Dans le grand tombeau du minimalisme, genre musical redécouvert à sa juste valeur dans les 00’s, La Monte Young était jusque là accroché au sarcophage, dernière momie dont les bandelettes collaient encore à la pierre, comme incrustées et nulle intention d’en sortir. L’un des grands mérites de cette courte biographie (62 pages) de Joseph Ghosn, ancienne plume des Inrocks, reste donc de faire la lumière sur la carrière de l'auteur du Black Records et autre The Well-Tuned Piano. Brillant essai.

Il est des noms qu’on entend dans les galeries d’art, des ombres qui reviennent dans les revues et prolifèrent chez les bloggeurs cultivés, des prénoms qui ressemblent à tout autre chose, des barbes qui cachent parfois une longue carrière, à la vue desquelles on ne saurait dire s’il s’agit en fait de cowboys ou d’une marque de revolver ; des identités qui font tellement peur qu’on ose s’en approcher qu’avec un zest de frisson, remettant à demain l’écoute ou la lecture, persuadé qu’on n’est pas encore prêt pour les affronter. Dans le grand bocal des énigmes culturelles, La Monte Young n’est sûrement pas le dernier. Parlant de musique minimaliste, c’est même tout le contraire. Précurseur mystifié parce qu’à l’abri des lumières, l’américain barbu se fait tailler le portrait par un fan, et plutôt bien, pour couper court aux points d’interrogation.

Une vie, une œuvre, des silences. Il est évidences tellement fortes qu’on ne saurait les voir. Les entendre, plus précisément. La route qui mène au Saint Graal est elle-même parsemée d’embuches, et il en de même pour nos discographies. Quel déclencheur, quelle connaissance, aura guidé vos oreilles jusqu’à Lou Reed ? Par quel sentier aurez-vous bifurqué vers John Cale, puis Brian Eno, avant de remonter la bretelle direction Krautrock en passant par la bourgade de Cluster et les artères de Neu ? Toutes ces interrogations, Joseph Ghosn les place en préambule de sa biographie de La Monte Young (définitivement plus un nom à faire du pan-pan dans les westerns que des gammes à New York) et déroule le long fil qui amena l’auteur à son idole, à savoir un paragraphe signé La Monte Young sur le disque DreamWeapon des Spacemen 3. Plus complexe que la disco des Beatles, plus tortueux que l’intégrale de Michel Sardou, un chemin parsemé d’embuches et de rythmes austères vers un musicien qui foutrait clairement la pétoche à tout adolescent prépubère et autres blondie à appareils dentaires mal détartrés. Amateurs d’Elton John, s’abstenir.

Five easy pieces

«  Dès que j’ai pu marcher, j’ai entendu le bruit fait par les poteaux téléphoniques, sur lesquels était fixé un générateur et je trouvais cela fascinant à écouter ». Avant d’acquérir sa longue barbe de hippie trempée dans un grand bol d’acides, La Monte Young fut un enfant pauvre de l’Idaho, un gamin perché dont la grande chance aura finalement été de se passionner très tôt pour le frottement de l’électricité contre les matériaux bruts. C’est ainsi que l’histoire démarre, du moins celle narrée par Joseph Ghosn, dans un style dépouillé pour ne pas dire minimal. Page après page, l’histoire de Young retrouve des couleurs et Ghosn de revenir sur les premiers amours du grand maitre, de sa découverte du jazz à la pratique avec Don Cherry en passant par une compétition avec Eric Dolphy (qu’il bat, NDR) pour la place de saxophoniste alto dans l’orchestre d’université. Les éléments mis bout à bout, de ses rencontres avec Leonard Stein à ses premières compositions minimalistes (Trio for strings, en 1958), tout augure d’un destin bien atypique, à la recherche des cassures, une vie ascétique qu’on pourrait résumer comme l’exact opposé du mainstream et des concessions commerciales. A coté de La Monte, nombreux sont ceux qui passeraient pour des gais lurons, à commencer par Steve Reich (pourtant peu connu pour son amour des blagues belges) et Philip Glass (l’autre disciple minimaliste, qui rapidement dénigrera l’étiquette). Pionnier parce que premier, premier parce rigoureux sur l’éthique, La Monte apparaît ici rigide et tout droit tendu vers son but : tout pour son art, rien pour son dard. Ce qui ne l’empêche pas de se marier en 63 à Marian Zazeela, lady de contre-culture et source de création, après avoir participé au mouvement Fluxus aux cotés de … Yoko Ono. Nous sommes en 1960 et La Monte se retrouve programmateur pour face de citron avec une poignée d’artistes d’avant-garde (Henry Flint, Terry Jennings, etc) mis en scène dans un loft par le pas-encore-gourou-mais-dejà-visionnaire La Monte.

This is beyond music

Passionnant et didactique, le récit de Ghosn parvient, par éclaircie, à donner à entendre sans avoir – dieu merci – à écouter. Complexe, abyssal, se jouant du temps et des formats pop avec autant de facéties qu’un bucheron de son banjo, la musique de La Monte reste une chute vertigineuse pour celui qui ne sait pas où poser les pieds. Son chef d’œuvre, le Black Album (1969), ressemble à la première écoute au frottement d’ailes de mouches ayant pactisé avec des bols tibétains. The Well-Tuned Piano, pièce favorite de Ghosn, a des airs d’assemblage desaccordé par le vent ; peu de morceaux réussissant à saisir l’auditeur à la première écoute dans un nouveau siècle qui, comme le souligne Ghosn, est passé au fast zapping compulsif. Un doigt sur la touche NEXT à demi-enfoncée, l’oreille distraite par le monde extérieur, impossible de comprendre, de s’émouvoir, sur le lent monolithe érigé par Young depuis cinquante ans déjà. Comme le résume fort bien un commentaire sur l’une des rares vidéos disponibles au chaland, la musique de La Monte, c’est au-delà de la musique, le concept dominant la composition comme le gel fixant surplombant La Roux. Un tout indissociable, en trois mots.

Dans le grand tombeau du minimalisme, genre musical redécouvert à sa juste valeur dans les 00’s, La Monte Young était jusque là accroché au sarcophage, dernière momie dont les bandelettes collaient encore à la pierre, comme incrustées et nulle intention d’en sortir. L’un des grands mérites de cette courte biographie (62 pages) reste donc de faire la lumière sur la décennie 1960-1970, riche en émissions sonores. On y apprendra qu’à force de fascination/répulsion pour la notion de groupe, La Monte Young finira par monter le sien : The Theater of Eternal Music (ou Dream Syndicate, dans ses premières années), recrutant plusieurs pointures déchaussées parce que la musique s’y joue en cercle : « Il y a là des jeunes loups de la scène new-yorkaise : Angus MacLise, poète et expérimentateur, joue des percussions. Marian Zazeela est à la voix. Tony Conrad, mathématicien tout juste sorti d’Harvard, est au violon. Comme le jeune John Cale, prodige musical fraichement débarqué à New York et pas encore embauché au sein du futur Velvet Underground. Ce petit groupe se réunit dans le loft de La Monte Young, y joue presque quotidiennement et donne aussi plusieurs concerts, notamment dans les festivals. Les rares photos qui subsistent les montrent souvent assis sur des tapis, en cercle devant un gong. (…) Le groupe ajoute même dans son instrumentation le moteur de l’aquarium à tortue de Young et Zazeela dont le bourdonnement léger est amplifié pour accompagner le groupe ». Testament d’une époque, le Dream Syndicate n’aura pourtant laissé que peu de traces, Young refusant la sortie des bandes à cause de sombres problèmes juridiques l’opposant à Cale et Conrad, tous deux convaincus d’être aussi auteurs de la musique quand Young à l’inverse affirme être le seul signataire des parchemins sonores. Ghosn tranche sobrement : « la vérité est sûrement quelque part entre les deux versions ». Reste que La Monte aura influencé une génération de musiciens et d’artistes, d’Andy Warhol (les deux auraient brièvement tenté de jouer ensemble, in the early sixties) jusqu’au Metal Machine Music de Lou Reed (faisant état d’une dédicace mal orthographiée à « Lamont Young », sur la back cover). La musique du vieux barbu serait-elle le berceau du Velvet Underground ? Voilà une fuckin’ bonne question à laquelle on n’aura pas le temps de répondre, c’est déjà l’heure de la conclusion.

Identité : La Monte Young. Profession : Explorateur du temps. Type musical : undefined. Avec autant d’incertitudes accrochées sur sa blouse, l’œuvre de Young avait bien peu de chances d’atteindre le système nerveux. A force d’usure et d’érosion du temps, en dépit de ses propres défauts (la complexité, l’abstraction, l’antipop quasi terroriste) et d’une aversion pour les médias, La Monte se décortique avec facilité sous la plume d’un Ghosn passionné par son sujet, passionnant pour ses lecteurs – qu’on pourrait facilement réunir dans un ascenseur sans que quiconque n’ait à craindre le manque d’oxygène. Elégante introduction des masses à la musique d’un punk d’avant l’heure, le tout suivi d’une excellente discographie sélective des disques minimalistes, la biographie de l’ancien journaliste des Inrocks (depuis passé expert dans les « musiques obliques) walks on the deep side of Monte Young. Un sacré tour de force à lire en écoutant, écoutant, écoutant le père de la répétition.

La Monte Young // Une biographie suivie d’une introduction à la musique minimaliste par Joseph Ghosn // Editions Le mot et le reste

8 commentaires

  1. C’est complètement con de voir La Monte Young et post-moderne à côté d’autant (et heureusement car ce serait faux) que rien ne le justifie dans l’article. Le postmodernisme, en musique, désigne tout à fait autre chose. Appelons les chats les chats, quitte à être gonzo.

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