeable, je dirais qu’il y en a pour tous les goûts.
Some tits. Ceux de Mrs Alexander sont libérés du justaucorps qui les moulait par un Alex expert en maniement de ciseaux. Ceux de la fille du show Ludovico sont filmés en contre-plongée, baignés de lumière, fiers et inaccessibles (j’ai eu la gaule là-aussi, tiens). Ceux des suceuses de sucreries du plan à trois jouent à cache-cache. Enfin, comme je l’ai sous-entendu tantôt, j’ai particulièrement goûté ceux de la « cavalière » de la scène finale, à l’inverse de la mère d’Alex qui est toute viokcha et plate comme une limande. Y aurait-il quelque chose de freudien là-dessous ? Et puis, regarde le titre de la section qui suit : j’ai trouvé un pont.
Atom Heart Ta Mère
Deux ans après la sortie du film, Walter Carlos, compositeur de sa géniale BO, se fera pousser des seins et deviendra Wendy. De son côté, Kubrick voulait utiliser « Atom Heart Mother » de Pink Floyd pour la BO d’Orange Mécanique. Les pieds palmés ont décliné l’offre, puis ont dû s’en mordre les doigts, si tu veux mon avis. On y a gagné au change ? Dacodac, mais as-tu bien noté qu’on parlait d’« Atom Heart Mother », soit l’album à la vache. Alors, c’est quoi toutes ces conneries autour du lait ? Est-ce parce que, dixit Internet, « écouter Beethoven stimule la production de lait des vaches » ? Et que diable Kubrick a-t-il voulu nous dire en mettant ainsi à l’honneur le blanc opaque, le lait, les seins et les bovins ?
« Nadsat », en Nadsat, ça veut dire « Adolescent ». Dans le bouquin de Burgess, Alex et ses Droogies n’ont que quatorze ans (et déjà un sacré CV) ; ils sont beaucoup plus âgés chez Kubrick, qui fournit çà et là quelques indices sur cette entorse au postulat effrayant du livre. Mais surtout en faisant de son film une œuvre laiteuse Kubrick nous avoue qu’Alex et ses Droogs sont en fait dans le roman qu’il a adapté « des galopins qui étaient hier en nourrice, et que si on leur pressait le nez il en sortirait du lait ! ». Cherchez pas, c’est tiré des Misérables d’Hugo.
9 commentaires
https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Hathor.
Merci pour ça Michel.
Bravo Mike
Le lait et la violence s’opposent…sans doute En relisant l’article, de nombreuses scènes me reviennent. Va peut-etre falloir que j’aille le revoir. La question que je me pose : Si Alex avait du voir les scenes de violence qui lui sont imposées avec un verre de lait… Aurait-il pu en boire une gorgée….
Super Michel
Merci pour ça et merci pour ce « Merci pour ça ».
Orange mécanique. Dans mes souvenirs un film super violent avec cette jouissances de la violence gratuite, satisfaisante. Très déstabilisant, sans doute en partie parce que cela fait remonter à la surface des choses enfouies dans l’être civilisé que j’espère être. Ce qui est sûr c’est que ce film m’a fait aimer davantage Beethoven. Les films de Kubrick ont cette magie de rendre beaux à la fois le film et la musique en leur donnant un sens totalement neuf. Michel, voici mon challenge que je te lance: décris nous tes souvenirs de cinéma + musique ! Merci pour cet article qui va bien sûr me conduire à revoir ce film autrement. A ton artcile j’apporte ma voie…lactée !
« Jouissez sans entraves » : ce mot d’ordre de 68 ne se rapportait pas à la violence débridée du Kubrik de 71. Il y a un monde entre les images proposées par cette voie de faits lactée et celle proposée par Cartier-Bresson http://www.henricartierbresson.org/publications/ .
Le spectacle proposé par ce film m’avait quelque peu dérangé, particulièrement les séquences de violence gratuite dans des lieux particulièrement glauques.
Merci Michel pour ces souvenirs.
De bon souvenirs de ma jeunesse mais j’ai appris plein de mots, bravo
Bien Michel cet article me donne envie de regarder le film autrement.
J’ai vu ce film bien plus tard, il m’a semblé très british des années 70.
Par contre on pourrait reprendre la même thérapie à d’autres malades barbus plus contemporains, un contre lavage de cerveaux serait peut-être efficace.