Les archéologues de Souffle Continu ont encore frappé : en exhumant des tréfonds de l’oubli le premier album de Kristen Noguès « Marc’h Gouez », initialement paru en 1976, c’est tout un pan de la musique bretonne traditionnelle auquel on rend hommage. Virtuose discrète de la harpe celtique, elle a joué aussi bien dans les fest-noz que sur les scènes jazz des quatre coins du monde : portrait de celle que l’on surnommait la « petite souris ».
« Il est souvent question de Bretagne, dans ce petit livre. J’aimerais qu’on ne s’y trompe pas. C’est le nom que je donne à certaines de mes obsessions, tout à fait absurdes ». Ainsi Georges Perros annonçait son premier recueil de poésie Poèmes Bleus. Pour Kristen Noguès, il n’y avait rien d’absurde à son obsession bretonne : au contraire, sa terre était l’essence même de sa vie. Pourtant, Kristen a vécu une jeunesse parisienne : née à Versailles de parents indépendantistes exilés, son enfance loin du pays semble déjà poser les balises d’une recherche d’identité forte, autant qu’une volonté de retour aux sources. De l’apprentissage de la harpe auprès de Denise Megevand (qui fut aussi la professeure d’Alan Stivell) à la fréquentation du groupe de jeunes harpistes Telenn Bleimor à Paris, Kristen s’imprègne de son héritage breton autant qu’elle se l’approprie. Et si elle s’engage dans des études de lettres classiques à la Sorbonne, cela ne l’empêchera pas de s’installer enfin en Bretagne à l’approche de la vingtaine.
Le tournant des années 70 est un point charnière de l’histoire de la Bretagne. D’un côté, les indépendantistes du FLB (Front de Libération de la Bretagne) multiplient les actes terroristes. De l’autre, la culture bretonne gagne en popularité dans le reste du pays. En témoigne le concert de musique traditionnelle d’Alan Stivell à l’Olympia en 1972, diffusé dans l’émission Musicorama d’Europe 1, qui jette un immense coup de projecteur sur un folklore longtemps mise au ban de la société centralisée. Dans ce marasme bouillonnant auquel on peut ajouter le climat post-mai 68 et les graines libertaires qui ont germé dans tout le pays, Kristen Noguès habite les maisonnettes rustiques des Monts d’Arrée, au cœur de la « Bretagne bretonnante », une région où persiste encore nombre de contes, de légendes et de traditions au cœur d’un écosystème préservé. C’est à cette période qu’elle rejoint la coopérative Névénoë aux côtés de Patrick Ewen, Gérard Delehaye, Annkrist et Jacques Pellen. Ce dernier, fan de la première heure de la musique de Kristen Noguès, officiera d’abord comme roadie à ses côtés avant de devenir son compagnon.
Vashti Bunyan bretonne
Avec Névénoë débute à proprement parler la carrière musicale de Kristen, dynamisée par cette aventure d’entraide créative et d’émulation collective que mène une poignée d’irréductibles Bretons désireux de « vivre et travailler du pays ». Son premier album, « Marc’h Gouez », sort en 1976 sur le label de la coopérative. La jeune femme se distingue par une virtuosité certaine dans son jeu de harpes et une voix cristalline rappelant Joan Baez ou Vashti Bunyan, ainsi qu’une approche avant-gardiste mêlant le folklore celte aux nombreuses influences qui ont bâti son art. Du bagage classique issu de sa première formation musicale au jazz expérimental, en passant par les musiques prog et expérimentales qui se sont popularisées en France quelques années auparavant, Kristen s’inscrit dans une mouvance qui compte parmi ses rangs Malicorne, Mélusine ou Emmanuelle Parrenin. Et à une époque où l’identité bretonne est elle-même sujette à de houleux débats au sein de son pays, son approche musicale mixte ne fera pas l’unanimité, allant même jusqu’à valoir à Kristen quelques menaces de mort – et surtout, une popularité grandissante.
Au cours de sa vie, la « petite souris » se produira à peu près partout. Des fest-noz de son pays aux concerts d’improvisation jazz, dans lesquels elle se produit souvent aux côtés de Jean-François Jenny-Clark (qui partagea les scènes de Don Cherry, Steve Lacy et Keith Jarrett), elle sillonne aussi les scènes du globe, d’abord entre les mégalithes de Carnac, puis de l’Europe de l’Est jusqu’aux Antilles où elle s’installe momentanément avec son premier mari. Entre autres faits d’armes, elle signera une mise en musique du Finis Terrae de Jean Epstein sorti en 1929 et participera à la BO de « Cache Cash », signée Vladimir Cosma. En 1990, le ministère de la Culture lui commandera Kanol, une pièce mêlant musique traditionnelle et contemporaine.
Se faire exploser en plein vol
Paradoxalement, malgré sa virtuosité et sa carrière prolifique, Kristen Noguès évita le plus possible les studios, toujours déçue du rendu de sa musique une fois enregistrée. Au cours du passage des décennies, sa confiance en elle s’étiole et les tournées la fatiguent de plus en plus, elle qui aimerait se consacrer à l’enfance de sa fille. Kristen se réfugie de plus en plus dans l’alcoolisme, ce qui lui vaudra de décommander certaines scènes et de manquer la signature avec l’important label ECM. Et malgré ce qui ressemble à une certaine volonté d’auto-sabotage, la petite souris gagnera ses lettres de noblesse avec son approche libre et exaltée, menant le folklore vers de nouveaux horizons jusqu’à devenir une figure incontournable du renouveau traditionnel et qui influencera encore ses émissaires actuels (La Nòvia, France, La Tène et consorts). À l’issue d’une vie dédié à son héritage breton qu’elle souhaitait honorer autant que transcender, elle s’éteindra en 2007 d’un cancer de la langue. Un paradoxe, pour une artiste qui l’avait bien pendue.
Kristen Noguès // Marc’h Gouez // Souffle Continu, réédition parue le 9 juin 2023
https://soufflecontinurecords.bandcamp.com/album/march-gouez
1 commentaire
pardon! en ’76 on ecoutait the saints, chris bailey….