Ouvrir un livre de Philippe Garnier, c’est d’abord n’y rien comprendre. Se sentir perdu, seul au milieu de toutes ces références. Sachez qu’un livre de Philippe Garnier en contient mille. Si vous n’êtes pas curieux d’aller chercher par vous-mêmes à quoi font référence toutes ces références, un livre de Philippe Garnier ne vous servira à rien.

Prolégomènes à toute lecture de Philippe Garnier

Toi qui as beau te dire lettré, tu viens me voir parce que tu perds pied. Je connais cette sensation, mon garçon. Ne serait-ce pas un livre de Philippe Garnier que tu viendrais d’entamer ? Si, monsieur. Alors, avant d’attraper le complexe Garnier, je te conseille ceci :

– Extériorise ton savoir par des travaux manuels à la campagne.
– Fourbu de fatigue, dors comme un gisant, sans bouger, sur le côté droit, 46 heures durant.
– Remis d’aplomb, va-t-en prendre la copie originale de ton Master en Lettres Modernes, et place-la dans le broyeur papier.

Tu te sens mieux maintenant, gamin ? Oui, maître ! Bon. On va débuter alors.

Philippe Garnier ou Philippe Garnier ?

Comme il existe plusieurs livres de Philippe Garnier dans un livre de Philippe Garnier, il existe plusieurs Philippe Garnier. On le savait singulier, il est aussi pluriel. Sache, petit, que le Philippe Garnier dont on parle aujourd’hui sur Gonzaï n’est pas l’auteur d’une Petite cure de flou au PUF en 2002, ou d’un Roman de plage chez Denoël en 2007. Fais donc bien attention aux stagiaires de chez Gibert Joseph qui t’induiront en erreur, ces mêmes stagiaires qui ont rangé L’Oreille d’un sourd, L’Amérique dans le rétro : 30 ans de journalisme en section « Histoire des États-Unis » au troisième étage.

L’Oreille d’un sourd : une aventure en douze étapes dont vous êtes le héros

Ceux qui regardent Les Soprano le savent : le programme des AA (Alcooliques Anonymes) comporte douze stades. Pour vaincre sa dépendance à Philippe Garnier, il faut d’abord en connaître les rouages. Aussi, les GA (ou Garnier Anonymes, dont je fais partie), ont concocté un programme en douze étapes, dont vous êtes le héros. En passant au peigne fin le Garnier Nouveau cuvée 2011, on peut ainsi se faire une idée globale de ce que veut dire le mot « journalisme » pour quelqu’un qui s’y voue corps et âme depuis plus de trente années, et plus en piges.

1. Si tu crois que repomper les Hussards dans tes articles pour Technikart, c’est savoir marier un ton Goût-des-Causes-Perdues avec la tendance Gauche-au-Sénat, tu te cures le zen avec le doigt de Dieudonné, pas le comique mais Robert, le journaliste satirique. Oublie les Nimier et consorts, et cherche plutôt du côté de chez James, James Crumley, l’auteur de Le Chien ivre, retraduit par Philippe Garnier sous le titre Le Dernier Baiser (sorti chez 10/18), trophée 813 de la meilleure réédition 1987.

2. Si tu te prends pour un Word Selector parce que tu places le mot « palétuvier » dans un supplément « montres » du Monde, tu te fourvoies allégrement. Ouvre la page 407 de L’Oreille d’un sourd de la main droite et un Petit Robert de la main gauche, pour apprendre que « ecdysiaste » désigne, dans le langage scientifique, la mue des serpents, mais qu’en en élargissant le cercle concentrique du sens, cela s’avère être un terme noble inventé par Henry Louis Mencken (écrivain du XXe siècle qui s’est intéressé à la pratique de l’anglais dans la vie quotidienne américaine) pour vouloir dire « effeuillage », ou, du reste, tout acte consistant à se défaire de quelque chose, principalement dans le monde serpentin des strip-teaseuses.

3. Si tu penses que Bolino Croustibat se laisse un peu aller à s’écouter rouler quand il sort de sa boîte à gants des essais auto-socio sur les grosses carrosseries du temps de Grand-Papa, lis donc le pitch du potentiel article somme sur les chevaux vedette du cinéma, que Philippe Garnier n’a jamais réussi à placer.

4. Si tu penses honnêtement que grâce à l’édition hors commerce de Mes dix règles d’écriture d’Elmore Leonard chopée gratos sur le stand Rivages au Salon du Livre 2010, tu vas pouvoir profiter de tes dix jours off pendant les vacances de la Toussaint pour pondre un roman-fleuve sur ta jeunesse dérangée, corne la page 133 et garde dans un coin de ta caboche percée ce titre : The Queen’s Gambit.

5. Si tu crois que Tony Montana vient du Montana, direction le chapitre 6 avant d’atteindre un État proche de l’Ohio.

6. A bon port chapitre 6, relis consciencieusement le chapitre précédent, parce que s’y cache le père d’un prix Goncourt. On s’en fiche, mais ça fait du bien quand même de parcourir un patronyme qui nous dit quelque chose. Pour une fois : merci le prix Goncourt.

7. Si tu voudrais, toi aussi, avoir le numéro perso de Nick Tosches pour lui dire de faire gaffe car il ressemble de plus en plus, en vieillissant, à Albert Cossery, pas la peine de dépasser l’introduction de L’Oreille d’un sourd : tape sur Google Image « Nick Tosches » sans oublier le « c » entre le « s » et le « h ».

8. Si tu viens de prendre en cours de route ce programme, il est possible que, comme 89% des lecteurs de Le Vietnam et après, tu n’y entraves que dalle, t’y perdes et passes les quelques pages qui te séparent de Ma nuit avec Louise Brooks (où tu fleures qu’il y a un peu de cul, et où tu fleures bien).

9. Si tu commences à stresser grave parce qu’entre la page 398 et la page 437, tu connais tous les gens dont parlent Philippe ‘Brain’ Garnier, alors pense que page 438, il y aura bien ce film de 1949, Slaterly’s Hurricane, que tu ne verras jamais puisque la dernière copie existante est partie en fumée avec la Banque de France.

10. Si tu veux savoir ce que fait Harvey Keitel dans la cuisine de Jack Nicholson, RDV page 282.

11. Si tu penses qu’il y a un domaine où Philippe Garnier ne s’y connaît pas, par exemple la pêche à la mouche, c’est que t’es superstitieux, ou mormon, ou autre chose qui t’interdit de lire les pages impaires d’un livre, et notamment la page 85.

12. Si tu soutiens que le Velvet Underground existe encore après 1970, bah alors ni Philippe Garnier ni nous ne pouvons faire quoi que ce soit pour toi. BACK TO SQUARE ONE.

Reporter au grand cœur

13e point du programme, que j’ajoute à la dernière minute au nom de Philippe Garnier et qui servira de conclusion : si tu es véhiculé (vaut mieux pour toi si t’habites aux States) et si tu es reporter (ça peut arriver), et si tu es à la fois véhiculé, reporter et que t’as une place de libre côté pilote (#bornwinner), n’hésite pas à prendre en stop un inconnu sur le bord de la route, même s’il tient à la main « une veste genre denim doublé d’une couverture kaki avec un col en velours côtelé luisant d’usure et de crasse » : ça fera peut-être une bonne histoire à raconter dans ta prochaine pige Gonzaï. Par contre, sache qu’à Libé, ils n’prennent plus ce genre de papiers. Sur ce, à bon entendeur (#jokeentendeurvsoreille).

5 commentaires

  1. ‘Le dernier homme’

    Ça commence par un clin d’œil. Celui de John Fante en couverture du dernier recueil de Philippe Garnier. La photo illustrait un très bel article, sur trois pages, que Garnier avait intitulé ‘Bilan de Fante’ dans le Libération du 7 juin 2001. Mais ce long papier ne figure pas du tout dans le bouquin en question, ‘L’Oreille d’un Sourd’, publié ce mois-ci par les éditions Grasset. Peut-être est-ce une façon de dire qu’il pourrait y avoir, un jour, une suite. Si vous la méritez. ‘Bilan de Fante’ ? Dans son introduction, Garnier explique que l’écrivain « Nick Tosches sait toujours trouver (et imposer, ce qui excite autrement notre envie et admiration) des titres d’articles merveilleux et improbables pour lesquels plusieurs d’entre nous donneraient joyeusement leur vésicule biliaire ».

    Avoir entre les mains ce dernier ouvrage de Philippe Garnier, – qui regroupe des articles parus essentiellement dans Libé, mais aussi Rock & Folk et les Inrockuptibles -, procure le même sentiment que doit avoir le chercheur d’or en s’apercevant que sa mine grouille de pépites. Entre un sujet sur Louise Brooks, un sur Walter Tevis, sur ‘Et au milieu coule une rivière’, ou encore sur Sterling Hayden, le cœur s’accélère et l’on ne sait plus par lequel commencer. Émotions ! On peut aimer les compilations d’articles comme celles de Norman Mailer, de Joan Didion, de John Hersey, de Lester Bangs ou des français Jean Rolin ou Jean-Paul Dubois, mais une fois lues, on y revient rarement. Sauf rare exception. Garnier, lui, on n’a jamais fini de le lire et le relire. Il y aura toujours quelque chose à ronger. Ça se lit sans fin. Un de ses articles peut vous durer de très nombreuses années, le temps de dévorer les livres et de voir les films devant lesquels il vous a fait saliver.

    Ce qu’il y a de nouveau aujourd’hui, pour ceux qui pratiquent Philippe Garnier depuis des lustres, c’est que dorénavant, progrès oblige, l’on peut se balader, grâce à un célèbre moteur de recherches, dans les coins, patelins et paysages avec l’évocation desquels il nous a fait rêver, lorsque nous étions des ados boutonneux. On peut maintenant se promener tranquillement sur Hollywood Boulevard et voir l’aspect qu’avait ‘The World’ juste avant sa destruction, le cinéma dont Garnier nous narre une pittoresque séance au premier chapitre de ‘L’Oreille d’un Sourd’. Toujours avec ce moteur de recherches, le lecteur peut flâner le long de Main Street à Challis, Idaho, en passant devant le bureau de poste, la petite bibliothèque municipale (sur la sixième rue) et s’arrêter devant le ‘Custer’ où Garnier buvait une bière il y a juste trente ans (‘De Rock Springs à Challis’ – page 43). La démarche pourra paraître vaine et ridicule mais seulement à ceux qui ne savent pas que Garnier s’est farci la visite systématique de tous les bars du Montana cités dans les romans de James Crumley. (Crumley dont l’évocation clôt ce beau recueil d’articles, en une émotion qui rivalise avec celle contenue dans le superbe chapitre consacré à l’acteur Sterling Hayden). Le progrès que représente Internet permet aussi au lecteur de voir immédiatement à quoi ressemble la petite aquarelle de Charley Russell, ‘Waiting for a Chinook’ (chapitre 6) et de ne pas avoir ainsi à attendre quinze ans avant de trouver une encyclopédie qui en parle.

    Il se trouve par contre pas mal de sites sur la Toile pour coller à Garnier l’étiquette de journaliste gonzo. Déjà qu’on ne le voit pas trop en ‘journaliste’, – lui qui, en tant que pigiste, n’a pas été si bien traité que cela par Libération -, on peut douter qu’il apprécie beaucoup le terme de ‘gonzo’. On ne l’imagine pas non plus coller un poster de Hunter S. Thompson au-dessus de son lit. La légende dit que ‘gonzo’ désigne à l’origine « le dernier homme debout après une nuit entière à boire de l’alcool ».

  2. Très bel éclaircissement qui n’en est pas un, puisque si tous les commentaires pouvaient être un prolongement, voire, dans votre cas, Founious, un approfondissement de l’article, et je le dis d’autant plus que c’est bibi l’auteur de l’article qui « ébauche votre commentaire », ça motiverait à lancer une discussion au débotté plus souvent. Voilà l’idée d’échange qu’Internet peut permettre parfois.

    Friendly yours,
    ro

    ps: j’crois qu’on est d’ac’ aussi sur le dernier paragraphe. C’est pour dire!

  3. Je croise les doigts pour qu’il y ait pas mal de gens à s’intéresser à ce beau bouquin et qu’on puisse bénéficier ainsi d’une suite. Et j’espère que Garnier reviendra un jour sur sa décision de ne pas publier de compilation de ses articles parus dans ‘Rock & Folk’. On a beau être attentif, on rate quand même quelques pépites. (Sans parler de ce Télé 7 jours n° 1323, dans lequel Garnier retrouve Guy Williams l’acteur qui incarnait Zorro).

    Amitiés, à +.

  4. Dans cette intro consacrée à Nick Tosches, on peut lire : « L’homme est un démon avec les noms, les dates, les détails ». Mais juste la page d’avant, on lit « …Dick Manitoba (chanteur des Gladiators) ». Alors oui, j’aurais pensé que Garnier, pointilleux parmi les pointilleux, aurait pris la peine de corriger les « typo ». Il faut croire que ce bouquin a été assemblé à la va-vite, peut-être pour faire passe l’arête dans le gosier dont au sujet de laquelle Garnier parle avec noblesse, magnanimité et calme (trop?) dans l' »Avant-propos » (juste avant l’introduction).
    Mais je pinaille. C’est du nanan pour les amateurs du bonhomme. A un endroit, Garnier parle de son père. C’est émouvant. Je me suis jeté avec délectation sur toutes les exergues de chapitre, la sincérité y point à chaque retour chariot. Il n’en fait pas trop, ça reste très pudique malgré, on le sent (oh oui, je le sens), un besoin pressant de passer à la confesse. Un grand livre de « creative nonfiction » (comme disent les américains).

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