Vous avez toujours voulu savoir si la libido conserve ? Du haut de ses 99 ans, Norbert Terry, ancien réalisateur de films pornographiques gays et hétéro, répond qu’il n’y a pas d’âge pour aimer. Figure des années 1970, l’homme coule aujourd’hui des jours heureux face à la mer, dans la baie de Bangkok. Les films qu’il a réalisés ou produits, tels Couche-moi dans le sable, Fais jaillir ton pétrole ou encore Rien que par derrière sont les vestiges d’une époque où le sexe était canaille, l’érotisme non dénué d’humour et où les cinémas X étaient des lieux incontournables de rencontres. Portrait du dernier des Mohicans de la folle histoire du porno gay français.

Mais quelles fées se sont penchées sur le berceau du petit Norbert Torasso, né en 1924 à Jemmappes (aujourd’hui Azzaba), petite ville située entre terre et mer, sur le sol de l’Algérie française ? Son père est forgeron, sa mère, d’origine maltaise, une mère aimante… et ni l’époque ni le contexte n’invitent à la fantaisie. Une chose est sûre, le garçon – élevé entre une mère anglophone et une grand-mère allemande – développe très tôt un goût pour les langues étrangères. C’est en 1942 que le destin de Norbert se distingue. Le jeune homme de 18 ans rejoint Alger et s’engage dans les Forces françaises libres (FFL) aux côtés du Général de Gaulle. Il participe au débarquement dans le Midi, dans l’anse du Trayas près de Saint-Raphaël.
Après la capitulation allemande, les hasards de l’administration le conduisent jusqu’aux bureaux du service de liaison militaire à l’université américaine de Biarritz où, pendant un an, il occupe un poste d’interprète. Sur la côte basque, il tombe amoureux d’un soldat américain. Il décide de le suivre aux États-Unis. Pour vivre son rêve américain, il change de nom : Norbert Torasso devient alors Norbert Terry.

New York-New York

Suivant la volonté de ses parents, le jeune Norbert réussit le concours d’interprète-simultané aux Nations Unies. Nous sommes en 1946 et la toute jeune organisation internationale est provisoirement accueillie à Lake Success, sur la très huppée île de Long Island, dans l’attente de l’édification de son siège définitif à Manhattan. Terry sympathise avec Eleonor Roosevelt, la veuve de l’ancien président, qui exige même que ses allocutions devant l’assemblée générale onusienne soient traduites par le jeune homme. « J’y suis resté trois ans. Puis, j’en ai eu marre. Parce que, d’une part, je ne faisais que traduire des mensonges. D’autre part, ça ne convenait pas à ma personnalité. Il y avait une espèce d’homophobie. »

Le jeune homme, qui se sent à l’étroit dans ce microcosme, ne participe pas à la vie mondaine avec les autres diplomates et hauts fonctionnaires internationaux. « Les cocktails avec des hétéros, ça m’emmerdait… », dit-il sans détour. Peu discret sur sa vie privée, il doit faire face aux chuchotements. Parmi ses collègues interprètes, on dit qu’il n’est pas comme les autres : « ce qui était vrai… », concède Terry. En dépit des nombreux avantages qu’elle offre sur le plan financier, cette situation ne lui convient pas. « J’ai une nature créatrice, artistique, farfelue, atypique… et donc ce travail routinier, ce n’était pas du tout mon genre. » Le jeune homme consulte un « psychiatre directionnel », spécialiste de réorientation professionnelle. Au bout de six mois de visites, il a une idée… fulgurante. Il lui demande des photos de son enfance :  sur ces clichés en noir et blanc, le garçonnet apparaît déguisé ou faisant le clown. Il n’en faut pas plus pour que le très réputé praticien pose son diagnostic… aiguisé : il lui conseille de démissionner des Nations-Unies et de reprendre ses études dans le domaine du spectacle. Ce qu’il fait.

Chez Madame Saint Claude

 

Norbert Terry doit quitter son bel appartement du 698 Madison avenue, dans l’Upper East Side, et sa vie facile. Il finance ses études en travaillant pour les chemins de fer. Il obtient également une bourse et s’inscrit à l’Université de Columbia où, pendant trois ans, il étudie l’art dramatique, la mise en scène, la décoration, la musique. De Molière à Shakespeare en passant par Schiller, les classiques n’ont plus de secret pour lui. Lors d’une cérémonie à l’américaine –  en toque et toge noire – on lui remet le parchemin. « Il était très difficile de trouver une place dans le milieu du spectacle. Alors, j’ai commencé à gagner ma vie en travaillant dans la publicité, comme conseiller d’idées nouvelles ». Il crée des spots publicitaires et travaille un temps pour Charles James, célèbre couturier américain considéré comme le « génie de la coupe », connu notamment pour ses somptueuses robes de bal.

À force de volonté, il parvient à pénétrer le monde du spectacle new-yorkais. Le Frenchie fait de la mise en scène « off Broadway » dans des théâtres indépendants du quartier de Greenwich Village. Terry est ainsi un des premiers à mettre en scène les pièces de Samuel Beckett. Chaque année, le fils prodigue continue de rendre visite à ses parents qui ont quitté l’Algérie pour s’installer dans une maison à Cannes. Située dans le quartier recherché de la Californie, la villa Ophélia surplombe la baie des Anges. Arguant de leur âge avancé, ses parents lui font du chantage affectif et lui demandent de revenir en France. « C’est dommage : parce qu’à ce moment-là, la mayonnaise commençait à prendre à New York. » En 1959, Terry a 35 ans et débarque à Paris où il ne connaît personne : « J’ai dû tout recommencer à zéro ».

Paris, année zéro

Recommandé par un ami, Terry fait la connaissance de Renée Saint-Cyr, qui est également la mère du réalisateur Georges Lautner. L’entente entre les deux êtres est immédiate. L’actrice, qui dispose de nombreuses relations dans le monde du spectacle, lui met le pied à l’étrier. « Elle m’a présenté des producteurs et j’ai commencé par être l’assistant de Jean Dréville, pour son film La Fayette ». Cette superproduction à gros budget dans lequel joue Orson Welles sera un des films phares de l’année 1963. Entre 1964 et 1967, Terry assiste Jacques Tati pour son film Playtime. Durant le tournage – qui dure près de trois ans –, Tati se montre extrêmement perfectionniste, au point d’épuiser son équipe qui le surnomme « Tatillon ». À cette époque, Terry, qui s’est installé sur l’île Saint-Louis, au 24 quai d’Orléans, a pour voisin Claude et Georges Pompidou qui deviennent bientôt un couple d’amis. Il convie le Premier ministre à « Tativille », l’incroyable décor de 15 000 mètres carrés qui a jailli dans le bois de Vincennes pour les besoins du film. Le Premier ministre parvient à faire obtenir à la production une rallonge financière auprès du Crédit lyonnais, ce qui permet d’achever le tournage. Comme on voit, Terry est beaucoup plus qu’un assistant metteur en scène. Son rôle est aussi celui de facilitateur et d’entremetteur.

En parallèle, il reprend des cours de théâtre avec la professeure d’art dramatique Tania Balachowa. Rompant avec l’académisme, la comédienne a développé une méthode originale proche du réalisme psychologique qui influencera l’Actors Studio américain : « C’est avec elle que j’ai vraiment appris l’art de jouer en français. » confit-il. Terry se voit proposer de petits rôles dans des séries télévisées comme L’inspecteur Leclerc enquête (1963). On le retrouve également dans le film Martin Soldat (1966) de Michel Deville ou encore Quoi de neuf Pussycat ? (1965) sur un scénario original de Woody Allen. Après plusieurs films, il obtient sa carte de metteur en scène et fonde sa société. « N’oublions pas que mes parents habitaient à Cannes et que j’allais à tous les festivals. J’avais des contacts pour rencontrer des producteurs et leur proposer des sujets sur place. » Ce qui intéresse alors Terry, ce sont les films comiques. « J’ai horreur du macabre et j’aime faire rire les gens », précise-t-il. Son goût le porterait volontiers vers la comédie italienne, façon Dino Risi, c’est-à-dire noire et grinçante.

« C’était l’exploitant et le producteur qui gagnaient ensuite le plus de fric, moi j’avais eu mon salaire puis j’étais remercié. Je n’avais plus rien. Alors je me suis dit : je vais exploiter le filon gay. »

Ses premières réalisations sont des comédies érotiques comme Jeunes filles bien… pour tout rapport (1969) où l’on retrouve Renée Saint-Cyr dans le rôle d’une directrice de pensionnat où une jeune Suédoise dévergondée parvient à introduire son fiancé, François, travesti en femme. Menacé d’interdiction totale en France, le film obtient son visa avec interdiction aux moins de 18 ans après plusieurs coupes et connaît une sortie discrète. Dans Le Polygame ou Le Sexe à l’orientale (1971), le héros se lie d’amitié avec un cheik arabe et décide d’appliquer ses préceptes. Il épouse ainsi chacune de ses maîtresses selon différents rites religieux, mais un inspecteur de la brigade des mœurs vient à s’intéresser à son cas…

Jeunes filles bien...pour tous rapports - VPRO Cinema - VPRO Gids

La palme du titre le plus kitsch ? Elle peut être décernée à Terry avec son Couche-moi dans le sable et fait jaillir ton pétrole… (1975). Ce nanar, dont il serait trop compliqué de résumer l’intrigue, est un must du cinéma bis. Cette série bâclée mais réjouissante de bêtise annonce les premiers films d’Almodovar, le kitsch et la folie en moins.

Couche moi dans le sable et fais jaillir ton pétrole (Get Crude in the Desert and the Oil Gush Forth) réalisé par Norbert Terry 1975 (affiche)

La déferlante du porno gay

Norbert Terry considère que son travail de réalisateur-metteur en scène pour de grandes maisons de production qui ont pignon sur rue ne lui rapporte pas suffisamment. « C’était l’exploitant et le producteur qui gagnaient ensuite le plus de fric, moi j’avais eu mon salaire puis j’étais remercié. Je n’avais plus rien. Alors je me suis dit : je vais exploiter le filon gay ». En 1975, il a l’idée d’importer les premiers films pornos gays en France. Dans un premier temps, il rencontre les plus grandes difficultés à obtenir le visa de sortie. C’est compter sans son très étendu réseau de connaissances : « J’étais très ami avec l’amant du ministre de la Culture, Michel Guy. C’est ainsi que j’ai pu obtenir le visa de sortie du premier film gay porno en France. » Good Hot Stuff réalisé par Jack Deveau et Tom DeSimone sort en salle le 19 novembre 1975 sous le titre Histoires d’hommes. Comme c’est le premier du genre à être diffusé en France, le film rencontre un très grand succès. Et Terry d’ajouter : « Je me suis fait des couilles en or, évidemment. Puis comme j’ai pu avoir les visas, j’en ai fait venir d’autres ! »

Bien vite pourtant, les productions étrangères sont exclues de son circuit de diffusion en raison des taxes exorbitantes qui les frappent. Plutôt que d’acheter des films venus d’Outre-Atlantique, Terry décide de s’atteler à leur réalisation en France. Pour cela, il crée sa propre société de production : Les Films de la Troïka. Qu’on ne se méprenne pas, Norbert Terry est avant tout un chef d’entreprise avisé qui cherche à rentabiliser le filon. Pour cela, l’homme d’affaires n’est d’ailleurs pas à court d’idées. Il développe les « doubles productions » qui permettent de faire des économies d’échelle sur les dépenses de tournage. Le principe est simple : mobiliser une seule et même équipe technique pour deux films tournés de manière concomitante. Aujourd’hui disparu, Jean-Étienne Siry, publicitaire et cinéaste, se souvenait : « J’ai réalisé Et…Dieu créa les hommes en sept jours. Je tournais le matin et l’après-midi Norbert Terry tournait son propre film Jeune proie pour mauvais garçons avec la même équipe technique. C’était amusant parce que lorsque le lendemain les techniciens arrivaient sur mon tournage, je leur demandais, alors comment ça s’est passé avec Terry ? Et ils disaient : «  Oh ! C’est folklorique, c’est n’importe quoi !  » »

Deux pour le prix d’un

À côté des doubles productions où deux films sont réalisés en parallèle, il y a aussi les doubles productions homos-hétéros. Aussi surprenant que cela puisse paraître, un film et son scénario sont déclinés pour chacune de ces deux orientations sexuelles. C’est le cas, par exemple, en 1978 pour La petite garce drague sans culotte, version hétéro du film homo Dragues du même Norbert Terry. Le film, dans sa version hétéro, reprend le film homo séquence par séquence et plan par plan et va même jusqu’à mobiliser les mêmes acteurs masculins ! Dans sa version hétéro, le film peut apparaître déroutant parce qu’il investit les lieux communs de l’imaginaire homo (ouvriers, travailleurs immigrés, blousons noirs, chantiers et cimetière du Père-Lachaise). De manière assez inhabituelle – à une époque où les films hétéros prennent le plus souvent pour cadre les milieux bourgeois – l’actrice Cathy Steward s’encanaille au contact de la plèbe. Le commentaire très explicite de sa voix off décrit ses rêves, avec une mention spéciale pour « Je me sens femme auprès d’une bite » et « Une langue française dans la bouche et un sexe arabe dans le derrière ».

Cette plasticité entre films gays et hétéros nous dit également l’absence de barrière qui existe à cette époque. « Les films hétérosexuels intégraient volontiers des scènes homosexuelles masculines », se souvient Claude Loir, auteur d’un remarquable récit autobiographique intitulé Confessions païennes paru en 2023 aux éditions Hors Champ.  À l’instar de l’acteur d’origine italiennne Carmelo Petix, Loir fait alors indifféremment carrière dans le cinéma X gay et hétéro.

À mi-chemin entre le péplum fantastique et le film naturiste d’inspiration néo-classique, Les Phallophiles (1979) et sa déclinaison hétéro Rien que par derrière, qui sort la même année, constituent les deux versants d’une incroyable tragédie antique. Terry convoque un univers inspiré de l’Antiquité gréco-romaine composé de scènes oniriques au bord de l’eau et de poses gymniques délibérément ringardes venues tout droit des films hygiénistes allemands des années 1920. Les acteurs, coiffés de couronnes de feuilles tressées, évoquent les garçons siciliens immortalisés sur les épreuves des photographes homoérotiques Von Gloeden et Von Pluschow. À travers cette esthétique antiquisante, on devine le raffinement et la culture classique de Terry qui fut d’ailleurs longtemps membre de la Société française d’égyptologie.

Moteur ! Ça tourne !

Pour dix millions anciens pièce [75 000 euros de 2023], Norbert Terry tourne en deux semaines des films qui rapportent un million de francs [environ 7 500 euros de 2023] par jour et par salle. « Quelques comédiens payés entre 700 et 1 000 francs la journée [entre 550 et 800 euros de 2023] selon qu’ils interprètent des rôles actifs ou passifs, une petite équipe rodée au 16 mm, une villa pour les scènes d’intérieur et le tour est joué ! » Dans plusieurs de ses films, Norbert Terry confie la caméra au chef opérateur François About, dont le travail se révèle particulièrement soigné. Ce n’est toutefois pas le cas de toutes les réalisations de Terry. Le plus souvent, les films sont tournés en quatrième vitesse. Il en résulte un résultat décevant : image granuleuse et montage chaotique. « Quand il y avait des scènes de baisotte, moi, je mettais tout au point : la caméra, les lumières, les feux… Je vidais le plateau. Seul le caméraman restait là, à attendre qu’on lui donne le signal. Dès que le baiseur faisait un signe, le caméraman mettait la lumière et commençait à filmer à chaud. Comme ça, j’ai toujours eu des bons résultats. Pour les avoir raides et raides longtemps, c’est pas facile », se souvient Norbert Terry. Cette image d’un professionnel un peu lisse ne colle pas tout à fait avec les témoignages de ses équipes.

« Un jour, pendant que je filmais, je sens une présence derrière, dans l’ombre. Je me retourne trois fois et je me dis « C’est pas vrai, c’est Marcel Carné, je le reconnais ! »

Interrogé dans le remarquable film documentaire Mondo Homo : Enquête sur le cinéma pornographique homosexuel français des années 70, réalisé par Hervé Joseph Lebrun en 2014, François About, aujourd’hui 84 ans, qui fut directeur de la photographie de plusieurs des films produits par Terry, raconte : « Un jour, pendant que je filmais, je sens une présence derrière, dans l’ombre. Je me retourne trois fois et je me dis « C’est pas vrai, c’est Marcel Carné, je le reconnais ! ». Terry ne m’avait rien dit, il avait invité Marcel Carné à assister au tournage et ce dernier se branlait dans l’ombre à la vue de garçons appétissants. »

Disparu en 2019, Jean-Étienne Siry qui réalisa pour la société de production de Terry Et… Dieu créa les hommes (1978), se souvenait : « On a tourné dans des conditions démentes ! Démentes ! La scène qui me revient à l’esprit est la scène dans le camion, où le héros se fait baiser par des camionneurs. On a tourné ça dans un camion garé sur le bas-côté du boulevard de Charonne à trois heures de l’après-midi, en plein jour alors que c’était censé se passer en pleine nuit. Je dirigeais les mecs et je gueulais en disant : « Allez-y les mecs, allez, enculez-vous ! » Et à un moment, on a frappé à la porte du camion et Norbert Terry est arrivé avec son air doucereux :  » Écoute Jean-Etienne, vous pourriez pas faire un peu moins de bruit parce qu’il y a les passants qui sont là, qui entendent et qui se demandent ce qui se passe ? «  Ça a été épique ! ».

Dans le film Équation à un inconnu (1980), Terry passe exceptionnellement devant la caméra. Considéré aujourd’hui par certains comme un petit chef-d’œuvre, ce film est l’unique réalisation de Dietrich de Velsa, pseudonyme de Francis Savel, peintre des années 1960, aussi connu sous le nom de Frantz Salieri lorsqu’il fonda le cabaret transformiste La Grande Eugène, 12 rue de Marignan à Paris. « C’est moi qui ai fait venir Terry comme figurant », se souvient le chef opérateur du film Équation à un inconnu, François About. Point de scène déshabillée pour le producteur, Terry y incarne un buveur solitaire qui observe les allers et retours des hommes aux toilettes dans un café ouvrier glauquissime.

Equation à un inconnu : la critique du film - CinéDweller

Gay fantasmes

Norbert Terry admet dans ses films une certaine variété fantasmatique répondant aux divers mythes masculins : de l’éphèbe aux boucles blondes au motocycliste hyper viril à la braguette chargée. Prenant la plume dans le très remarquable Dictionnaire des films français pornographiques & érotiques publié en 2011 sous la direction de Christophe Bier, Hervé Joseph Lebrun, grand spécialiste de l’histoire du porno gay, analyse : « Hommes entre eux ou Jeune proie pour mauvais garçon associent les poncifs les plus rétrogrades aux fantasmes les plus éculés : cuirs et chaînes sur fond de sadomasochisme, motos étincelantes, éloge de la virilité et mythe du jeune loubard en mal d’aventures homos, scène de viol, histoire du jeune provincial débarquant à Paris. ».

Hervé Joseph Lebrun relève que « Terry réalise quelques-uns de ses longs métrages sur un canevas souvent identique : l’arrivée en train à Paris, errances et déconvenues dans un Paris gay en proie à de multiples doutes. Son cinéma a quelque chose de Carné, du réalisme poétique et parfois des répliques à la Prévert. ». Ce sens de la phrase qui claque se retrouve aussi dans les dialogues, par exemple, dans Homologues ou La Soif du mâle (1977) réalisé par Jacques Scandelari : « Je ne prends mon pied qu’avec les mecs qui ne sont pas pédés… Les femmes aussi ont envie de se faire enculer » ou encore « Existe-t-il un besoin de soumission ou de domination ? Je ne sais pas mais je vais savoir. »

« Chaque fois que j’ai pu aider un gay par rapport à un hétéro, j’ai aidé le gay. S’il y avait eu une banque gay, j’aurais foutu mon argent dans une banque gay. Mon docteur à Paris était gay. Le vétérinaire de mon chien était gay ».

Cette frénésie verbale et sexuelle n’est pas toujours du goût du pouvoir giscardien dont le libéralisme en termes de mœurs demeure limité. Après le départ de Michel Guy du ministère des Affaires culturelles en juillet 1976, Norbert Terry se heurte à des résistances du côté de la rue de Valois. Les nouveaux ministres Françoise Giroud puis Michel d’Ornano se montrent moins sensibles que leur prédécesseur à la défense du cinéma pornographique gay. Pour le film Mâles Hard Corps (1977), réalisé par Jean-Étienne Siry, le ministère exige la coupe d’une séquence de vingt minutes. Pour Terry, qui a produit le film, c’était exagéré : « La scène n’était pas particulièrement violente. On m’a dit qu’elle portait atteinte à la dignité de la personne humaine, à quoi j’ai répondu au ministre que Verdun était une atteinte autrement plus importante, Stalingrad aussi ! ». Tournée à la façon d’un documentaire, cette séquence montre la relation de deux hommes se livrant à un rapport poussé à l’extrême : à savoir un fist-fucking qui se transforme lentement en un sidérant et indescriptible double-fist. Frappée d’interdiction par la censure, la séquence est coupée du film Mâles hard corps. Elle sera distribuée plus tard en France, en VHS, sous le titre Poing de force, devenant ainsi la première scène de fist-fucking du cinéma français.

Dans les salles obscures

Produire et réaliser les films ne suffit pas à cet homme d’affaires qui a un sens aigu du commerce. Il faut également que ses films soient diffusés ! « On n’est jamais aussi bien servi que par soi-même » pourrait être son credo. Aussi, décide-t-il de louer une salle dans laquelle ses films pourront être projetés.

En 1975, ce sera La Marotte, au 49 rue Vivienne dans le 2arrondissement de Paris, près des Grands Boulevards. Cela marche très fort mais les relations avec le propriétaire des murs ne sont pas au beau fixe. La Marotte appartient en effet à Louis Pauwels, figure du Figaro, qui s’apprête à fonder Le Figaro Magazine, et à son épouse, l’actrice Elina Labourdette. Le journaliste conservateur n’entend pas céder à cet étalage de débauche et de lubricité.  « C’était un catholique archi-démodé. Bref, il n’était pas dans le coup », souligne Terry. Finalement, le scandale éclate et Terry préfère se retirer. En 1978, Georges Combret, producteur déjà à la tête de plusieurs théâtres à Marseille et qui a quelques années plus tôt trempé dans l’affaire des piastres d’Indochine, rachète le fonds, laissant entendre qu’il va en faire un cinéma traditionnel. Pauwels pense être sorti d’affaire et retrouver une respectabilité entre les murs de son immeuble. En réalité, Combret a joué les intermédiaires pour le compte de la productrice Anne-Marie Tensi, la papesse du porno gay, au grand désespoir de Pauwels qui mettra des années à la faire expulser.

Norbert Terry poursuit quant à lui dans son entreprise d’ouvrir un cinéma gay. Cela tombe bien même, car il n’aime pas le quartier : « La rue Vivienne, c’est un quartier boursier. Les Grands Boulevards, c’est un public qui n’est pas nécessairement gay. Les théâtres de boulevard ne sont pas spécialement des théâtres gays. Alors, j’ai laissé tomber La Marotte. » Désormais, il cherche à se rapprocher de Saint-Germain-des-Près, un quartier qu’il affectionne particulièrement et qui est alors un haut lieu de la vie gay parisienne. « Comme Montparnasse pendant l’entre-deux-guerres, Saint-Germain-des-Prés était le rassemblement des gays à vocation artistique. » L’endroit qu’il préfère, c’est le café de Flore « parce qu’il y avait beaucoup de gays, des gays chics comme Paco Rabanne, Thierry Le Luron, Jean-Claude Brialy. J’y ai rencontré Marcel Carné, qui est resté jusqu’à la fin de sa vie un très grand ami. » Norbert Terry signe un contrat avec le propriétaire du cinéma Le Dragon, situé en plein cœur de Saint-Germain-des-Prés, au n°24 de la rue éponyme. Dans ce cinéma, il ne programme que des films dont il est le producteur, le distributeur et en même temps l’exploitant.

« Rien qu’aux six ou sept portefeuilles que je trouvais chaque semaine dans mes salles, j’avais une idée assez précise de mon public : des pères de famille bien comme il faut, avec, glissées parmi leurs papiers, d’affectueuses lettres de leurs enfants. »

Dans les salles obscures, le spectacle est surtout un prétexte à rencontres. Il y a beaucoup de mouvement dans la salle où les « ouvreuses » sont des éphèbes discrets qui n’empêchent personne de changer de place plusieurs fois par séance. Un système de projection perfectionné assure une obscurité presque permanente tandis que les pellicules s’enchaînent automatiquement sans entracte. « Rien qu’aux six ou sept portefeuilles que je trouvais chaque semaine dans mes salles, j’avais une idée assez précise de mon public : des pères de famille bien comme il faut, avec, glissées parmi leurs papiers, d’affectueuses lettres de leurs enfants. », se souvient Terry avant de préciser : « Il n’y avait pas que dans les cinémas gays pornos que c’était des coins de drague. Dans les cinémas dits hétéros, il se passait la même chose ! »

Money Money Money

D’après Terry, son entreprise n’était pas aussi lucrative que ce qu’on imagine. En tant que producteur, il rappelle qu’il devait payer les comédiens, les charges sociales, les laboratoires, les pellicules, les décors, etc. : « L’État prenait 50 % de mes recettes ! et d’ajouter, véhément « L’État était un proxénète qui gagnait de l’argent sur mon dos, alors que c’était moi qui faisait tout le travail ! ».  Terry admet néanmoins qu’en dépit des prélèvements fiscaux, le cinéma gay a constitué une parenthèse qui lui a permis de gagner beaucoup d’argent. « Mais je ne suis pas un homme d’argent. Même quand j’ai eu beaucoup de fric : à l’époque, 10 000 francs par jour de recettes en liquide [l’équivalent d’environ 5 000 € de 2023], j’aurais pu acheter une Rolls, aller chez Régine tous les soirs, faire le mondain, mais ce n’était pas du tout moi. Avec beaucoup d’argent ou fauché, je suis toujours resté le même. Exactement le même ! », affirme-t-il.

Pour contourner cette fiscalité prohibitive, ses conseillers juridiques lui indiquent que la meilleure solution serait de créer une structure à but non lucratif, de type association loi 1901. Ils lui proposent de ne plus projeter des films avec de la pellicule, mais avec des cassettes –  la VHS vient de faire son apparition – sur grand écran. Il disposera ainsi de sa propre billetterie et ne dépendra plus du Centre national du cinéma. Le lieu devient ainsi le « Dragon Club Vidéo Gay » et poursuit désormais ses activités en tant que club privé. Il finira même par perdre toute référence au mot « Dragon » pour devenir le « Club Vidéo Gay ». Le succès est tel que Terry ouvre une salle dans le Vieux Nice, au 3 rue Paganini, ainsi qu’à Lyon, dans le quartier de la Croix Rousse, au 11 place Croix-Pâquet. En 1982, une deuxième salle ouvre à Paris, dans l’ancien cinéma Le Colorado, 80 place de Clichy. « Ces cinémas avaient le même nom partout. » Il exporte même son concept Outre-Rhin et ouvre un Club Vidéo Gay à Munich mais les résultats tardent à venir : « Les Allemands bavarois sont catholiques orthodoxes. Ça a été un échec financier. »

Terry a à cœur de développer un club dans l’esprit d’une association 1901. « Il y avait un bar, une grande bibliothèque avec tous les sujets gays qui existaient, en plusieurs langues. J’avais engagé un médecin que les clients pouvaient consulter gratuitement », explique le redoutable homme d’affaires qui se présente comme un « catholique pratiquant ». Le Club Vidéo Gay a aussi son bulletin mensuel dont la rédaction est confiée à Yves Jacquemart et à son compagnon Jean-Michel Sénécal. Ce dernier se souvient encore du superbe appartement que Terry occupait sur l’île Saint-Louis et du moulage de son anus qui trônait sur la tablette de la cheminée. Sénécal, 80 ans aujourd’hui, conserve une grande tendresse pour le producteur qui lui confia en 1979 la réalisation du film La Chambre des phantasmes et raconte : « La dimension associative du Club Vidéo Gay ? C’était un habillage. Mais c’était cul en diable ! » Autre initiative originale de Terry, la création d’une bande d’actualités « spéciale homos ». Pastiche du journal télévisé, ce journal télévisé hors du commun réalisé et présenté par le journaliste très spécialisé Pierre Schrique est diffusé dans les salles gérées par Norbert Terry. Renouvelé toutes les semaines, il entend traiter toutes les questions sérieuses concernant les homos : depuis les derniers arrêtés de justice rendus contre les homosexuels jusqu’aux récentes prises de position du PCF.

Gay Eighties

Norbert Terry, qui explique n’avoir jamais participé à une Gay Pride, pourrait apparaître selon les canons d’aujourd’hui un brin conservateur. Notre homme pourtant s’est souvent montré généreux avec la cause. On se souvient qu’en 1984, c’est lui qui met à disposition de l’équipe de Fréquence Gaie, radio clandestine homosexuelle, un appartement, rue Lamarck, permettant ainsi à la radio pirate de continuer d’émettre. Il aide aussi, à ses débuts, Le Gai Pied, une des toutes premières publications gays créée en 1979, en achetant de la publicité dans les pages du magazine. « J’ai toujours été très motivé pour la cause gay. Chaque fois que j’ai pu aider un gay par rapport à un hétéro, j’ai aidé le gay. S’il y avait eu une banque gay, j’aurais foutu mon argent dans une banque gay. Mon docteur à Paris était gay. Le vétérinaire de mon chien était gay. Mon plombier était gay. Je suis assez sectaire pour faire gagner de l’argent à ceux des miens. Les autres sont bien sectaires entre eux, il n’y a pas de raison qu’on ne soit pas sectaire entre nous. C’est normal. »

« Tous les morts que nous avons dans la morgue, ils ont la carte de votre club… »

C’est à cette époque que les premiers cas d’une maladie totalement inconnue sont rapportés aux États-Unis. Syndrome gay ? Cancer ? Pneumonie ? La rumeur va bon train. La maladie commence à faire beaucoup de dégâts. Un jour, la police convoque Terry et lui dit : « Voilà, M. Terry, tous les morts que nous avons dans la morgue, ils ont la carte de votre club… C’est un club de rencontres, c’est bien, mais... ». « Dans mon club, plus de 300 membres sont morts » se souvient le producteur. C’est à ce moment que sa mère, très âgée, l’appelle. « Elle m’a dit : « Je ne peux plus tenir le coup toute seule dans cette villa, elle est trop grande. » Alors, l’un dans l’autre, les raisons familiales et le sida, j’ai tout vendu, j’ai tout liquidé et je suis parti… J’ai quitté Paris définitivement. Et j’ai rejoint ma mère à Cannes. » Le 14 janvier 1986, le Club Vidéo Gay de la rue du Dragon ferme définitivement ses portes.

Sodome et Gomorrhe d’Asie

Après un passage par Barcelone, c’est à Pattaya, dans le golfe de Thaïlande, que Norbert Terry s’est installé, il y a une vingtaine d’années. « C’est la nouvelle Sodome et Gomorrhe. J’en conviens », concède-t-il avant de préciser « Je suis aux premières loges, mais je ne vais pas sur scène. » Depuis son appartement, il observe tout cela de loin. On ne risque pas de le croiser dans les quartiers chauds de la ville, de le trouver en train de se promener le soir dans Walking Street, ni de le voir fréquenter le Sunny Plaza à Boyztown. « Ce sont des marchés à viande où de pauvres jeunes hommes se prostituent pour 1 000 Baths [c’est-à-dire 20 euros]. Détestable. » Pourquoi avoir choisir ce lieu alors ? « La ville me plaît, parce qu’elle est gaie, elle est joyeuse, elle est agréable, il y fait chaud toute l’année, il y a des beaux garçons qu’on ne pourrait rencontrer nulle part à Paris. Comme beaucoup d’hommes mûrs homosexuels, il fait le constat d’un désintérêt des jeunes : « Les jeunes, quand tu as plus de 50 ans, ils ne te regardent même pas : tu passes et tu es comme les arbres, c’est comme si tu n’existais plus... Les jeunes générations, elles vivent surtout entre elles et ne regardent pas ceux qui sont un peu plus âgés qu’eux. Tandis qu’ici, peut-être pour des raisons moins nobles, ils aiment plus les vieux. » L’homme a ses contradictions et ses secrets peut-être…

Norbert Terry a fait le choix de vivre de manière immergée dans la culture thaïe. Ses interlocuteurs sont d’ailleurs souvent surpris de voir ce farang parler et écrire couramment leur langue. Étonnés, nous le sommes également, lorsqu’au milieu de la conversation téléphonique, il lance avec autorité une tirade en siam – précisant ensuite, facétieux, « Pardon, je demandais qu’on ne m’emmerde pas ». Revenons-en à nos échanges : « Je me trouve très bien en Thaïlande. Je trouve que ce sont des gens souriants (par rapport aux tronches qu’on peut voir à Paris dans le métro ou dans le Marais). C’est agréable de venir ici, dans le pays du sourire, où même quand ils sont en colère, ils sourient. Voilà toutes les raisons qui m’ont décidé à finir mes jours ici. »

Dans l’appartement de Norbert Terry à Pattaya, la décoration est épurée ; aucun objet de valeur ni de bibelot inutile, seulement quelques souvenirs de famille. « J’aime le côté monacal. Cette table, c’est mon père qui l’a faite ; je l’ai ramenée de France. La lampe, c’est la lampe de ma grand-mère. Il y a aussi une photo de mon fils adoptif. », avant d’ajouter « Je trouve que quand on adopte, on peut choisir. Tandis que quand on produit et que l’on crée, on subit. » Terry a toujours eu des compagnons dans sa vie ; ils sont tous morts, sauf le dernier. Le secret du bonheur conjugal ? « J’ai toujours eu la bonne idée de ne pas vivre dans le même appartement mais séparément. C’est-à-dire que mon ami avec qui j’ai vécu 20 ans avait son appartement. J’avais le mien, on se voyait tout le temps, mais chacun chez soi, on avait quand même à peu près notre liberté. Je pratique la même chose ici en Thaïlande: mon ami, je lui ai payé son studio, il me téléphone tout le temps, il passe ici quand il veut et ça marche mieux comme ça. Être collé l’un à l’autre, ce n’est pas dans ma nature. »

Après la fête

Quand on demande son secret de longévité à cet homme de bientôt 100 ans, il répond : « Je fais du sport. Je suis très actif. À la base, je suis un homme de théâtre. À ma retraite, j’ai continué à écrire des pièces de théâtre. Beaucoup de gens de mon âge mettent des charentaises, un béret sur la tête, un châle autour du cou, s’installent dans un fauteuil confortable avec une grande télé devant… Ça, c’est l’autoroute de la mort. Donc, ça ne m’intéresse pas du tout. Puis, je touche du bois, j’ai une santé de fer » et d’ajouter « Ma mère est morte à 105 ans ». Selon lui, la foi joue également un rôle dans cette longévité exceptionnelle. Il aime rappeler qu’enfant, vêtu d’une soutanelle rouge, il servait avec dévotion la messe en Algérie. Toute sa vie, il a continué de fréquenter les églises.

Comment ne pas être impressionné par cet homme né sous la présidence de Gaston Doumergue qui a participé à la Libération de la France en 1944 avant d’être le témoin de la création des Nations Unies ? Comment se figurer ensuite que ce presque centenaire fut le grand manitou du cinéma érotique et pornographique en France ? Que reste-t-il d’ailleurs de ce Paris gay et interlope dont il fut un des grands chefs d’orchestre ? Les établissements de la rue Sainte-Anne ont depuis longtemps fermé leurs portes. Les vespasiennes ont été retirées de l’espace public. Saint-Germain-des-Près n’est plus. Quant aux salles obscures où tant de désirs se sont révélés, où tant de caresses ont été échangées, elles ont disparu depuis bien longtemps.

Au 24 de la rue du Dragon, un supermarché spécialisé dans les produits surgelés a remplacé le cinéma qui abritait le Club Vidéo Gay. Ne reste, comme trace du passé, que la belle verrière de l’étage, et les deux sorties de secours situées de part et d’autre de l’entrée. Au 49 de la rue Vivienne, le cinéma La Marotte a été démoli et un nouvel immeuble a été construit : un parking occupe l’emplacement de l’ancienne salle. Tant de souvenirs effacés… Mais Norbert Terry, lui, est toujours là, insubmersible. Il est et restera le dernier empereur du porno gay français.

 Un grand merci à Hervé Latapie qui a aimablement mis à disposition l’ensemble des entretiens qu’il a réalisé de son ami Norbert Terry : la plupart des citations de Terry dans cet article proviennent de ces enregistrements.

Merci également à Hervé Joseph Lebrun pour la mise à disposition des entretiens issus de son film documentaire Mondo Homo (2014) et pour ses conseils toujours avisés.

 

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