« Et puis merde ! Même si tu titres Worst of n'importe quoi, c'est pas une raison pour ne pas évoquer le meilleur, donner un peu d'espoir aux enfants, si y en a (de l'espoir) ». Commentaire de P

« Et puis merde ! Même si tu titres Worst of n’importe quoi, c’est pas une raison pour ne pas évoquer le meilleur, donner un peu d’espoir aux enfants, si y en a (de l’espoir) ». Commentaire de Poor Lonesome Delivery Boy au My Worst 2000’s de Serlach.

Parce que tailler Bloc Party, Evelyne Thomas ou Teki Latex parait à la portée de n’importe quel bon artilleur, il fallait redonner une raison de croire en un avenir, une décennie bleue comme un lac de montagne au milieu de l’été. Qui nous donnera les réponses, les raisons d’espérer ? Entre mes mains, un mini tract de quelques centimètres carrés.

« Dr Boubacar, voyance.

Infidélité, Amour, Travail, Futur, proche ou lointain. Le Docteur, diplômé du cercle International des médiums, répond à toutes vos questions: Envoûtement, chance aux jeux, travail, examen, impuissance sexuelle, malchance, retour immédiat et définitif de la personne aimée. »

Tout en marchant vers la sortie du métro, je replie en deux le papelard saumon et manque de percuter une cagole vêtue d’une doudoune sac-poubelle à la mode. Je traverse rapidement le boulevard de la Chapelle, me faufilant entre les vendeuses de « maïs-maïs » et les grilleurs de châtaignes sur caddies, tout près du square. Au détour d’une ruelle, le numéro 3 et sa porte ancienne…

Bon, voila, voila, on y est. Dix secondes d’hésitation. J’appuie fébrilement sur la sonnette de l’interphone.

– Oui ? (Voix « typée » africaine. Apparemment, je ne me suis pas trompé : c’est déjà ça.)- – Oui, bonjour, j’avais rendez-vous à 17 heures avec le Docteur Boubacar.
– Deuxième étage.

Grésillement électrique de la porte. J’entre. Je monte.

Un papier scotché au dessus d’une sonnette, au second étage : le même que celui dans la poche de mon blouson. Driiiing. La porte s’ouvre.

– Bonjour.
– Bonjour, rrrentrez, je voûs prie.

Le gars ne paie pas de mine. Jean Celio, chemise noire à manches longues, la quarantaine guère plus, des petites lunettes rondes, crâne rasé, la mine inexpressive. Pas de boubou, pas de cheveux blancs, pas de style Mandela-grand-sage. Seul son léger accent me renvoie à ce que j’avais imaginé de lui. Mais bon… J’ai tout de même du mal à croire que ce type soit un redresseur de bites molles doublé d’une Madame Soleil du feu de Dieu. Bon, garde tes préjugés, on va voir ce qu’on va voir.

Boubacar me fait entrer dans un bureau marqué par l’absence de masques, de bâtons, de gris-gris, de boules de cristal. Seulement une bibliothèque géante compilant des dizaines et des dizaines de vieux livres encyclopédiques : putain, on se croirait chez Jean d’Ormesson. Le Doc me fait asseoir à la chaise devant son bureau. Sur ce dernier, un stylo, une petite coupelle remplie de runes noires, une feuille de papier blanche, un vieux Mac pourri, et un tapis vert rayé au possible, comme si le gars venait de finir une soirée poker avec une dizaine de harpies aux ongles mal taillés.

Une fois assis dans son fauteuil pivotant, le médium entame les préliminaires :

– Vous pouvez me rââppeler s’il vous plait, le but de votre veenûe ?
– Oui, en fait, comme je vous avais dit au téléphone, je travaille pour le site Gonzaï. Je ne sais pas si vous connaissez ?
– Non (lapidaire).

Deux secondes de silence et d’auto-persuasion. Normal. Normal.

– Bon, en fait, je vous en avais un peu parlé au téléphone, euh, nous faisons le bilan des années 2000 et pour clore le sujet, on aimerait savoir quels seront les événements, comment dirais-je, marquants des années 2010, puis comme vous êtes un des rares spécialistes dans ce domaine…

Devant la sotte flatterie, le type reste impassible, limite méfiant. Boubacar se penche vers moi.

– Qu’est-ce que vous me rââcontez ? C’est une blague ?
– Non, non, non, vous pouvez vérifier si vous voulez.

Il me fixe pendant un moment, se renverse dans son fauteuil, l’air pensif. J’essaie de soutenir le poids de son regard, toujours aussi fermé. Prend ton air sérieux, pro, met ta main sur le menton. Ne bronche pas. Oui, voila…

Boubacar souffle, et semble enfin persuadé de mes bonnes intentions. Il embraye :

– Avant de faire les prédictions, c’est 25 euros payés d’avance.

J’acquiesce, finissant par baisser les yeux. Je sors mon porte-monnaie et lui fait glisser les billets, sur le bureau. Il n’y touche pas. Par contre, changement d’attitude : le Doc esquisse son premier sourire, avant de faire remarquer :

– Je vous indique enfin que vous avez droit à seulement trôis questions.

C’était pas marqué sur ton prospectus, ça, connard ! Trois questions, comme trois vœux pour Aladin avec le Génie. Et au troisième, je lui souhaite de le libérer de sa lampe… Trois questions pour synthétiser les 2010’s, l’entretien vire au foutage de gueule. Remonté, j’y vais au culot, je lâche la bride. Rien à battre, je suis Clément, The Incredible.

– Qu’est-ce qui me fait dire que vous êtes assez compétent pour couvrir toutes mes attentes en répondant à trois questions ? Sans compter que le sujet est vaste…

Le bougre se fend toujours d’un putain de sourire Banania – pardon, Email Diamant : diable, il a l’air suffisamment sûr de lui. Et sans rien demander, me décoche un uppercut prédictif des plus inattendus.

– Vous êtes légèrement accro aux jeux vidéo, au catch, au football américain, vous aimez prendre des douches très chaudes et vous savonner longtemps, vous avez horreur des gens qui parlent pendant les films et les femmes qui font du bruit avec leurs bottes ou leurs talons.

Silence. Je suis sidéré. Je représente un putain de livre et ce type me feuillette en se léchant le doigt entre chaque page.

– Et vous vous masturbez en moyenne…
– Hé, j’vous ai rien demandé !
– Alors faites donc, et posez vos questions ! Vous êtes là pour ça, non ?

En dépit du froid qui s’est installé dans la conversation, force est de constater que ce gars est un monstre de la voyance, capable même de deviner mon ratio branlettes/jour. Mes pensées partent dans tous les se(i)ns, le sang me monte à la tête. Pas de panique. Au moins les 25 euros sont bon marché, comparés à la puissance de ce type. Trois questions, trois questions, trois questions… J’en appelle à mes facultés synthético-journalistiques. J’ouvre mon petit carnet, y lis mes notes furtivement et raye au fur et à mesure les questions trop superficielles. En retenir trois, en retenir trois, en retenir trois…

– Hmmmmm….

Durant cette valse hésitation, passent donc à la trappe mes préoccupations évoquant sur la future mort de Rod Stewart, Paul Mac Cartney, Van Morrison, Shane Mac Gowan, Lou Reed, Willie Nelson, Maradona, exit la possibilité d’un vrai album de blues pour les Rolling Stones, le rôle de la batterie dans le rock des 2010’s, l’identité des prochains présidents de la République, les conséquences du réchauffement climatique, les guerres de religion, le futur palmarès du Rugby Club Toulonnais, les prochains vainqueurs de la Coupe du Monde de foot, la montée en puissance du catch, d’Alizée, de Facebook, de Twitter, des nouvelles applications Iphone, mon avenir en couple, mon avenir de célibataire, le nombre d’enfants que j’aurais ou pas, la part d’enfants que je ferais congeler, savoir si la page d’accueil de Gonzaï descendra un jour aussi bas que celle de Rue89, quels seront mes sept futurs boulots alimentaires de la prochaine décennie, quels…

– Hmmmmm (c’est toujours moi)…
– Alors, quelles sont vos questions ?

Si en plus Boubacar me met la pression, je ne vais pas m’en sortir. Au final, je me rends compte qu’il ne reste plus rien. Qu’est-ce que j’ai envie de savoir sur les 2010, moi qui ai déjà eu du mal à faire le bilan des années 2000.

Qu’espérer des 2010’s ? Qu’espérer des 2010’s ? Qu’espérer des 2010’s ? Dire quelque chose. Et puis merde, sans réfléchir…

– Pour l’envoûtement d’une personne, c’est combien ?
– 30 euros.

5 euros de plus à rallonger. Je racle les fonds de tiroir et en regroupant les pièces de 20, de 10 et 5 cents, le compte est bon, même si le Doc a l’ait un poil réticent à l’idée d’encaisser la ferraille que je lui tends. De toute façon, le larron ne touche toujours pas à l’oseille. Let’s play. De toute façon, c’est Bester qui paie.

– Qui voulez-vous ennnvoûter ?
– Mon patron.
– Obéissance au doigt et à l’œil ?
– Euh, oui, un truc dans le genre.
– Il me faut une photo de vôôtre patron.

Té, j’me ballade toujours avec une photo de mon patron sur moi. A moins que… Sur mon portable, la soirée brésilienne de fin d’année avec tous les employés du Speed Rabbit Pizza de Montreuil. Tiens, la petite Isabelle, ce soir-là, elle aurait bien mérité son petit envoûtement – pardon… Restons sur le patron.

Boubacar récupère le fichier sur son Mac et en édite une copie A4 en couleur. Le Doc met à plat l’impression toute chaude sur son tapis rayé. Il prend une poignée des runes et les dispose autour du visage rubicond de mon patron, une sur son cœur, une au niveau de sa braguette. Puis pose ses mains sur les petits galets en fermant les yeux. Mon ventre gargouille bruyamment mais il ne le remarque pas. Enfin, sans dire un mot, le médium se lève, toujours les yeux fermés, me somme de me lever et de quitter l’immeuble pour que l’envoûtement se réalise. Je tergiverse un poil mais prenant en compte les précédentes démonstrations de ses compétences, je m’exécute, presque soulagé de mettre un terme à l’expérience.

Ya plus qu’à écrire l’article. Ya plus qu’à.

Epilogue

Le lendemain, entre deux préparations de calzone, mon patron a essayé de me sodomiser dans les vestiaires, alors que je me rendais aux toilettes pour hommes. Au prix d’une bonne balayette, j’ai pu me dégager et appeler les flics afin de faire coffrer mon érectile supérieur hiérarchique.

En ce début de décennie, je vais donc démissionner de mon CDI, ne plus faire de pizzas à temps partiel, mais sûrement récupérer un petit paquet de fric dans mon procès pour agression sexuelle. Si cette mésaventure relève de ses compétences, le Doc est très fort, contribuant déjà à modifier le rapport de force patrons/employés dans mon microcosme. Ne pas se faire enculer par son patron… Un bon début, une piste de réflexion dans la thématique « lutte sociale ».

Mais pour le reste ? Je ne sais pas. Même en trois questions, d’ailleurs, j’avais décidé de ne pas savoir.

Un rapide brainstorming afin de compiler ce qui m’attend durant les années 2010 : dix anniversaires, dix réveillons de Nouvel An, de « bonne année, de bonne santé et surtout la santé, ahahah », des rires, des pleurs, etc. J’aurai 35 ans en 2020. Peut-être avec un gamin sur les bras. Argh. Cette pensée me fait flipper. J’écris le premier jet de l’article ci présent. Deux semaines après l’entretien, je ne suis toujours pas retourné voir le Docteur afin d’éclaircir mon futur décennal. J’ai tout de même griffonné quelques bonnes résolutions sur mon petit carnet :

« Ne pas se retourner. Brûler les bilans des années 2000, fraichement imprimés. Ne pas regarder trop loin non plus. Et ne pas trop faire confiance à Boubacar non plus. Parce que mon ratio branlettes/jour est en chute libre. Let’s play et Carpe Diem… »

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