Passant la plupart de leur temps à dormir et à rêver, tels des chats, les très jeunes enfants dorment dans leurs premiers âges d’un sommeil paisible. A quoi rêvent-t-ils ? Nous ne le saurons jamais, puisqu’ils s’y promènent sans langage, sans la capacité d’en ramener le moindre souvenir sous la forme d’un mot. Tout va bien. Puis le monde entreprend de contaminer leur sommeil, leur apprenant l’angoisse. Nous voulons alors leur donner des armes pour lutter contre les dragons.
La bibliographie de la littérature enfantine consacré à l’onirisme est mince. Pour une part il s’agit de nier la réalité du rêve. Expliquer à l’enfant que ça n’existe pas. C’est pourtant une grande partie de sa vie sensible. Nous entrons alors dans des considérations sur l’être et l’étant, la matière et l’esprit, sous le regard circonspect de l’enfant. S’il l’a vu, c’est que cela a donc bien quelque matière, ne serait ce que visuelle. Des lumières qui dansent devant ses yeux. Et celles-ci ont bien plus de poids que nos propos. Nous aurons beau montrer mille fois qu’il n’y a pas de monstre sur le lit, l’enfant pense simplement qu’il attend un peu la nuit, et qu’il arrivera, le monstre.
Nous reconnaissons bien là le discours du père de Philémon, c’est à dire l’incrédule, qui sans cesse réaffirme sur l’imaginaire le poids des choses et le joug de la vie. Heureusement il y a l’oncle Félicien, qui lui est bien au courant de ce qui se tapit dans l’obscurité de la nuit. Il est l’expert en procédure, celui connaît les passages. Et le désir de retourner vers ce monde, c’est Barthélémy, le naufragé du A. Robinson du monde des lettres de l’océan Atlantique, qui de retour dans notre civilisation y redécouvre que les maisons n’y poussent pas toutes seules, et comble de l’horreur, que le travail est obligatoire. Il est le rêveur réveillé, plongé dans la mélancolie du monde, et soupirant après le sommeil et son monde rêvé. Notre monde est son cauchemar mélancolique, qu’il ne cesse de tenter de quitter. En dessin, il ressemble à Fred, bien qu’il soit habillé d’un chapeau en herbe. Quant à Philémon, il est ce grand enfant solitaire qui erre dans la lande assis sur son âne. Autrement dit un benêt, dont la seule richesse est l’innocence au rapport à l’imagination. Aucune qualité particulière si ce n’est celle d’être curieux et bien disposé à l’égard des étranges créatures qu’il rencontre au cours de ses aventures, sans peur ni préjugé.
Chaque épisode de Philémon débute de la même façon. Une maison perdue dans la campagne, point d’ancrage de toutes les aventures. Cette maison de pierre, c’est le père, et ce que fait un père, c’est qu’il gronde Philémon, sans arrêt, interrompant ses rêveries et ses jeux. Les enfants connaissent très bien ce père-là. Ensuite nous croisons Barthélémy, c’est à dire l’ennui, la mélancolie, mais surtout la nostalgie des rêves passés. Retournons jouer, c’est tellement morne ici. Il pleut toujours ici. Là encore, les enfants comprennent très bien de quoi il s’agit. Il faut donc aller voir l’oncle Félicien, maître secret des arcanes – il faut bien pouvoir faire confiance à quelqu’un. Félicien est celui qui fait lien entre les deux mondes, et ainsi peut témoigner de leur existence. Il est donc celui qui protège de la folie, le shaman, connaisseur des passages. Passages qui sont comme autant d’irruptions du rêve, de la poésie, dans le monde éveillé.
Le globe et la lorgnette, où cette dernière utilisée à l’envers permet de réduire Philémon à une petite puce pour le poser sur la lettre dessinée sur le globe (Le piano sauvage). L’énumération des latitudes et longitudes des lettres de l’atlantique, comme un jeu de bataille navale ouvrant une porte vers le second T, ou alors la corde un peu revêche devenu serpent puis fil de canne à pêche d’un braconnier de l’île des brigadiers. Et comme il est interdit d’emprunter deux fois le même passage (on ne doit pas se répéter au risque d’abolir le rêve), il faut en artiste faire fonctionner son imagination, qui seule peut faire vivre ce monde, c’est à dire le faire croître, le rendre changeant. Et ceci est le sujet du dernier ouvrage : Le train où vont les choses.
Le train où vont les choses
L’imagination, voilà ce à quoi carbure Philémon. Ces palais qui se démultiplient, les zèbres prisons, le piano sauvage, le bateau ivrogne : autant d’images qui sont devenus pour ses lecteurs comme autant de réminiscences oniriques communes, un rêve partagé, échappé de l’enfance. Souvenirs commun du monde des lettres de l’Atlantique, monde onirique persistant que l’on peut à loisir parcourir, raconter et transmettre.
Vous n’êtes pas sans savoir que Fred est mort le 2 avril 2013. Le premier avril, cela eut été drôle mais il n’était plus d’humeur à faire des blagues. Le train où vont les choses, sorti en février, sera donc le dernier album de Philémon, celui qui boucle la boucle. Un album particulier, “moche dans les images” a dit mon fils. Pas un album comme les autres en effet. Ici, la lokoappates est en panne. L’imaginaire est à bout de souffle. Çà fuit de partout, on ne même pas respirer. Tout – ou presque – se passe dans la lande, tout prêt de la maison. Fred est en rade, là bas, embourbée, dépressif et malade et c’est à Philémon qu’il demande de l’aide. Ici le mécanisme est montré à nue, la métaphore est minimal et brode autour d’une de ces locutions vides de sens qu’il affectionne : au “train où vont les choses”. Vide de sens donc capable d’avaler le langage entier, d’en exprimer l’indicible. La locomotive qui tire “le train où vont les choses” est en panne, et “c’est grave, très grave”. “Car si le train où vont les choses est immobilisé, alors les choses ne vont plus où elle devrait aller, tout est perturbé, disloqué” dit Félicien. Nous sommes toujours au bord du point de rupture. L’imagination se confond avec la vie.
C’est la folie qui guette Fred, qui lui même fera des passages par l’hôpital psychiatrique. Avant que ne s’ajoute à cela des problèmes cardiaques. Et pourtant il suffit d’imaginer, dit Félicien : imaginer un tunnel imaginaire, tout simplement, et la féerie reprend, poussivement, avec toutes les peines du monde pour faire apparaître une simple lampe, qui n’a même plus de pile. Puis nous rencontrons une dame araignée qui cherche son dictionnaire à rimes, et nous sommes toujours dans ce monde dont ne sait s’il faut s’en amuser ou s’en effrayer. Elle est laide cette araignée, alors “tournons la page et filons”. En bas à droite une page cornée est dessinée, et les personnages se faufilent derrière. Qu’apprenons nous de ce simple passage, et qui est si essentiel pour les enfants ? Que le rêve peut se malaxer, et qu’il ne faut pas en avoir peur, puisque nous pouvons apprendre à nous y faufiler sans peine, selon notre bon plaisir, simplement grâce à l’imagination.
La lokoapattes est passé cette fois ci, mais la voilà à nouveau en rade au beau milieu de l’océan atlantique, sous les feux de son double coucher de soleils. Elle est à bout d’imagination. Alors c’est Philémon lui même qui prend le relais. Mais personnage de papier, il n’a pas d’imagination en propre, il ne connaît que sa propre histoire. Qu’il commence à raconter, ce sont les premières pages du “Naufragé du A”, ce par quoi tout a commencé. A ce moment là, Fred lui même est à l’hôpital, incapable de dessiner. Nous revoyons alors ces quelques premières planches. Le père de Philémon qui lui demande d’aller chercher de l’eau au puits. La découverte de bouteille à la mer et de leurs messages de détresse. Et ces cases prennent, raconté par Philémon à Fred, Lokoapattes en rade, un sens nouveau, plus sombre. Ces bouteilles à la mer, appels à l’aide désespéré. Fred en rêveur mélancolique, incapable de supporter le monde tel qu’il va, envoyant des messages de détresse à l’enfant qu’il a été. Et la chute dans le puits, scène de noyade inaugurale, premier passage vers le monde des lettres, ressemble de plus en plus à la mort. “Bon sang, je suis entraîné vers le fond”… “Impossible de remonter”…”le souffle me manque, de l’air, de…”.
Fred souffrait d’une maladie cardiaque. Son coeur était incapable de pomper l’eau qui noyait ses poumons. Voir cette double page de Philémon se noyant dans le puits, scène inaugurale, suppliant “de l’air, de l’air” de plus en plus faiblement est horriblement bouleversant. Puis cette double page sur le monde des lettres de l’océan atlantique. Le rêve s’est confondu avec la mort.
J’ai croisé Fred une fois, il était déjà très malade. Il a quand même pris la peine de me dédicacer la Montagne magique de Thomas Mann, seul livre que j’avais sous la main ce jour là. Je n’avais rien de spécial à lui dire, si ce n’est que j’aimais ses livres. Je lui parlais de critiques aquatiques et de château suspendu. Il a été surpris de croiser ici quelqu’un qui connaissait Philémon, peut être avait il l’impression après toutes ces années d’avoir été oublié. Il n’a pas eu le droit à une adaptation cinématographique par Thomas Langman, avec Alain Chabat dans le rôle de l’âne et Depardieu dans le rôle d’Hector. Ni de reconstitution 3D laide par Steven Spielberg. Son imagination, heureusement, échappera toujours à la pesanteur des accessoiristes et décorateurs. Un homme seul et son crayon, la grâce du dessin et la liberté de l’imagination.
2 commentaires
Parmi toutes les BD de cette tres fertile période ‘Philemon etait (et demeure) la plus etrange et la plus gracieuse de toute.
je l ai lu tout gamin, et la poesie de ses dessins subsiste…c est dire
« Un homme qui reve gagne toujours »
jacques B de la mancha.
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