Après le coeur des Beatles, l’impériale de Frank Zappa et la main gauche de David Lynch, Pacôme Thiellement incite son ami lecteur à s’emparer des Mêmes yeux que Lost, pour diriger son regard vers l’Orient intérieur.
« Seule la fiction est fondée de droit, seule la fiction est vraie ».
P.Thiellement, in Poppermost
Across the sea. Lorsque James Cameron reçoit l’Academy Award du meilleur réalisateur puis celui du meilleur film, à l’issue de la soixante-dixième cérémonie des Oscars, pour son travail sur Titanic, deux phénomènes remarquables et liés de façon souterraine ont lieu devant les caméras californiennes. Sur le plateau, à la remise de sa première statuette, le cinéaste reprend à son compte la fameuse réplique de l’acteur Leonardo DiCaprio, hurlant aux spectateurs « I am the king of the world !« . Quand, quelques dizaines de minutes plus tard, il remonte sur l’estrade accompagné de son producteur Jon Landau, Cameron invite l’assistance à le rejoindre pour « quelques secondes de silence (…) ; alors, durant ces quelques secondes, j’aimerais que vous écoutiez tous le battement de votre propre cœur, qui est la chose la plus précieuse au monde. » Ainsi, durant seize interminables secondes de primetime diffusées depuis Hollywood vers l’Occident dans son acception la plus élargie, c’est-à-dire le monde, se produit la chose la plus impensable : on n’entend plus rien. Pas même la rumeur. Ou plus exactement : le seul son que l’on perçoit encore dans la salle saturée de techniciens et d’actrices, c’est le rythme maîtrisé de la respiration de James Cameron.
Que se passe-t-il ? Un homme déclare qu’il est Roi du Monde, et tous se figent dans la contemplation intérieure. Cette situation est analogue à ce que rapporte Ferdynand Ossendowski dans l’ouvrage Bêtes, Hommes et Dieux : « Avez-vous remarqué que les oiseaux cessaient de voler, les marmottes de courir et les chiens d’aboyer ? L’air vibrait doucement et apportait de loin la musique d’un chant qui pénétrait jusqu’au cœur des hommes, des bêtes et des oiseaux. La terre et le ciel retenaient leur haleine. (…) Tous les êtres vivants pris de peur, involontairement tombent en prière, attendant leur destin. C’était ce qui se passait maintenant. C’était ce qui se passait toutes les fois que le Roi du Monde, en son palais souterrain, prie, cherchant la destinée des peuples de la Terre. »
D’Arthur Pendragon jusqu’au Mahdi, en passant par les Rois Mages, nombreuses sont, parmi les ésotérismes émanant de la tradition primordiale, les allusions au Roi du Monde, cet homme à la fois prêtre et monarque, mystérieux et caché, humble dépositaire de la connaissance sacrée universelle, « présent sur la Terre mais en retrait, n’intervenant pas directement dans l’Histoire et refusant d’influencer d’une façon matérielle le cours des événements » (1). C’est ce qu’évoque Pacôme Thiellement dans ce nouvel essai dédié conjointement à la série télévisée Lost, et à l’hypothèse d’un Roi du Monde. S’il n’est pas fait mention de James Cameron dans ce livre – licence héroïcomique qu’il faudra pardonner au critique, lequel n’a pas suivi la série américaine –, du moins Thiellement nous rappelle qu’un tel personnage que ce Roi, s’il existait, se tiendrait dans un centre spirituel à l’écart du monde, comme l’enfant sous la table dictant, invisible, la distribution de la galette au jour de l’épiphanie, et que, selon la tradition, ce lieu, plutôt que de reposer quelque part sous la terre, ressemblerait à une île perdue au beau milieu des mers. Une île comme un fragment d’Atlantide. Une île comme celle où échouent les disparus de Lost.
Dressons l’oreille. Nous entendons Jack Dawson, toison au vent et bras en croix sur la proue de son navire, nous demander ce qu’est un paquebot en croisière, sinon une île mouvante ?
Across the West. « L’idée d’un personnage qui est prêtre et roi tout ensemble n’est pas très courante en Occident« , relevait l’ésotériste René Guénon, abondamment cité et commenté dans l’œuvre de Pacôme Thiellement, insistant sur la nécessité de rebâtir les fondations d’un Orient, non sensuel ou exotique, mais intérieur. Nécessité, par-delà la séparation des pouvoirs politiques et religieux, de recueillir et protéger ce sans quoi nous gisons incomplets et dépouillés, au profit de petites frappes en cravates ou treillis, dépouillés du seul leader intéressant : l’Esprit. C’est cela que les protagonistes de Lost vont découvrir au bout de leur séjour sur l’île, au terme de leur exil occidental. Et le dépositaire de la connaissance universelle peut dès lors très bien devenir l’américain moyen, un grand blanc obèse aux cheveux longs et sales (pour qui ne voit pas plus loin que l’atome) : Hurley (2). C’est dire combien il peut être chacun d’entre nous. James Cameron, vous ?
Recensant les multiples passerelles entre ce Roi du Monde et la série conçue par le producteur J.J Abrams, Les Mêmes yeux que Lost ne se borne pourtant pas à une nouvelle apologie de la tradition primordiale ou de la Gnose, mais nous pousse ouvertement à exercer notre intuition du monde – et l’interprétation permanente qui inévitablement en découle – jusqu’à l’acquisition d’un regard d’une qualité telle, qu’il fait de nous les candidats à cette incarnation d’un personnage en charge de l’harmonie de la planète, la Dharma. Nous sommes les rois du monde si nous le voulons, mais il faudra préparer le casting.
L’image n’est pas neuve. Thiellement mentionne le soufi Farid al-Din Attar, qui, dans Le Colloque des Oiseaux, dépeint une odyssée semblable à celle des rescapés du 108 Oceanic Airlines : la recherche du Simorg, roi occulte des volatiles, que des oiseaux courageux décident d’aller quérir en réponse au désarroi qui habille le monde. Comme dans Lost, la quête de sens y est âpre, les épreuves périlleuses, et sept vallées seront traversées avant que les oiseaux ne parviennent à destination et ne réalisent que le Simorg, c’était eux. L’image n’est pas neuve. Pour celui qui n’a pas regardé la série, une autre émission, Le Prisonnier, vient selon nous compléter en miroir une telle découverte : dans un village comme une île au milieu de nulle part, un individu en exil démasque un à un et jusqu’au singe les numéros qui le séparent de son bourreau : lui-même.
Nous sommes Jack Shephard si nous le voulons.
Across the universe. On sait aujourd’hui que notre exégèse arrive toujours après quelqu’un. Que nous en sommes réduits au commentaire de commentaire de commentaire du byzantiniste, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ainsi de Damon Lindelof et Carlton Cuse, scénaristes de Lost, laissant pour la postérité leur propre lecture sur l’ésotérisme, référentielle jusqu’à la lie, interprétée en retour par Pacôme Thiellement après bien d’autres, lui-même commenté ici avant que le présent texte ne soit annoté en bas de page par l’homme providentiel qui apparaît quand le silence électronique se fait insupportable : toi. Qu’importe. Car ce n’est jamais l’interprétation elle-même qui compte, ni même ce qu’elle produit en toi, mais ce que toi tu produis à compter d’elle. A un moment donné, dis-toi bien qu’il te faudra tout raconter. Et à un moment donné, Thiellement ne parlera plus que de transmission. Toi et moi devons devenir des transmetteurs, sans jamais cesser d’émettre, c’est-à-dire de raconter à notre tour l’histoire.
D’ici là.
Les commentateurs de Thiellement qui le dépeignent, au mieux en faux sage pour ses détracteurs, au pire en vrai prophète pour ses caudataires, doivent comprendre que dans les ouvrages du bonhomme, s’il nous est offert d’arracher, comme une arme, la beauté au conformisme qui s’est emparé d’elle, si le tour qui nous est présenté n’attend que nous pour être enfin joué, s’il nous est donné de faire craquer quelque chose en nous-mêmes, c’est que nous n’avons jamais eu besoin d’un énième gourou, que celui-ci soit mage, banquier ou, en l’espèce, essayiste. Le grand projet de la Gnose a toujours été de déporter Dieu de son autel vers le cœur des hommes. Pacôme Thiellement le sait et nous le fait savoir, lui qui n’a pas le regard parfait, mais le capte. Tentons, avec lui, de faire mieux encore.
Pacôme Thiellement // Les Mêmes yeux que Lost // Editions Léo Scheer
117 pages, 15€ – sortie le 26 janvier 2011.
(1) Les Mêmes yeux que Lost, p. 21.
(2) Certes, Hurley porte sa royauté jusque dans son patronyme (Reyes), mais ce n’était là que l’indice de plus, laissé à dessein par l’inconscient des scénaristes comme une note en fin de script – le personnage de Hurley a été créé presque au dernier moment pour son interprète Jorge Garcia, à l’issue de son audition (qu’il passait initialement pour le rôle de Sawyer), et n’existait donc même pas aux débuts de la pré-production de Lost.
4 commentaires
Salut,
Je suis l’homme providentiel, celui qui apparaît quand le silence électronique se fait insupportable.
Blague à part, excellent article, qui donne une envie folle de se plonger dans le livre : « la Main gauche de David Lynch »,du même auteur, m’avait soufflé, et ce bien que je sois en désaccord complet avec la conclusion de Thiellement sur le Lynch post-« Twin Peaks ».
Je me demande si le livre répond à une de mes angoisses de fan de Lost : peut-on aimer Lost sans aimer sa conclusion ? Je pense que oui : on (les créateurs du show) nous a assez dit que le voyage comptait plus que sa destination…
Pas encore fini le bouquin mais il me semble que Thiellement a plutôt apprécié la fin de la série et est assez justement critique envers les fans hystériques déçus en quête maladive de réponses…
Point de vue que je partage puisque j’ai aimé la fin !
Je pense aussi (j’
Ma déception sur le final n’est pas tant sur le manque de réponses (je m’en fous un peu de savoir pourquoi un tel a des pouvoirs magiques…), bien au contraire (je préfère le mystère à l’énigme) mais plutôt, et c’est entièrement ma faute donc, parce que je m’étais fait mon film sur la tournure que prendrait le final (en gros S.F. hardcore plutôt que fantasy un peu gentillette, quoi…). En même temps, si je comprends la critique de Thiellement, je me souviens qu’il développait lui-même dans son bouquin sur Twin Peaks l’argument suivant : dans une série télé, étant donné la longueur et les conditions de production, l’oeuvre est forcément imparfaite et la délégatioj du travail l’explique en partie (surtout que dans le cas de Lost, on parle de quelques cent heures de programme). La critique peut donc sembler fondée, à condition de ne pas sombrer dans l’hystérie effectivement…