L’histoire de Townes Van Zandt ? Un grand écart. Comment un brillant étudiant destiné à une grande carrière d’avocat a-t-il fini par devenir un auteur alcoolique et héroïnomane dont toutes les chansons sont plus magnifiques, tristes et désespérées les unes que les autres ?
Townes Van Zandt naît en 1944 dans une famille texane aimante et aisée, bien implantée dans la politique et dans le droit. C’est un jeune homme modèle qui s’illustre autant dans ses études et dans le sport, que par sa curiosité et sa sensibilité qui, très tôt, le tourne vers la poésie d’Emily Dickinson et Dylan Thomas. Il découvre la musique avec Elvis, fasciné de constater que simplement en chantant et en jouant de la guitare, le King croule sous l’argent, les femmes et les Cadillac. Ses parents lui offrent sa première guitare à douze ans : c’est ainsi que naît l’obsession de Townes pour Bob Dylan et Lightnin’ Hopkins.
Me and the Devil
Il concilie son amour de la musique et ses études prestigieuses encore quelques années. Lorsque sa journée sur les bancs de l’université s’achève, il joue des reprises dans les bars du Colorado et du Texas, au gré des déménagements incessants de son père diplomate.
C’est aussi à cette période que son goût de l’excès et de l’autodestruction méticuleuse se manifeste. Il passe des journées entières à boire, à jouer de la musique, enfermé dans sa chambre. Il se fait un devoir de tout essayer, tout vivre et tout expérimenter, pour tout comprendre et tout raconter. C’est ainsi que lors d’une soirée avec ses amis, il se jette de la fenêtre du quatrième étage, simplement pour voir ce que ça fait de se sentir tomber. Cette curiosité pour tout ce qui peut le rapprocher un peu plus de la mort ne le quittera plus.
Les parents de Townes s’inquiètent des épisodes dépressifs de leur fils et de son alcoolisme, déjà conséquent. Ils le ramènent en 1962 à Houston, Texas où on lui diagnostique des troubles bipolaires. Il suit alors pendant trois mois une thérapie par chocs d’insuline qui le plongent régulièrement dans le coma et finissent par lui effacer une bonne partie de sa mémoire. Ses souvenirs d’enfance s’estompent, et on doit lui présenter sa mère, qu’il ne reconnaît plus. Townes devient étranger de sa propre vie.
En 1965, le père de Townes l’encourage à écrire ses propres chansons, plutôt que se contenter de reprendre ses idoles. C’est peu après sa mort, en 1966, que Townes décide d’abandonner ses études pour se consacrer à la musique. Il comprend aussi que pour vivre pleinement ce choix, il doit en fait tout envoyer valser : ni l’argent, ni la famille, ni la santé ne seront plus importants que la musique. Il rejoint Nashville, Tennessee, où il rencontre celui qui deviendra son manager, Jack Eggers.
Des albums, des cabanes et des roulottes
Entre 1968 et 1973, il connaît une période particulièrement prolifique et enregistre pas moins de six albums. Son premier, appelé « For the Sake of the Song », résonne comme l’impitoyable credo de sa vie. Waitin’ Around To Die est sa première composition, juste après son mariage avec sa première épouse. La chanson rencontre rapidement un certain succès, et sonnera comme le manifeste annonciateur des années à venir, le récit d’un homme tiraillé par l’alcool, la drogue, le jeu, les femmes, le désespoir et hanté par une guigne qui semble le suivre jusqu’au bout de ses interminables nuits de débauche. Townes se fait un devoir d’incarner le blues qu’il chante, de vivre le malheur et la souffrance, car il n’y a qu’ainsi qu’il peut toucher juste.
Sa musique ne passe pas inaperçue. Il est rapidement reconnu comme un chanteur et un poète exceptionnel. Mais Townes n’a que faire du succès, il cherche seulement à écrire de belles chansons, où chaque parole s’emboite à la perfection. Son rêve est d’écrire celle qui sauverait la vie de quelqu’un, et pour y arriver il détruira la sienne. Il chante la tragédie humaine, son désespoir, ses vices et ses joies passagères, la nuit dans les bars miteux qui deviennent son second domicile. Il trouve l’inspiration un peu partout et écrit ses chansons dans des motels crasseux dont il bouche avec des draps la lumière des fenêtres. Pour lui, le ciel est plein de belles chansons qu’il n’y a qu’à cueillir. Pancho and Lefty lui serait venu par une de ces fenêtres obstruées de motel silencieux, et c’est dans un rêve qu’il aurait entendu If I Needed You, avant de l’écrire sur son carnet au milieu de la nuit, pour ne jamais en modifier le moindre mot.
Townes est un clown triste. Ses chansons sont d’une mélancolie rare, mais il multiplie les blagues sur scène pour faire sourire le public, avant de fondre en larmes lorsque l’émotion l’accable. Parfois, sa voix se casse et la complainte s’évanouit. Pour sa sœur, Townes a toujours été un homme d’une sensibilité à fleur de peau et d’une extrême empathie, qui distribuait tout son argent aux nécessiteux et donnait sa chambre aux clochards qu’il rencontrait sur sa route. Car Townes est perpétuellement sur la route, qui le mène entre Austin et Houston au Texas, Nashville, New York et le Colorado. Il raconte notamment son goût pour l’errance dans I’ll Be Here In The Morning.
Marié à la bouteille
Les vadrouilles, l’alcoolisme et et son aura de désespoir sonneront le glas du premier mariage de Townes. Au milieu des années 70, il va de roulottes en cabanes, dans les campagnes ou dans les bois. Il shoote dans ses veine héroïne, cocaïne, et parfois un mélange de bourbon et de coca. Lorsque son fils visite pour la première fois son père et sa seconde épouse, il finit par rappeler, en larmes, sa mère : l’homme des pochettes d’album, celui qu’il adulait, est une épave. Mais même dans ses pires excès, Townes conserve un certain sens de la paternité et de la famille; il se retrouvera souvent ivre mort, au petit matin, à s’excuser sur le lit de son fiston.
En 1975, la vie quotidienne de Townes est filmée dans le documentaire Heartworn Highways. On le voit légèrement titubant et d’humeur farceuse, présenter à la caméra son chien avant sa seconde épouse Cindy. Il se promène en riant dans son jardin, et s’enfile entre deux blagues une gorgée de whisky, le fusil à la main. Lorsqu’il prend sa guitare, ses amis ont les larmes aux yeux.
C’est aussi à cette période que se monte le premier fan club de Townes. Il reçoit alors du courrier du monde entier, des lettres d’inconnus pour qui sa musique résonne particulièrement. Pour la plupart, ce sont des gens comme lui, des hypersensibles qui s’échinent à brûler méticuleusement toute forme d’espoir autour d’eux. C’est un art dans lequel excelle Townes : la veille de sa première grande tournée, il se casse un bras, ivre dans une voiture, et passe les semaines suivantes dans sa cabane. Mais ce sont aussi de nombreuses sessions d’enregistrements et d’entiers albums qui sont annulées par ses collaborateurs, excédés de le voir ivre mort du matin au soir. Certains spectateurs viennent voir ses concerts animés d’une curiosité morbide, curieux de voir un homme s’écrouler sur scène après avoir oublié ses paroles.
Roulette russe et mort à rebours
Les années suivantes sont inégales. Townes sort parfois un album, se produit irrégulièrement sur scène et connaît de longues périodes de réclusion dans ses taudis de Nashville ou du Texas. Lorsque son ami Steve Earle lui rend visite, Townes l’accueille en jouant à la roulette russe, appuyant trois fois sur la détente. C’est durant cette dernière décennie que Townes compose Marie, sur la guitare de feu son ami Blaze Foley, autre maudit de la folk.
Alors que la sienne s’abîme, noyée d’alcool et de drogues, il entend de plus en plus de voix, souvent de la musique, et les cauchemars qui le hantent depuis sa jeunesse ne le quittent jamais. Il fait plusieurs visites en hôpital psychiatrique, et plus d’une dizaine de cures de désintoxication qui ne viendront jamais à bout de son alcoolisme éternel. Entre 1989 et 1990 il connaît une petite année de sobriété et apparaît resplendissant lors des concerts de cette période, pour mieux sombrer ensuite. Lors de sa dernière cure, les médecins préviennent Townes et sa dernière femme Jeanene que le poète mourrait des suites du sevrage s’il retentait l’expérience.
This is the end
C’est au cours des fêtes de Noël de 1997 que s’écrivent les derniers jours de Townes. Victime d’une grave chute, il se casse la hanche, mais ne se rend à l’hôpital qu’une semaine plus tard. Les chirurgiens l’opèrent en urgence et lui donnent peu de médicaments pour ne pas faire un mauvais mélange avec l’alcool. Lorsqu’il quitte l’hôpital, il tremble des symptômes du manque et parvient à peine à poser ses lèvres sur le goulot de la bouteille, mais retrouve un peu de joie de vivre au milieu des siens pendant les fêtes. Il s’éteint finalement chez lui, paisiblement, d’une crise cardiaque à 52 ans, comme son père ; et le 1er janvier, comme Hank Williams quarante ans plus tôt.
Pour Michael Timmins, qui accompagnait souvent le chanteur en tournée, la seule raison qui aura tenu Townes en vie aussi longtemps était qu’il lui restait encore des chansons à écrire. Une fois les chansons finies, ce fut le moment pour lui de partir.
Townes Van Zandt n’a jamais vraiment connu de grand succès, puisque cela ne l’intéressait pas. Il n’aura jamais signé sur des grands labels, non plus. De son adolescence à sa mort, il a toujours vécu la même vie de misère et d’excès, au milieu des marginaux qui le comprenaient, et auprès de qui il n’avait pas à se justifier. Mais son public passionné, comme ses contemporains, parmi les plus grands noms de la folk, du blues et de la country, ont toujours reconnu en lui la tendresse rare d’un homme brisé dont l’héritage ne s’est jamais éteint. Ses ballades mélancoliques, tour à tour touchantes de naïveté et vertigineuses de désespoir, étaient et restent la voix de la solitude, de l’amour et de la souffrance. Comme il le chante dans Nothin, « Sorrow and solitude, these are the precious things / And the only words worth remembering ».
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