Vous n’auriez sans doute jamais fantasmé pareille situation. Nicolas Gautier, directeur artistique chez AZ (label d’Universal) de son état, l’a fait. Il l’a même écrit. Son premier roman, À mort l’artiste (titre qui, vu le contexte, peut paraître ironique) est un polar sans cadavre, un « roman social » qui caricature l’industrie du disque, une farce tellement improbable qu’elle en devient intéressante.
Ça ne rigole plus du tout chez NRV Music France. Les chiffres sont dans le rouge. Acculé par les grands patrons de la maison-mère, Noël Fontana – un Pascal Nègre à peine dissimulé – doit absolument trouver une solution pour redresser la barre. L’idée, lumineuse, jaillit au cœur de la nuit : faire mourir Jim Chance, l’artiste le plus populaire de son catalogue – une sorte de mix peu crédible entre Johnny Hallyday et Bashung. Durant de longues pages (instructives au demeurant), on rafraîchit les vieux coffrets Jim Chance (mon Dieu, mais ce nom !), on déterre deux ou trois titres inédits pour faire des éditions Deluxe, on prend contact avec les usines de pressage, les imprimeurs, on fait des devis, des prévisions budgétaires, on contacte les distributeurs, au passage on manque un rendez-vous avec un certain Petit Corps Chétif, on engueule l’assistante qui répond au nom de Choupinette, on organise des soirées en hommage à l’artiste décédé, etc. Sauf que…
« Moi vivant, je n’accepterai jamais de mourir. »
Sauf que le Jim Chance a le projet d’enregistrer un conte musical sur lequel il travaille depuis des années, et n’est pas d’accord pour faire semblant de mourir. En plus, manque de chance, c’est le cas de le dire, il se fait enlever par un groupuscule indépendantiste appelé Vinylpirates, sortes d’Anonymous qui réclament plus de deux milliards d’euros de rançon, au nom de la gratuité de la musique. Entrent en scène Fino et Manchette, deux détectives assez peu professionnels chargés de l’enquête…
La lecture de ce roman n’est aucunement déplaisante. Un livre délassant, écrit dans un style rappelant les rédactions au présent qu’on faisait au lycée, phrases courtes et mots simples. Un vrai roman de gare comme il s’en écrit au kilomètre, relu par une correctrice un peu fâchée avec la virgule, qui a sans doute entendu parler du code typographique, mais c’était il y a longtemps. Certains élitistes critiqueront le manque de tournures littéraires, de jeux de mots habiles ou de réalisme, mais ceux-là oublient un peu trop souvent d’être humbles. Aller cracher sur Amélie Nothomb n’a rien de bien prestigieux.
La lecture de ce roman n’est aucunement déplaisante, disais-je donc. Ç’aurait pu être un des nombreux livres qu’on lit pour son loisir, à ce détail près qu’il s’agit de l’œuvre d’un DA d’Universal, qui y décrit l’effondrement de l’industrie du disque en général et de sa propre boîte en particulier. Ses collaborateurs, artistes, secrétaires, patrons de labels et autres attachées de presse, y sont descendus en flamme. Presque de la haine ? Le seul personnage épargné par les sarcasmes, c’est l’auteur lui-même, qui se met en scène sous les traits de Fino*. Démarche intrigante. Nicolas Gautier serait-il à l’industrie musicale ce que Frédéric Beigbeder est à la pub ? Vomit-il sa profession au point d’espérer secrètement que le siège d’Universal Music France soit détruit, et remplacé par un Club Med Gym ?
Pour en avoir le cœur net, je lui ai posé la question. Devant une mousse dont je n’ose imaginer le prix, à la terrasse du Zebra Square, bar chicos à vous en donner la nausée, en face de la Maison de la Radio.
Nicolas Gautier est avenant, volubile à l’extrême. Pendant des années il a accompagné ses artistes en promo ; aujourd’hui c’est lui que les journalistes viennent voir, et il en est visiblement très content. Pas peu fier. Limite touchant, tant il a l’air d’un gamin devant un jouet dont il rêvait depuis longtemps. Il s’amuse. Me raconte par le menu la genèse de son livre, son ordinateur qui regorge de manuscrits jamais publiés, ses rencontres avec des éditeurs, les conseils que ses potes lui ont donnés, son éditrice qu’il couvre d’éloges, son amour de la littérature. Ses influences : Chester Himes, James Ellroy, David Peace, Léo Malet (le père de Nestor Burma), Manchette, et même Nick Hornby — « c’est du roman noir », affirme Nicolas Gautier, qui avoue par ailleurs acheter tous les roman de Michael Connelly à leur sortie, même s’il est parfois déçu. Il affectionne le polar, le « roman de gare ». Non, sans blague.
« Entre Pascal Nègre et moi, c’est une histoire d’amour. »
À mort l’artiste dénonce-t-il les dérives de l’industrie du disque ? Une certaine hypocrisie inhérente au métier ? La musique considérée comme un simple produit de consommation, faite pour les profits immédiats des actionnaires ? Maaaah non, du tout ! « Non, ce livre, c’est une farce, entre Les Fourberies de Scapin et Les Pieds Nickelés ». Mais ne peut-on pas l’envisager comme un 99 Francs rigolo ? « Héhé, sans le sexe et sans la drogue alors… Mais non, ce livre, je l’ai plus vu comme une farce. Vraiment. »
Une question me taraude : qu’en a pensé Pascal Nègre ? « Bien sûr il l’a lu ! Il a détesté. (pause dramatique) Mais non, je plaisante ! (rires) Pascal et moi, on est amis depuis plus de vingt ans ! S’il est à la tête d’Universal depuis 21 ans, c’est pas pour rien. C’est quelqu’un que j’aime beaucoup. » OK, mais qu’a-t-il pensé de ce livre dans lequel Universal est détruit ? « Tu sais, entre Pascal et moi, c’est une histoire d’amour. Une histoire d’amitié, d’amour, de respect. Entre gens de lettres, on se soutient ». Et de déballer son parcours professionnel, sa rencontre avec Nègre chez Barclay, les artistes qu’il a signés (Faudel, Pep’s, j’en passe et des meilleurs), puis le label AZ, puis j’en ai marre de prendre des notes. Une chose est sûre, on ne saura jamais ce que Pascal Nègre a pensé du livre. Ce qui n’est, en soi, pas très grave. De toute façon, le médiatique PDG a assuré ses arrières en ouvrant un pressing écolo en province. Le buisness éco-responsable, contrairement à celui de la musique, se développe durablement.
« Ma première signature, c’était Faudel. On aime ou on n’aime pas, mais en tout cas il a vendu des disques. »
Ce n’est pas tous les jours que je tiens un DA de major, aussi ais-je soif d’informations. Sur quels critères signent-ils un artiste ? Quel est l’impact réel de la crise du disque ? Nicolas Gautier, qui a par ailleurs commencé sa carrière chez un label indépendant, se lance dans un véritable plaidoyer pour défendre une industrie musicale souvent accusée de signer de la merde pour la vendre aux masses : « Dans les maisons de disques, on est tous des gens passionnés par la musique ! Découvrir des artistes, les suivre en studio, leur offrir la possibilité d’avancer… Mais c’est notre passion !
— Vous êtes en train de me dire que vous ne faites pas exprès de produire la musique comme si c’était des pots de yaourt ?
— Bon, évidemment, comme dans toutes les entreprises il y a les actionnaires qui font pression derrière, alors on est bien obligés de faire du chiffre… »
L’argument étant, comme toujours, de gagner de l’argent avec des artistes mainstream pour permettre à ceux qui ne vendent pas beaucoup mais font une musique de qualité, intègre, d’enregistrer des albums à perte. « Ma première signature, c’était Faudel. On aime ou on n’aime pas, mais en tout cas il a vendu des disques. » Ce qui permet à Dani de continuer à faire de la musique. En un sens, ça se tient.
Ultime question : comment l’auteur qui a écrit la fin d’une major voit-il l’avenir de la musique ? « On est dans une période de basculement total. Il y aura toujours des artistes, et il y aura toujours un public, des gens qui ont besoin de musique. Et les artistes auront toujours besoin de conseils pour leur promotion, le marketing… Et pour leur production. Alors, il y aura toujours des directeurs artistiques. » Plaît-il ? Un groupe de rock, par exemple, avec auteur, compositeur, interprètes, serait incapable de s’autoproduire correctement ? « Mais évidemment ! Ils manquent de recul sur leur propre création, ils ne savent pas comment produire un album pour qu’il touche le grand public… »
Justement, que pense cet homme des plateformes comme My Major Company ou Noomiz, qui encouragent les groupes à s’autoproduire et leur expliquent comment s’autopromouvoir ? « Mais c’est une chose formidable ! Nous avons eu des contacts avec beaucoup de nouveaux talents grâce à Noomiz ! » Le contraire m’eut étonnée. Le nouveau buisness de la musique 2.0 est merveilleux : sous couvert de « on aime la musique alors on veut aider les artistes », on s’arrange pour que les « jeunes talents » tombent tout cuits dans le bec des maisons de disques, avec un album déjà enregistré et un public déjà acquis, nombre d’écoutes à l’appui. Du coup, le label n’à se baisser pour ramasser l’oseille. La signature tranquilou (comme on épile son minou).
Et les concours à la mords-moi le nœud genre SFR Jeunes Talents, le CQDF des Inrocks ou même, tenez-vous bien, le concours des nouveaux talents de la Caisse d’Épargne** ? Ces concours gagnés par des groupes qui passent leurs journées à rameuter leurs potes pour qu’ils votent… La peste noire des années 2000. Le nombre de musiciens inconnus qui me demandent en friend et m’envoient des messages pour que j’aille écouter leur son, kiffer leur univers et voter pour eux… Parfois, quand j’ai du temps, je me fais plaisir : je réponds à leur message pour les insulter. Chacun ses petites distractions.
Bref, revenons à notre auteur de polars. A-t-il pleinement conscience que ces cyber tremplins, sous prétexte de faire émerger de jeunes talents, n’existent en fait que pour vendre de l’espace publicitaire ? Les groupes rameutent leurs potes sur une page web pour qu’ils votent. Cette page a donc un nombre important de clics. Quand on sait que le prix d’un bandeau publicitaire sur le web varie en fonction de la fréquentation de la page… Vous additionnez 1 + 1 ? Nicolas Gautier sait compter, et élude : « Un artiste qui a du talent, peu importe comment il émerge, il sera toujours reconnu. Aucun talent ne passe inaperçu. » Il ne faudrait pas prendre à la légère la parole d’un homme qui a signé Faudel et Pep’s.
Sur ces instructives paroles, l’attachée de presse vient nous interrompre : l’écrivain doit se rendre à la Maison de la Radio pour participer à une émission sur France Machinchose. C’est trop bête, j’aurais tant voulu qu’il développe son concept d’artistes talentueux…
En attendant, Nicolas Gautier a déjà en tête la suite de À mort l’artiste : ça s’appellera Chanter faux tue et ça parlera d’un ingénieur du son qui, exaspéré par les fausses notes qu’il est contraint de supporter quotidiennement, se met à tuer en série les artistes qui chantent faux. On salive d’avance. Je lui suggère d’inverser les rôles, et d’écrire un polar où un musicien se mettrait à buter tous les ingés-son à dreadlocks qui pensent qu’Albini est une marque de mozzarella. Rendu fou par ces incapables pédants qui, des années durant, lui ont demandé de baisser la batterie (instrument qui, c’est bien connu, possède un beau bouton « volume » tout rond), l’ont privé de retours et ont pourri son son pour mieux faire ressortir celui du groupe qui jouait en tête d’affiche, ce musicien deviendrait un tueur sanguinaire. Idée séduisante, à creuser.
Nicolas Gautier // A mort l’artiste // Génèse Edition
NOTES :
* Personnage que l’on voit tenter d’expliquer à l’un de ses artiste qu’en résiliant son contrat, la maison de disques lui rend en fait service, car elle lui rend sa liberté — c’est, au mot près, ce que dit Pascal Nègre dans son inoubliable autobiographie Sans Contrefaçon, trouvable au rayon « occasions » chez Gibert pour la somme de 2,50 €).
** C’est bien connu, l’écureuil de la Caisse d’Épargne est un rock critic averti, à côté Lester Bangs il peut aller se rhabiller.