Avis : Fluide Glacial n'est plus la référence en presse BD, son petit frère Fluide Point G lui aurait même ravi la couronne. Encore que 'petite sœur' serait d'ailleurs plus juste vu le cœur de cible... Et le pire, c'est que c'est peut-être tout à fait justifié.

Faites le test vous-même. Entrez chez le buraliste le plus proche, commandez un paquet de Vogue menthol – ou de 100’s tant que vous jouez la carte de la coquetterie – et lâchez laconiquement : « je vais prendre Fluide aussi. » Une chance sur deux pour que le barbu en boléro gris vous ajoute Fluide G sur le comptoir. Au mieux il vous demandera « lequel ? » d’une voix de basset des Ardennes qui confirmera d’une part que ce prolo n’aurait même pas pu chanter dans un groupe new wave s’il y en avait eu dans les Ardennes (à part Emile Louis & Image j’vois pas). Il vous dira aussi que les chiens les plus courts sur pattes peuvent être enroués bien qu’ils soient d’excellents chasseurs, mais surtout – et c’est ce qui nous préoccupe – que des deux magazines Fluide édités par la maison AUDIE [1], celui qui doit la vie à Marcel Gotlib et Jacques Diament a pris du plomb dans l’aile. Pas très surprenant, en fait : vous-même avez arrêté de l’acheter le jour où se taper trois heures de train pour laver votre linge n’était plus nécessaire. Adieu rigolade convenue. Parce que si Fluide Glacial a pu incarner le renouveau de la BD, c’était il y a un moment ! Récapitulatif à l’intention des oublieux.

À sa création en 1975, Fluide était ce que la génération post-68 avait de mieux à offrir et « l’imagination au pouvoir » pourrait être le sous-titre de Debiloff Profondikum d’Edika. Avec les années 80 vient la concurrence et donc l’exigence. Goossens magnifie les dialogues du non-sens ; Blutch dégomme le récit séquentiel (les cases, la mise en page). Dans les nineties, les revues plient bagages, Larcenet est entré, quelques fanzineux aussi, puis des caricaturistes politisants. Larcenet est ressorti. Blutch était déjà loin. À mi-parcours, Gotlib vend la boîte à Flammarion et se retire. Après ? On fait mal la différence entre l’humour Fluide et celui de ses concurrents de supermarchés (Little Kevin est finalement moins drôle que Joe Bar Team). Si sa ligne gaucho ne le rapprochait pas si souvent de Charlie Hebdo, ce serait plutôt dans le Psikopat qu’on découvrirait la meilleure BD d’humour. Mais plus chez Fluide, ça c’est sûr.

Il y a quelque chose de pourri au royaume de l’umour & la bandessiné

Même le nom est vieillot. Ce gadget de mauvais goût qu’on n’achète que dans les désuètes boutiques de farces & attrapes aurait dû disparaître. Après l’esprit et le succès, c’est l’argent qui vient à manquer : les redac’ chefs se succèdent, on passe en couleur… C’était ça ou foutre sur eBay la moustache de Frémion [2]. La fuite des cerveaux profita aux revues des éditeurs indépendants (Lapin, Jade, Ferraille…) ; personne n’était payé mais on y faisait de vrais belles choses. Haaa c’était sans doute très chouette comme fête les copains, on a refait le monde, tout ça, mais vient le moment où l’on a envie de rentrer et de manger un truc chaud. Problème : la BD ne fait plus vivre. Adieu prise de risques (un euphémisme confirmé par le tribunal de commerce en charge des liquidations), bonjour rigolade ciblée.

Les places d’illustrateur chez Tchoupi ou Petites Sorcières ne se cèdent qu’à la mort ou contre un contrat pour une série en six tomes chez Delcourt avec avance sur droits. Un état des lieux commun (ami des calembours, bonjour) dans le marché de la culture et de l’entertainment, qui explique autant la multiplication des blogs que le nombre de graphistes autoentrepreneurs enregistrés à l’URSSAF. Les mêmes qui transpirent chaque mois pour réussir à placer qui une planche, qui une illustration, dans le dernier canard d’humour qui paye encore, j’ai nommé… Fluide Glacial. Oui. C’est ça ou dessiner des armures pour des bombasses anatomiquement difformes chez Lanfeust Mag. À moins qu’il n’y ait une troisième voie ?

Girls ! girls ! girls !

Question de rapidité, tous à vos buzzers : quelle presse a toujours fait du fric sans jamais pâlir de mauvaise réputation ? Bingo ! La presse féminine. D’autant que, c’est bien foutu, les blogs BD ont révélé des tas de dessinatrices. Et bankables pour certaines [3]. Écoutez ça : le vivier est là, prêt à bosser pour faire taire le proprio un mois de plus ; les lectrices existent enfin, elles sont même déjà fidélisées (job fait en amont par les blogueuses). Alors bon, arrêtez-moi si je dis une bêtise, chers associés, mais… et si on lançait un féminin fait par des dessinatrices BD ? Attention, loin de moi l’idée d’effrayer le conseil d’administration avec des illustratrices à triples-foyers décrivant leur macaron préféré. Pas non plus de pleurnicheries mièvres à rendre jaloux Guillaume Musso [4] racontées en quatre planches mal photoshoppées. Non non, il faut garder le ton de Fluide. L’impertinence. Le croche-pied  Prendre très au sérieux la vanité. Faire un vrai féminin, pas une bête parodie dessinée.

Et sur ce coup-là, Fluide Glacial joue toute la gamme : tendances mode, conseils shopping et fringologie, sexo, psycho, et même un string en cadeau pour tout abonnement. Maquillée comme une voiture volée, la maquette est moderne, colorée, avec des listes et des tops 5 comme on les aime. En fait, à part quelques raccords qui trahissent l’équipe minimale bossant nuitamment, la forme a tout d’une grande, avec même un shoot photo stylisme qui claque sa race. Et, surtout, tout cela regorge de vannes du meilleur esprit. Morceaux choisis : dans les conseils shopping pour devenir une princesse, un balai à 15,90 € « moins cher qu’un cours de maintien » ; profession de BHL ? « Prix Nobel amateur ». C’est plus de la presse, c’est du catfight. Il y a même de délicates fiches culture résumant aussi bien les règles du golf ou l’œuvre de Marc Levy. Car le foutage de gueule et le remplissage de tête se mêlent agréablement, ça inspire le respect. Dont acte, cette transposition de citations  d’auteurs classiques (Montherlant, La Bruyère) en tweets.

@valtrierweiller C’est une grande misère que de n’avoir pas assez d’esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire.

En fait, imaginez un magazine réalisé par des gens habitués à ce que leurs délires prennent vie en trois coups de palette graphique. Résultat, mine de rien on réinvente le rapport de la presse et du dessin, comme les newsmags et journaux l’ont abandonné il y a quarante ans. Initialement conçu comme un hors-série Glamour (comprendre « sexe »), Fluide surprend positivement, essentiellement grâce à sa rédactrice en chef, Anaïs Vanel, et à l’excellente Maïa Mazaurette qui ne mouille pas ici sa première culotte. Bien connue des lecteurs de GQ et Cramouillologue de garde chez Fluctuat.net un temps, l’auteure de l’excellent Nos amis les hommes – ses mémoires de plans culs foireux estudiantins en école de journalisme – signe les meilleures pages, avec notamment la sexualité de Game of Thrones expliquée à tous, et un pamphlet pour le retour du mariage de raison. Jugez vous-même : « La passion n’est tout simplement pas rentable, et de toute façon, ce soir, on est fatiguées. Il paraît beaucoup plus sérieux, avant que l’euro ne se ramasse une nouvelle fois la tête, de revenir au combo mariage + infidélité. (…) Soyons raisonnables, les gens de bonne famille se sont entre-baisés comme des grilles de mots croisés pendant des siècles sans que personne n’y trouve rien à redire. C’est une stratégie win-win. » Quoi de plus féminin que l’audace ?

Au bout de dix numéros, Fluide Glacial (on devrait dire Fluide Point Gé, mais bon) se révèle aujourd’hui un excellent palliatif à l’appli VDM et toujours sans pub. Là où le bât (résille ?) blesse, c’est étrangement la BD. Si les illustrations varient, les strips et planches sont molles et prévisibles. Je passe sur le fait de se vanter des productions de Pénélope Bagieu (un agenda !), moi qui n’ai même jamais aimé Boulet, mais j’ai vu là du Pochep, ici du James et une rubrique de Hervé Bourhis. Le haut du panier, certes, mais quand même. Alors quoi, un manque d’ambition du canard ? Blâmons plutôt les auteurs : le meilleur de leurs productions alimentant encore plutôt les prestigieux dinosaures de l’humour que ce vrai magazine abandonnant le sacerdoce de la prépublication. À moins que ce soit une bête question de gènes ? Les miens ! Déjà que je ne supporte pas Arthur de Pins, ce ‘Littlest Pet Shop’ de la BD…

Ce que femme veut…

Concluons, car cela va être l’heure de Secret Story. Tiré à 90 000 exemplaires, le canard (vibrant ?) en vend près de la moitié, réussit son pari éditorial, et remplume son vieux coq. Le conseil d’administration peut rentrer content ce soir. Fluide Glacial, lui, n’est plus le fer de lance d’antan mais il fait bouffer ses valeureux travailleurs de la 3e génération de la BD (blogueurs et indés). Tant pis, tant mieux. Enfin, faut il acheter Fluide G ? Well, aucune idée sur le long terme, mais je garantis qu’il faut suivre ses auteures et guetter leurs prochaines publications. Amis éditeurs, faites votre boulot.


[1] A.U.D.I.E. : Amusement Umour Divertissement Illarité Et-toutes-ces-sortes-de-choses. Sic !

[2] Yves Frémion : écrivain pilier de Fluide Glacial à la plume inoxydable après 30 ans au service du calembour.

[3] NDR : les pires, si vous voulez mon avis.
[4] Écrivain (?) concurrent de Marc Levy dans le cœur des amatrices de posters de poulains, dauphins, et autres chatons dans des paniers tressés.

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