A la fin de la projection presse, quelques applaudissements. Et puis cette paresse qui pousse à enfourner dans la rubrique Tendance n’importe quel pitch qui sonne bien. FrenchTouchDaftPunkHansenLove. Eden donc qui démarre sa promo sur un air de panique : un petit malin qui shazame la B.O. lors de la première grosse projection du film au festival de Toronto puis la balance sur Spotify. Non seulement rien n’est encore complètement calé sur le reversement des droits mais, en plus, la playlist ne présente pas les bonnes versions. Vous vous étiez endormi un peu avant l‘an 2000, alors bienvenue en 2014. Les téléphones vibrent de partout, les prix flambent. On va jusqu’à parler de la somme d’un million de quelque chose jusqu’à ce que les seigneurs Daft Punk sortent du bois pour imposer un deal au forfait de base auquel tout le monde finit par se plier. C’est quand même beau une France socialiste non ?
Surtout lorsque l’on veut écrire un film entre documentaire et fiction qui aurait pour ambition d’éclairer un épisode de l’histoire nationale, celle de sa musique et de ses acteurs. Même si très vite on comprend que non, l’attention obsessionnelle aux détails qui va bien au delà de la simple reconstitution (Sven finit par s’accrocher un peu avec la costumière) est plutôt conçu pour cristalliser des sentiments et finir par décrire le bout d’un chemin, d’une manière de vivre (Mia). Docu-fiction non identifié, biopic sans véritables célébrités, Eden c’est cool mais c’est quand même beaucoup de bruit promotionnel pour une histoire qui soit dit en passant n’intéresse pas tant de monde que ça (« Sven Love oui ça me dit quelque chose… » Entendu chez Agnès B, fin octobre).
L’ambiance ? Du neo-vintage d’archivistes qui visent l’exactitude dans un monde où justement –témoignage documentaire oblige – personne ne sort du lot tant c’est l’effet de masse qui prime. Eden, c’est donc un film qui témoigne d’une période à la fois insouciante et tragique, et qui sans le dire traite des grandes années du sida, de ce choc frontal des années 1994-1998 qui très clairement menaçait les sociétés occidentales de l’intérieur (« I didn’t mean to kill the groove » chantait-on à l’époque – Double K, When you touch me) Alors que la jeunesse d’Eden commence à ôter ses vêtements, le virus résistant à tout traitement progresse mécaniquement sur tous les fronts de la population la plus baiseuse en provoquant ce fameux sentiment de mélancolie sur le dancefloor, ce crépitement esthétique à la fois fugace et fulgurant dont le film veut rendre compte dans cette proto-histoire d’un être ensemble et de l’insignifiance du bonheur.
« Ils surgissent un beau jour du néant et y retournent après avoir brillé de quelques paillettes. Reines de beauté. Gigolos. Papillons. La plupart d’entre eux, même de leur vivant, n’avaient pas plus de consistance qu’une vapeur qui ne se condensera jamais (« Rue des boutiques obscures », Modiano)
C’est le 9 octobre, le jour de l’annonce de l’attribution du prix Nobel de littérature à Patrick Modiano que je rencontre Sven pour la première fois (cheveux coupés stricts juste au dessus des oreilles, look camouflage de marcheur urbain, pièces de fashionita discrètement portées). Le DJ tel qu’en lui même, utile doublure se tenant en retrait de la grande Histoire comme Modiano se tient en bordure des grands récits. L’écrivain et le DJ, deux amateurs de musicalité et de répétition, deux être silencieux que cherchent aujourd’hui à incarner Sven Love. Modiano, lui, ne fait que passer par ici mais j’y ai quand même vu un signe qui se confirmera par la suite ; Mia étant très fan de l’écrivain et Olivier Assayas, son compagnon, étant un ami, on peut imaginer une réelle proximité même si c’est surtout l’esthétique et le dispositif identitaire qui font le voisinage : cette volonté délibérée de laisser une place au flou et de capter une jeunesse un peu arriérée sur laquelle on finit par avoir un vrai doute. Etait-ce vraiment moi et que suis je devenu ? A quoi puis je prétendre aujourd’hui après avoir été celui que je n’étais pas ?
Aux prises avec des journalistes certes admiratifs mais toujours un peu suspicieux, Sven doit répondre à d’autres questions et d’abord, comment peut-on être à la fois célèbre et finalement ordinaire ? Pourquoi faire ce film maintenant, pourquoi en avoir écrit le scénario ? Alors ça dépendra des jours tant chez ce Sven, il y a d’abord un esprit cartésien, fondamentalement pessimiste qui sait bien que « ça risque de mal finir » Et en même temps, toujours, une note de fraîcheur, un sursaut de nouveauté qui l’incite par exemple à sauter en parachute au Vénézuela au pied levée. Sans doute a-t-il comme il le dit, « des théories sur tout », mais pas vraiment d’explications générales. Reste donc ces gestes sur laquelle on peut encore s’entendre ; les mains posés sur le vinyle puis le règlage des BPM sur les platines CD.
Studio Redbull
Au studio RedBull, on le suit en train de faire sa petite cuisine, le mix que l’on entend sur la page Facebook du film, ce moment de l’enregistrement, passerelle entre l’art du DJ et celui du producteur qui fait basculer dans ce qu’il appelle une «petite tricherie » c’est-à-dire un mix qui n’est pas un live. C’est quand même pas pareil… Dans la bulle du studio, rue du mail, je le vois sourire de ce petit manège technique. C’est quelque chose qu’il sait bien faire et qui l’amuse toujours ; le projet de faire danser les gens ; et c’est peut être ce que les frère et sœur Hansen Love ont su le mieux partager dans cette écriture à quatre mains : jouer avec le cinéma et la musique sachant que Sven a laissé tomber ce qu’il appelle une carrière de musicien pour se consacrer et se former à l’écriture de scénario. Et qu’il débute donc avec le récit de son parcours, autorisant l’équipe du film à utiliser son propre appartement pour matérialiser celui du héros (le vrai appartement d’Eden, là où tout s’est à peu près déroulé), laissant le script le déshabiller de son histoire jusqu’à un point limite où il menace quand même de débrancher (sa liaison avec le personnage joué par Golshifteh Farahani). Vertige du double avec Paul/Felix de Givry et cette position d’impétrant dans l’ombre d’une sœur, cinéaste confirmée, à la fois cadette et aînée, parfaitement éveillée sur la question de la musique et des sentiments, de la musique et de son rôle dans le scénario d’un film.
Heureusement pour lui, Sven possède cette armure psychique qui lui permet de surplomber les évènements et sans doute de mieux juger de ce que pourrait devenir un vrai problème. Misanthrope ? Peut être, ou plutôt l’un de ces cowboys solitaires qui disent Baby… qui en ont bavé et qui se laissent illuminer soudain par une little girl bien faite qui souvent n’a l’air de rien (Louisville/Felicia Atkinson/la souterraine bien sûr). Un monde globalement introverti où la musique fait l’effet d’un fluide comme dans cette scène durant laquelle Paul demande à sa sœur de lui retrouver les trois accords qu’il a en tête, ce qu’elle fait très vite sur le piano. Scène d’innocence pure, les deux ados n’imaginant pas une seconde que dans cet échange tout bête se jouent les prémisses de ce va devenir la pop music vingt ans plus tard : une « mélo » qu’un beat boxer met en boite et malaxe jusqu’au hit. Thooka whompa whomp pish pish pish, la musique se met à ressembler à ça » écrit John Seabrook dans The song machine (1), tout ce que le R’n’B a réinventé en moins d’une décennie sous les parasols VIP d’un chant des machines surgit vingt ans plus tôt.
Avant 1996, avant « Da funk » le premier Daft Punk qui sort de l’underground, l’Eden, c’est encore la fraîcheur d’une House music à la fois prolo (Chicago) et friquée (New York) d’où émerge ce fameux courant « Garage » dont il est question ici. Jazz, gospel ; la base mentale de Sven c’est peut être Cole Porter – surfaces rythmiques circonscrites et profondeur mélodique infini. Digne rejeton de deux profs de philo dont l’un est notamment connu pour un manuel de référence. « La philosophie de A à Z », façon de dire que l’espace de la pensée de la Love family est déjà bien quadrillé et qu’il va falloir se battre pour trouver un peu d’originalité. En farfouillant un peu, on se dit que l’on va peut être trouver le sous-texte dans ses photos persos ; cette zone de flottement qui succède à la chute libre du saut en parachute vêtu d’un short trouvé dans la fashioniste boutique de l’Eclaireur à Paris. Où, encore, celle où il se fait shooter dans l’ombre, au pied d’une énorme affiche du film parce que là, c’est vraiment drôle. Ou , enfin ,cette dernière aux platines, regard de biais avec Tee-shirt griffé d’un « When it’s over » clairement mélancolique. La musique envisagée comme une forme de stupeur. Addiction/répétition, image d’un bout de bois que l’on taille sans trouver la force mentale de s’arrêter à temps ; comme si affuter la playlist du moment menait à son propre épuisement.
Plus disert le soir, entre deux sessions de ces promos itératives qui visent les aveux (« pourquoi n’êtes-vous pas aussi célèbre que Daft Punk, est-ce parce que vous n’avez pas le talent suffisant ? ») il parle de son enfance avec gourmandise, et d’un voyage à travers les Etat-Unis à rouler de parcs en parcs et se réveiller avec les écureuils. L’Eden ou le souvenir que l’on partagera longtemps bien après que la famille se soit dispersée dans cette banalité post-soixant’huitarde de séparation, de colère et de pardon ; une grand-mère avec qui l’on dîne en fin de semaine et les cousinades joyeuses de la tribu Hansen Love. Des petits moments auxquels on finit sincèrement par s’accrocher et qui agrémentent cette quête d’autorat qui va toujours privilégier l’impression plutôt que la démonstration. « Mon seul pays ce sont des lieux, des moments, des rues, des visages ou des livres que je porte en moi » écrivait le chilien Roberto Bolano, qui compte sans doute parmi ses auteurs préférés.
Ecrire donc, ou sinon rester encore « dans le café de la jeunesse perdue » en gommant la possibilité d’un futur, d’un âge plus avancé. Rester littéralement dans la musique comme l’explique Mia, la réalisatrice: « le DJ au départ était au sol, mélangé à la foule… Et puis quelques années plus tard, il se trouve en hauteur ; arraché aux danseurs et érigé en star… C’est quelque chose qui résume bien l’évolution de ce statut vers la starification, mais aussi l’isolement qui peut aller avec » (avec Julien Gester, Libération). C’est peut être d’un refus de la gloire dont il s’agit au fond avec Sven, « le héros un peu loose d’Eden » comme l’écrit Illimité, le magazine des cinémas UGC.
La télé c’est le diable
Héros très ordinaire qui baisse les yeux pour éviter la claque de la hype et s’emploie à surjouer la modestie dans les moments biographiques de promotion ; il ne pas fait pas la gueule non mais il reste neutre, jamais trop apprêté et si possible un peu endormi. Pas de Facebook évidemment, pas de salamalec de VIP à la dérive. Plutôt toujours en retrait comme cet autre soir, penché sur une sangria au Culture Rapide pendant un lit up de poésie anglo-saxonne sous l’œil de la caméra un peu torve de Canal Plus. Autour, des filles comme des fruits rouges que l’on a envie de prendre à pleine bouche en fermant les yeux. Le rêve que l’on pourrait être un peu célèbre sans se voir reproché de ne l’être pas assez. « La télé c’est le diable » finit par lâcher l’ami Love (prononcé en fait « leuve » à cause du trait sur le O et pas du tout Love à l’américaine. Sven Love c’est Sven Dupont en scandinavie). Ici, il y a le plaisir de se fondre dans une petite bande d’écrivains qui gravitent autour d’une revue dans laquelle justement il a publié quelques Short stories (un ironique « Métier d’avenir ») Ici, dans la nuit d’un Belleville joyeux et fauché, se matérialise peut être une nouvelle vie où le DJ pourrait écrire quelque chose qui reste Lui qui travaille ses textes en les lisant à haute voix, sculptant la prose à travers sa voix, matérialisant ainsi une sorte de refoulé du djiing où il est surtout question de se taire et d’aller chercher ailleurs et loin de soi ses fameuses voix qui scellent le destin d’une production (trouver la chanteuse, l’enregistrer et finir par se ruiner pour l’amour de l’art). Ici avant de repartir (on entend presque les Hands of time de la Groove Armada), j’en serais presque à reconsidérer ce que l’on appelle l’échec professionnel de Sven comme un geste de résistance malheureusement trop énorme pour ne pas nourrir l’angoisse de la perdition. Résistance de la noblesse de l’amateur contre la morgue du professionnel ; résistance à ne pas devenir producteur et encore moins ghost producteur ; en refusant d’évoluer musicalement, en écartant l’idée même de création au profil d’un deejayisme de proximité. Modiano encore : « Je verrais enfin ce que j’essayais de voir derrière le sourire et les yeux clairs… : une tête brûlée » (Remise de peine).
Ni Caribou ni Guetta
« Le vrai DJ ce n’est ni Caribou ni David Guetta », finit-il par expliquer dans cette façon typique d’élever la voix et de se dégager de cette espèce de raclement métaphysique dans lequel il semble baigner par intermittence. « Le vrai DJ c’est le mec qui s’éclate dans un bar même si il est mal payé, même si il va falloir traîner jusqu’à pas d’heure pour attendre son argent … Parce qu’il aime trop ça, il est passionné ». Le sujet qui plane autour d’Eden c’est celui de comprendre ce qui peut bien se passer après l’extinction de cette passion ; ce sentiment de désincarnation lorsqu’on joue pour un cachet auquel il manque un zéro. Ce semi-anonymat, cette peur de ne pas être reconnu mais aussi de l’être un peu trop … ce micro-stress arrivé au stand VIP de Pitchfork en réalisant que l’on a pas de carte d’identité et que du coup, l’accès pourrait être compliqué (Mais là non ; évidemment non…).
Aussi cette façon d’être dans la musique sans y être, de tenter une sortie tout en gardant une main sur la platine avec cette énergie maniaque dépensée pour une bande-son qui révèle la géniale évidence de son sujet (l’étonnante funkitude de Make a living –the African dream- le beat Hula hoop de Sweet music – Terry Hunter) . Est-ce parce que l’EDM tourne aujourd’hui en rond au point de saouler les big clowns d’ibiza ( les Calvin Harris, les Pete Tong) que l’on finit par redécouvrir les parrains de la house, Frankie Knuckles, Larry Heard et autre Tony Humphrie ? La grâce de cette BO, c’est peut être d’inciter à un tournant vers un certain réconfort mélodique ; une production qui gambade fiévreusement parmi les boites à rythmes old school, Rolland 808 et 809. Par moment, on a même l’impression d’entendre de vraies batteries. Aussi, tentons une hypothèse ; n’est-ce pas « Random access memory » qui dans sa déflagration impérative de quadras pousse la house sur le chemin d’une pop glam et sophistiquée, enterrant au passage la petite gueguerre qui opposa longtemps un Thomas Bangalter à Sven Love au sujet des mérites respectifs de la house de New York et celle de Chicago ? N’est-ce pas une espèce de cessez le feu qui rend Eden autant groovy et fait de 2014 l‘année de la réconciliation, l’année zéro d’une maturité électronique qui sait capter la mélancolie du temps qui passe et cette sourde inconsistance qui fait la matière de son prix Nobel de littérature (un art de la mémoire avec lequel on évoque les destinées humaines les plus insaisissables comme il est précisé à l’adresse de Modiano).
Le film tout entier pourrait ainsi tenir dans Within, l’un des morceaux les plus touchants de « Random access memory » … A la fin d’Eden, le héros retrouve d’ailleurs les Daft Punk au Silencio qui le regardent d’un air bizarre (c’est maintenant ? C’était hier ?) C’est drôle je connais cette fille aux platines mais je n’arrive pas à retrouver son nom, raconte Paul/Sven sur le ton de la blague. C’est drôle Sven : finalement tu es toujours là. Comme dit encore son cousin pour résumer l’histoire : « c’est un bon film, même si le héros ne meurt pas à la fin ».
(1) « The song machine », The New Yorker 2012, traduit en français pour le numéro deux de la revue Audimat, 2014.
3 commentaires
J’ai vu le film, et franchement, au delà de tous les blablas de journaleux, on ne peut pas dire qu’il soit bon (pourtant, je l’ai attendu ce film sur la musique électronique en France, et j’aurais tant aimé qu’il corresponde à ma génération… Je reporte tous mes espoirs sur celui de Laurent Garnier…). Ok, il documente sur cette période bénie, celle ou tout paraissait possible pour certains, mais le scénario est inexistant, tout comme le jeu de certains acteurs (dont paul/Felix de givry qui a le charisme d’une huitre : nan mais sérieux, faire reposer tout le film sur lui, c’est du suicide! Il n’y a que les acteurs qui jouent Arnaud (le gars qui joue David Blot, et non pas le gars que joue David Blot) et celui qui joue mathias Cousin qui s’en sortent (il se suicide…ah ok. Pourquoi? on n’en saura rien…).
La musique est bien, sans être folle non plus : passer 5 morceaux des daft, je veux bien, mais même s’ils étaient très présents à cette période, ce n’étaient pas les seuls… bref, ça m’a paru un peu facile…
J’ai vécu ces fêtes, les raves, les respects, les cheers, ça m’a donc parlé. Je me suis quand même emmerdé. On ne ressens pas la fête de l’intérieur. Que dire de ceux qui n’y étaient pas? qui n’ont pas vécu ces fêtes? qui ne vont pas capter « on tiens, je l’ai ce flyer », « oh, les photos d’Agnès Dahan », « roooh, je me souviens de cette banderole Rave Age », « mais c’est pas le Queen, mais la loco, cette salle », « mdr les daft qui se font recaler en boite ! » ? : bref, tout ceux à qui les petits détails ne feront ni chaud ni froid : il leur reste que l’histoire. Soit vraiment pas grand chose.
Ce qui est encore plus triste, c’est que ce film sera peut être le testament de cette période… ben ça donne vraiment pas envie.
mais je crois que cet effet de tristesse que je ressens aussi vient du fait que le film traite d’une matière qui n’est pas assez vintage pour subir le traitement du souvenir d’où cette impression de demie fake, de pas vraiment juste (on ne sait pas trop si l’on doit dire prématuré ou avorton) … peut être que les auteurs se sont fait avoir par leur matière. Reste la scène d’ouverture et le final vraiment réussies à mon sens.